French Journal For Media Research

Hélène Romeyer, Maria Holubowicz, Alexander Kondratov et Pierre Munsch

Les pratiques professionnelles des journalistes : regards croisés

Résumé

Le regard porté sur les pratiques professionnelles des représentants des professions « connexes » au journalisme, avec qui les journalistes sont amenés à interagir au quotidien, souvent au prix de leur autonomie, amène inéluctablement à la remise en question des discours que la profession journalistique tient sur elle-même. En effet, l’étude des pratiques des chargés de communication, des documentalistes, des éditeurs web montre que ceux-ci disposent des compétences et des savoir-faire qui deviennent de plus en plus indispensables aux journalistes mais que ces derniers tardent à maîtriser.
En plus, ces professionnels de la communication, du numérique, etc., issus des champs à la professionnalisation croissante, empiètent de plus en plus sur les compétences considérées jusqu’à maintenant comme spécifiques au journalisme. Ce constat nous conduit à nous interroger sur la pertinence de la notion de « technicité  intellectuelle » qui serait propre à la pratique journalistique, d’autant plus que différents travaux sur la professionnalisation et les professions montrent clairement qu’il existe tout un ensemble de professions « à pratique prudentielle » où la subjectivité et la solution des problèmes au cas par cas l’emporte sur les routines professionnelles et l’utilisation des savoir-faire normalisés.

Abstract

The focus on the professional practices of representatives of the professions "connected" with journalism, and with which journalists interact daily, often at the cost of their autonomy, leads inevitably to questioning of the speech professional discourses that the journalistic profession has on itself. Indeed, the study of the practices of communication managers, information officers, and the internet content manager shows that they have skills and expertise that are becoming more and more essential for journalists but these are slow to master them.

In addition, these professionals of the fields of communication, of digital technology and so on, characterized by the growing professionalization, encroach more and more on the skills considered until now as specific to journalism. This leads us to question the relevance of the concept of "intellectual technicality" that would be suitable for the practice of journalism, especially as different studies on the professionnalization and the various professional occupations clearly show that there is a whole range of professions adopting a "prudential practice" where subjectivity and solving problems on a case-by- case basis outweighs the professional routines and the use of normalized knowledge.

Full text

Introduction

1De nombreux travaux ont été consacrés aux pratiques journalistiques, que ce soit pour en souligner la singularité, pour envisager leur évolution, ou encore analyser le rôle identitaire de ces pratiques pour une profession cherchant sans cesse à se démarquer. Néanmoins, ces recherches ne sont pas ou peu parvenues à dépasser le cadre des métadiscours et des normes imposés par les professionnels du champ. Le discours des journalistes sur eux-mêmes, sur leur profession, sur leur rôle dans la société ou bien encore quant à la défense de leurs prérogatives est extrêmement vif et prégnant d'une part et alimentent une forme d'autodéfinition d'autre part poussant les autres professions à se définir par rapport à eux, et presque parfois en négatif des pratiques journalistiques. Ce postulat de l'étalon journalistique en matière de pratiques professionnelles irradie jusqu'aux chercheurs eux-mêmes puisque la plupart d'entre eux en font le point de départ de leurs analyses. Ainsi Rémy Rieffel fait le constat que

« Les études et les recherches (...) mettent toutes l’accent sur les profondes transformations qui affectent la profession. Les diagnostics, à tonalité critique, sont en effet globalement convergents (...) Le journalisme serait en crise et confronté à des risques d’éclatement ou de dilution...1»

2L'originalité de notre étude est de partir justement de ces autres professions : quelle est l'opinion des professions travaillant avec les journalistes sur les pratiques de ces derniers ? Et au-delà, quelles sont les réalités des interactions entre ces différentes professions ? Certains de ces autres acteurs interviennent dans le champ journalistique, certains appartiennent aux autres champs ou essaient de construire un groupe professionnel à côté du groupe des journalistes. Plus que des interactions, nous mettons en avant des formes d'ajustements réciproques. Dans les relations entre journalistes et autres professionnels, il semblerait ainsi que des stratégies de conquête de territoire, de relégitimation et de rationalisation soient à l'œuvre. Les enjeux soulevés sont importants puisque se posent des questions sur le contrôle de l'information et la manière dont les rapports de pouvoir (même symboliques) se reconfigurent. L'idée centrale est non seulement de vérifier que le discours courant, selon lequel les autres professions emprunteraient des techniques à celles du journalisme est obsolète, mais bien plus, d'appréhender dans quelle(s) mesure(s) les journalistes ne seraient pas contraints aujourd'hui de s'ajuster à des compétences qu'ils ont pour une part ignorées volontairement et qui ont émergé d’autre part de mutations techniques, économiques, et/ou socioprofessionnelles.

3Ainsi, lorsque dans la première moitié du XXème siècle, le journalisme se construit autour de la définition puis de la défense de son identité professionnelle et la revendication d’un statut, les métiers de la communication ne se sont pas encore professionnalisés et n’ont même pas tous émergés. Dès lors, durant plusieurs décennies, le journalisme tient un discours surplombants vis-à-vis des métiers de la communication, de l’informatique, de la documentation, etc. Un fort discours de démarcation (parfois de rejet) se développe au fil des décennies de la part de journalistes cherchant encore et toujours à délimiter leur profession. Toutefois, depuis le milieu des années 1980 (en France), un processus de professionnalisation des métiers de la communication, que ce soit les relations publiques, la communication politique, le marketing, le graphisme, les relations presse, etc. est à l’œuvre ; ce processus s’opère parallèlement à des mutations techniques telles que la numérisation d’où émergent de nouvelles compétences et de nouveaux métiers en lien avec la communication numérique, l’infographie, les bases de données, etc. Ce processus de professionnalisation et ces nouveaux métiers bousculent dès lors le journalisme qui doit réviser sa posture vis-à-vis de ces professions. Ainsi d’un rejet, d’une volonté de démarcation, la relation évolue aujourd’hui vers des formes de coopération, voire une inversion des emprunts de certaines compétences : les journalistes empruntent désormais aux autres professionnels.

4Cette étude exploratoire travaille ainsi les notions d’interrelation et d’interdépendance. En cela, elle s’inscrit dans l’approche de Norbert Elias développée autour de la notion de configuration. (Elias, 1994), mais aussi dans l’approche de la sociologie interactionniste. L’un de ses principaux représentants, Everett C. Hughes, souligne à plusieurs reprises la nécessité de prendre en compte non seulement le contexte dans lequel évoluent les professions mais surtout l’ensemble des interactions dans lesquelles elles s’inscrivent :

« [on] devrait mettre l’accent sur l’étude de l’ensemble du contexte dans lequel sont exercés les métiers particuliers, (...) prêter également attention aux frontières changeantes entre les métiers, aux formes de coopération (...) et finalement à l’élaboration de nouvelles définitions des besoins nés des interactions sociales et des changements sociaux en cours. 2»

5Plus près de chez nous, mais toujours dans cette perspective interactionniste, le sociologue américain Andrew Abbott propose le concept d’écologies liées pour prendre en compte les articulations et les dépendances réciproques entre différents types de structures, qu’il appelle écologies du fait de leur degré d’unicité et d’interactions. Ces systèmes écologiques qui sont, certes, moins unifiés que ne l’est un organisme mais plus que des entités entièrement autonomes, comportent trois types d’éléments : des acteurs, des lieux et une fonction qui les associent les uns aux autres.3

6Les résultats présentés ici sont issus d’entretiens menés avec quinze professionnels côtoyant des journalistes. Ces professionnels ont été reçus dans le cadre de focus groupes, puis des entretiens semi directifs ont été menés.

Figure 1 : Les entretiens analysés

Noms

Professions

Dates d’entretiens

ALCALAY Pierre

Technicien son à « France Bleu Isère »

27 février 2014

BERGEROT Aurélien

Chargé de communication chez « Biboard », société d’édition logicielle

28 mars 2013

BERTUZZI David

Responsable de la communnication, « Brûleurs de loup », équipe de hockey sur glace, Grenoble

13 novembre 2011 et             28 mars 2013

COHEN-BACRIE Bruno

Directeur de la communication, mairie d’Echirolles

28 mars 2013

COMBIER Fabienne   

Rédactrice de contenu pour le magazine  « Présences » (Chambre de commerce de Grenoble), community manager  de la version numérique de magazine

21 mars 2014

DUCROS Myriam

Responsable documentation chez « datapresse », entreprise de relations presse, Roanne

  27 avril 2013

FAVARD Mickaël

Réalisateur et producteur, gérant de la société « Favoriz Productions TV »

  27 avril 2013

GAILLIARD Régis

Web-développeur de « Place Gre’Net », pure player grenoblois

  27 avril 2013

GENTY Mathieu

Directeur et chargé des relations presse chez « Grownoble », cabinet de conseil en entreprenariat

  4 avril 2014

MARQUES Chloé

Documentaliste chez « datapresse », entreprise de relations presse, Roanne

  27 avril 2013

PAYRE Guillaume

Webmaster éditorial à APAJH  (enfants handicapés),  Editeur de blog d’information www.blogintelligence.fr

  16 mars 2014

ROBERT Gildas

Responsable département marketing, Direction générale de la communication, mairie de Paris

  14 mars 2014

ROGELET Sylvain

Editeur web, site « Consomac », (information spécialisée en informatique)

  28 mars 2013

ROUGET David

Responsable marketing-communication, fédération française de natation

  7 janvier 2011

SALOMON Alain

Animateur à « France Bleu Isère »

  06 mars 2014

7Nous pouvons classer les acteurs que nous avons interrogés en trois groupes symptomatiques des mutations du secteur des médias :

  • - les communicants4 sont des acteurs qui se situent en amont de la chaîne de production de l’information journalistique, et dont l’activité consiste principalement à contrôler l’information sortant de leur organisation d’appartenance. Ils constituent notre premier groupe ;

  • - le deuxième groupe est composé de professionnels dont l’activité principale accompagne le travail de production journalistique, au travers d’un apport de compétences d’ordre technique, souvent mais pas exclusivement liées au web. Ils participent de la production des supports et des cadres dans lesquels le discours d’information journalistique s’inscrit in fine. Nous les appelons les professionnels de la technique5 ;

  • - le troisième groupe est composé de professionnels de l’ « infomédiation »6, dont l’activité principale consiste à « extraire et classer des contenus d’actualité particulièrement nombreux et dispersés afin de proposer aux internautes une information à la fois exhaustive et personnalisable.»7 Plus précisément, les infomédiaires auxquels nous nous intéressons s’adressent spécifiquement aux journalistes, et sont dans une position intermédiaire entre l’amont et l’aval de la chaîne de production de l’information journalistique.

8Ces catégories ne sont bien évidemment pas homogènes, car les pratiques professionnelles peuvent être très diverses d’un individu à l’autre, au sein de chaque groupe, mais elles permettent de distinguer trois contextes (ou cadres) d’interaction bien distincts.

9Ce texte montre comment la professionnalisation de l'ensemble des métiers côtoyant le journalisme met en cause les discours surplombants du journalisme. Les pratiques des journalistes sur le terrain semblent s’éloigner de ce discours idéaltypique pour s’orienter vers des interactions quotidiennes obéissant à des considérations beaucoup plus pragmatiques. Pour autant, cette professionnalisation des autres métiers crée des tensions sur le contrôle de l'information et l’apparition dans la pratique de formes de co-production.

1. Profession et professionnalisation du journalisme

10Avant d’analyser la nature des échanges de pratiques professionnelles entre les journalistes et les professions connexes, tels que ces échanges sont vécus par certains représentants des professions en question, nous souhaitons revenir sur les notions de profession et de professionnalisation.

11La notion de profession ne va pas de soi. Les approches classiques de la sociologie des professions, le fonctionnalisme en premier lieu, ont réservé cette appellation aux groupes professionnels qui ont satisfait à un certain nombre de critères. Ainsi, selon cette approche, ne peuvent prétendre au nom de professions que les occupations :

  • -qui répondent à des besoins sociaux bien définis,

  • -qui peuvent se prévaloir de la détention d’un savoir expert spécifique acquis dans des écoles spécialisées,

  • qui se sont dotées d'organismes professionnels (ordres, associations) permettant de contrôler et de réguler l’accès des -nouveaux membres,

  • -et enfin, qui ont élaboré des stratégies de légitimation dans lesquelles les codes d’éthique professionnelle tiennent une place de choix.

12Cette définition restrictive qui ne s’applique qu’à quelques occupations professionnelles a été depuis remise en cause car elle ne permet de réserver l’appellation de professions qu’à un  nombre restreint d’occupations, en particulier à celle des médecins et des avocats. C’est pourquoi la sociologie interactionniste a proposé d’étudier la formation et l’évolution des groupes professionnels8 à partir du système d’interactions dans lequel ces groupes sont inscrits. Ainsi, les professions évoluent dans un monde social où différents types d’acteurs sont en relation, se côtoient, coopèrent et/ou sont en concurrence9. Cette manière d’être configurationnelle (Elias, 1994) a notamment été retenue par le sociologue américain Andrew Abbott qui, pour étudier différents groupes professionnels suggère de se focaliser d’abord sur les pratiques professionnelles dont l’évolution est la plus à même de nous renseigner sur les changements qui les affectent ou vont les affecter10. Concernant les journalistes, il est difficile de cerner précisément en quoi leur professionnalité serait différente de celle des autres. Le premier élément est peut-être celui avancé par la nouvelle sociologie des professions qui qualifie le journalisme comme « profession à pratique prudentielle ». Cette pratique est définie par Florent Champy comme

« le fait de traiter [dans le cadre du métier] de problèmes ou de situations singuliers et complexes […], le fait de devoir se livrer à des conjectures sur les cas traités et à des délibérations sur les fins de l’activité, pour pouvoir mener à bien le travail dans ces situations d’incertitude ; le fait, enfin, que les savoirs et les savoir-faire ne soient pas formalisables11. »

13Ces types de professions ont donc besoin d’avoir recours à des ressources cognitives autres que le savoir expert formalisé ce qui implique une large part de subjectivité, subjectivité qui s’appuie largement sur l’expérience individuelle du métier. C'est ce qu'illustrent Ruellan et Cornu12 en évoquant le va-et-vient permanent entre savoirs formels et expérience, entre techniques professionnelles et application subjective. Le talent  promu comme condition indispensable à l’exercice du journalisme serait une caractéristique de la pratique prudentielle dans les pratiques journalistiques.

14L'autonomie de réflexion est une autre caractéristique de la pratique prudentielle. Cependant, cette autonomie peut être menacée par des facteurs très divers : valorisation de l’efficacité productive remettant en cause l’autonomie professionnelle13, une rupture technologique, ou encore des changements politiques. Les conséquences du recul de l’autonomie professionnelle sont également diverses : restructurations internes des professions non souhaitées et non maîtrisées, voire dissolution des identités professionnelles collectives14. La profession journalistique n’échappe pas aux menaces qui pèsent sur son autonomie professionnelle et qui se sont accélérées ces dernières décennies. Les journalistes doivent affronter les pressions exogènes de plus en plus fortes exercées par différents types d’acteurs, journalistes ou pas, professionnels ou non. Dans le cas de la profession journalistique, ces pressions sont essentiellement le fruit de deux évolutions majeures et presque concomitantes : la professionnalisation croissante des métiers de l'information-communication d’une part, les ruptures technologiques liées à l’internet de l’autre.

15Désormais, les journalistes voient non seulement les professionnels de la communication empiéter sur leur champ de compétences spécifiques15, mais aussi émerger les représentants de différents métiers connexes à leur activité (documentalistes) ou au web (développeurs, webmestres…). L’autonomie professionnelle des journalistes s’en trouve remise en question d’autant plus que les compétences journalistiques sont aujourd’hui revendiquées par des amateurs. Déstabilisée par ces évolutions, fragilisée par le contexte économique défavorable, la profession journalistique se voit obligée non seulement à réajuster son discours de légitimation en direction de ses concurrents et de ses auditoires (Abbott, 1988), mais aussi de réajuster ses pratiques professionnelles au jour le jour  (Mathien, 1998).

16En ce qui concerne la notion de professionnalisation, elle est d’abord marquée, comme celle de profession, par ses origines anglo-saxonnes. En effet, le terme a été forgé par la sociologie américaine pour désigner

« le processus par lequel une activité devient une profession libérale mue par un idéal de service. ». (Wittorski, 2008)

17En France, dans un contexte marqué par une présence forte de l’Etat, ce terme correspondrait plutôt à une progression dans une hiérarchie étatique. On trouve d’ailleurs la distinction du même type chez d’autres auteurs (Bourdoncle, 1993 ; Piotet, 2002). Au-delà des différences liées à des contextes sociaux spécifiques, on peut définir de manière minimale la professionnalisation, comme le sociologue Pierre Naville, comme

« l’accès du salarié à un statut déterminé de manière précise, étendu au plus grand nombre d’aspects possible de la vie de travail et garanti avec plus au moins de force par la loi, les conventions collectives et les contrats d’entreprise ».16

18En étudiant la sociologie des milieux intellectuels, Jean-Louis Fabiani, quant à lui, résume la professionnalisation comme « une conquête progressive d’un territoire social comme champs d’expertise17 » alors que pour Jean-Marc Grando et Emmanuel Sulzer cette notion recouvre une reconnaissance sociale d’une activité qui peut être envisagée à partir de trois principaux critères tels que l’auto-organisation, la légitimité et l’expertise18.

19La profession journalistique s’est construite et s’est organisée autour d'autodéfinitions du caractère professionnel de ses activités, autour de démarcations opérées vis-à-vis d’autres professions notamment celles « d’écrivants19 », et enfin autour d’un système de formation contrôlé par les représentants de la profession. L’argument de la singularité de cette profession étant celui de son rôle démocratique, de sa défense du pluralisme de l’information condition sine qua non à la démocratie, voire d’une forme de supériorité intellectuelle qui devait l’éloigner des pratiques plus techniciennes. La profession journalistique devient ainsi, au cours du XXème siècle, le modèle des professions faisant appel à des compétences rédactrices, une profession dotée d’un rôle de garant de la démocratie et de compétences intellectuelles certaines.

20Et il est vrai que durant quelques années, les métiers connexes au journalisme ont essentiellement emprunté les techniques rédactionnelles propres aux journalistes, que les communicants et spécialistes des relations publiques ont peu à peu adapté leurs messages aux logiques journalistiques, à la temporalité de l'information, à la conception de projets/produits informationnels etc. L’ensemble des professions s’alignait sur les normes de diffusion journalistique.  Sachant par exemple que le format « communiqué » est celui qui a le plus de chances de passer tel quel à travers le traitement journalistique, qu'il permet de « rendre service au journaliste débordé bénéficiant ainsi d’un produit déjà écrit20», cette pratique est particulièrement travaillée par tous nos interlocuteurs.

21Toutefois, il n'est pas inopportun aujourd’hui de considérer que la mise en forme des messages est une pratique caractérisant ces autres professionnels, dont les communicants. Ainsi, Régis Gailliard (web développeur) entend garder la maîtrise de la « qualité visuelle » de ses sites, et donne à ses clients des conseils d’ergonomie allant dans ce sens, quand il ne s’occupe pas lui-même de l’intégration des contenus. C’est aussi ce dont nous a parlé Mickaël Favard (réalisateur /producteur), pour le contrôle de la composante éditoriale dans les activités de mise en scène. Il précise que le « rédactionnel est le nerf de la guerre »21.

22Les communicants développent ainsi depuis la fin des années 1990 des activités concurrentes à celle du champ journalistique qui prétendent à la production de l’information et à la gestion des flux informationnels.   Pour saisir ces types de lien, Jean-Baptiste Legavre s’appuie sur le concept d’« associés-rivaux22 » proposé dans les années 1960 par le sociologue François Bourricaud. Leurs intérêts peuvent être soit communs soit différenciés, d’où leur comportement contradictoire. Pour Valérie Patrin-Leclère23 les interactions entre journalistes et communicants encadrent des changements importants du champ journalistique. Les contraintes économico-organisationnelles de l’entreprise médiatique poussent les journalistes à entretenir une relation de partenariat avec leurs sources communicantes et ces dernières adoptent le savoir-faire journalistique24. Cette appropriation des pratiques par les communicants et par les acteurs de la création de supports médiatiques mène à la multiplication de métiers de la production de l’information médiatique, à la segmentation de pratiques journalistiques et à l’éclatement de la communauté professionnelle des journalistes25. Caroline Ollivier-Yaniv explique, quant à elle, la logique de ces relations comme celle de l’indépendance et de la résistance. Les chargés de communication activent les arguments et les moyens de pression indirects d’ordre financier sur les journalistes. Ces derniers résistent face à ces contraintes. C'est donc d’une interdépendance dont il est question, interdépendance où l’équilibre des forces est fluctuant et mobile. On serait donc dans le cadre d’une relation fonctionnelle telle que l'a définie Norbert Elias dans le sens où « ils peuvent exercer une contrainte mutuelle en raison de leur interdépendance.26»

23Une telle relation s’appuie sur une interconnaissance mais aussi sur une bonne connaissance du fonctionnement des relations entre les deux groupes d’acteurs. Certaines pratiques (reprise intégrale des communiqué de presse, etc.) ne sont rendues publiques ni par les journalistes ni par les communicants pour ne pas nuire à leur identité professionnelle. Une telle interdépendance entraîne des ajustements réciproques.

2. Des formes de co-production de l’information

24Nous venons de présenter les principaux problèmes liés à la notion même de la professionnalisation et la complexité grandissante des relations entre les journalistes et les professions connexes. Le constat de la généralisation des processus de professionnalisation nous a amenés à conclure provisoirement à l'existence de formes d'interactions et d'interdépendances entre communicants, professions techniques liées à l'information, infomédiaires et journalistes. Il nous faut à présent étudier comment se manifestent concrètement ces situations d’interaction, notamment, dans quels espaces elles se déroulent (lieux physiques et symboliques), et le rôle des techniques de l’information et de la communication (TIC) dans ces interactions et leur temporalité.

25 Trois types de situations d’interactions entre journalistes et autres professionnels émergent de nos entretiens et se manifestent dans des espaces différenciés.

26Le premier type de situation se caractérise par le travail des différents professionnels lorsqu’ils sont mis en présence les uns des autres. Nous pouvons y inclure les conférences de presse, les entretiens ou interviews des journalistes avec les dirigeants d’organisations, les employés, ou bien les communicants eux-mêmes, mais aussi les rencontres autour d’une demande de construction de site, d’intégration de contenu, d’acquisition de base de données, d’accession à une base d’archives, etc. Ces situations d’interactions supposent le contact présentiel (et non seulement numérique) entre les journalistes et autres professionnels. Les professionnels non journalistes mettent en œuvre des dispositifs formalisés, organisés généralement dans leurs locaux, dans le but de maîtriser au mieux la forme et le contenu des échanges qui s’y déroulent. Le but étant de se donner une image positive et d'éviter les conséquences néfastes pour l’organisation, ce professionnel prépare le contexte d’interaction à son avantage (selon le professionnel, mise en place d’un dispositif technique dont il a  la maîtrise, utilisation de plaquettes, présence de spécialistes de la technique avec emploi d’un vocabulaire idoine,  sélection des interviews, préparation des questions, media-training, etc.). C'est donc le journaliste qui est confronté à une forme de dépendance car, de plus en plus souvent, son travail doit s’inscrire dans un cadre proposé voire imposé par ce professionnel.

27Le deuxième type de situation d’interactions se caractérise par le travail à distance et l’usage des TIC. Ces situations se déroulent dans des espaces qu’on pourrait qualifier de « dématérialisés ». Il s’agit par exemple des échanges téléphoniques, des e-mails, des formulaires en ligne, ou des envois de communiqués de presse ; il s’agit également de l’utilisation de plateformes distantes (serveurs, sites internet, etc.) dont les réseaux socio-numériques comme Twitter font partie. Les interactions qui se situent dans ces espaces dématérialisés sont fortement standardisées, souvent dans une perspective d’adaptation (de la part des communicants) aux routines et aux modes d’organisation du travail journalistique (formatage des communiqués, techniques de « push », respect des hiérarchies, etc.). Dans ces situations, on peut affirmer que c'est le communicant qui se retrouve dans une situation de dépendance par rapport au journaliste même si c’est dans une visée de gain d’efficacité. Ainsi, l’un de nos enquêtés présente souvent son travail comme étant tout autant à l’avantage du journaliste qu’au sien : « J’ai pas l’impression qu’on soit en concurrence vraiment, on est là pour qu’ils reçoivent l’information la plus pertinente et lui aussi, donc on travaille plutôt dans le même sens.27 »

28- Le troisième type de situations d’interactions qu’on peut repérer correspond aux situations ou professionnels de la communication et journalistes interagissent sans que le travail des uns n’affecte celui des autres. C’est le cas par exemple pour Sylvain Rogelet, éditeur de site web qui fréquente des journalistes indépendants dans l’espace de co-working où il travaille. Dans ce dernier cas, les communicants et les journalistes se croisent et s’entraident dans leur travail quotidien, ce qui facilite l’échange des pratiques et des compétences.

« C’est plutôt dans le cadre du co-working où je suis plus en interaction avec des vrais journalistes… Le co-working c’est un espace de travail partagé, […] comme une colocation mais d’entreprise… Dans cette espace du co-working, toutes sortes de métiers qui sont assez complémentaires  et, notamment, les journalistes, donc ce qui pour moi permet beaucoup d’apprendre car je n’ai pas fait du tout d’études dans le domaine. Je vais régulièrement les voir pour demander des conseils rédactionnels et … tactiques  comment obtenir telle ou telle information. Profiter du réseau, de leur propre réseau28».

29 Outre ces trois situations d'interactions, deux types de temporalité peuvent être distinguées dans ces pratiques professionnelles. Tout d'abord, des interactions que nous qualifierons de routinières, de l’ordre du travail quotidien ou régulier. Ainsi, certains professionnels travaillent au jour le jour avec des journalistes et cette quotidienneté est présentée par ces non-journalistes comme un moyen d’être « proche » d’eux. Ils synchronisent leurs actions, notamment par le biais des TIC, ils s’adaptent aux rythmes des entreprises médiatiques et des journalistes, dans un souci de rationalisation de leurs pratiques et d'interactions. La diffusion de l’information sur les sites web et les réseaux sociaux est utilisée selon le même principe d’adaptation aux pratiques des journalistes.

« [La documentaliste] s’occupe également de mettre à jour les plannings rédactionnels, c’est-à-dire qu’on demande aux médias, tous les sujets qu’ils vont aborder dans l’année, s’ils ont une visibilité, avec les dates de bouclage rédactionnel et date de bouclage publicitaire29».

30Les professionnels interrogés indiquent également qu’ils essaient de négocier, voire d’imposer certains moments aux journalistes pour entretenir une relation privilégiée avec eux. Par exemple, en organisant des conférences de presse régulièrement, les chargés de communication cherchent à anticiper l’apparition de ce qu’il juge comme étant des « mauvais papiers » en maîtrisant le flux informationnel et son contenu. Ces temporalités construites par les communicants participent de logiques visant à rationaliser le travail journalistique. Ainsi David Bertuzzi explique que face à la multiplication des journaliste et face aux « mauvais papiers », les relations presse ont été repensées :

« on voulait donner du temps aux journalistes de pouvoir faire justement leur métier… avec un, puis deux, points presse dans la semaine. Des joueurs désignés par le service communication et le staff viennent en conférence pour répondre à leurs questions, à l’heure et à l’endroit fixés par le club. Evidemment, en interne, les sportifs avaient été coachés pour ne parler que du sportif, ne pas donner leurs avis sur les choses qu’ils ne maîtrisent pas, et le staff administratif devait parler d’organisation, du club au quotidien et pas du sportif30».

31Nous observons ainsi un double mouvement d’adaptation des pratiques, dans les deux sens de la relation, lié aux temporalités du travail commun. Cette adaptation passe par un processus de rationalisation des pratiques, notamment celles des relations presse, véritables pierres angulaires des interactions entre journalistes et communicantes. C'est dans ce type de relation et dans cette temporalité que s'exprime le plus visiblement la notion « d'associés-rivaux » que Jean-Baptiste Legavre a construit pour qualifier les relations entre communicants et journalistes31.

32La deuxième temporalité d'interaction est plus occasionnelle, c'est-à-dire liée à des évènements ou des projets exceptionnels. Ainsi, les « crises », suscitent des interactions spécifiques, plus limitées dans le temps. Bruno Cohen-Bacrie souligne ainsi qu’à l’occasion des évènements tragiques survenus à Echirolles en 2012, les relations se sont tendues entre le service de la communication de la mairie et les multiples journalistes présents sur place. Des formes de coopération plus autoritaires ont vu ponctuellement le jour.

33 Les différentes interactions et interdépendances relevées précédemment nous autorisent à analyser les modes de partage du savoir-faire et des connaissances entre journalistes et autres professions. Ainsi, le contenu produit par les communicants est parfois repris intégralement par les journalistes et par les médias. Ce constat amène les communicants à déclarer qu’ils maîtrisent parfois aussi bien les techniques et le savoir-faire journalistique :

« Sur les techniques rédactionnelle je n’ai pas d'expérience... au début, j’ai regardé un petit peu les communiqués comme ils étaient créés pour prendre, avoir des nouvelles idées... Voir comment les autres ont travaillé pour m’inspirer… Les articles ou les communiqués que j'écris sont repris aux trois-quarts, diffusés tels quels. Typiquement c’est ça la réalité32».

34Néanmoins, ces acteurs ne prétendent pas être de véritables journalistes dans la mesure où ils ne correspondent pas à l’idéaltype qu’ils se représentent. Ils se rendent compte par exemple que leurs écrits ne sont pas objectifs parce qu’ils protègent la santé économique et l’image de leur organisation. Par ailleurs, ils manifestent une meilleure maîtrise des outils numériques, des techniques et des outils de programmation.

« Les journalistes viennent me voir pour des conseils sur les réseaux sociaux, ce genre des choses … et beaucoup en terme de programmation. Ça c’est mon cœur de métier, ça c’est ma compétence principale. Ils sont beaucoup amenés dans le cadre de leurs boulots, à faire les articles en HTML. Ils ne savent pas forcément faire, ils peuvent avoir des petites difficultés... Ils peuvent être amenés à toucher les codes, donc ils viennent assez régulièrement pour me demander de petits conseils33».

35Ces compétences techniques ont volontairement été laissées de côté par les journalistes dans leur autodéfinition. Ils se sont construits autour de ce que Cornu et Ruellan ont appelé une « technicité intellectuelle ». Ils se sont même démarqués volontairement des techniciens : « Le journaliste n'est pas technicien 34». Ce peu d'appétence pour l'innovation technique et la maîtrise technique semble devenir aujourd'hui un handicap professionnel pour les journalistes, notamment avec la numérisation de l'information. Nous pouvons émettre ici l'hypothèse que la « technicité intellectuelle » a progressé parmi les autres professions possédant déjà la technicité matérielle. Dès lors, un processus de rationalisation des pratiques s'est enclenché poussant les journalistes à s'adapter à leur tour.

36Les différents professionnels expliquent qu'au quotidien, la diversité des compétences journalistiques en rédaction n’est pas sollicitée. Le style des communiqués de presse est toujours unique et standardisé. Les communicants acquièrent facilement ce style en étudiant d’autres communiqués de presse. Il y a donc plus de difficultés et peu de singularité dans cet outil journalistique. Se définissant constamment par des pratiques érigées en phases de travail nécessaire à un continuum précis (ce que relaient inlassablement tous les manuels de journalisme), le travail journalistique a institué une très grande routinisation : « le système tend à multiplier les routines35».Ces routinisations, relevées rapidement par l'ensemble des autres professions, qui ne tardent pas à se les approprier, desservent au final la singularité revendiquée des journalistes.

37De façon générale, les représentants des professions connexes au journalisme participants à nos focus groupes ne décrivent pas leurs relations avec les journalistes comme une concurrence dans la production de l’information. Ils définissent ces relations comme « collaboration », « entraide » ou « donnant-donnant ». Ils considèrent qu’ils accompagnent les journalistes dans leur travail quotidien et leur facilitent l’accès aux sources.

« On parlait  de l’interaction, je considère qu’on ne peut pas raisonner en concurrence… Effectivement, aujourd’hui avec internet, avec newsletters, on peut être beaucoup plus réactifs qu’on n’a été il y a 20 ans… On est plutôt dans les relations qui consistent à jouer le jeu, d’alimenter... Il y a une interaction qui tient quasiment au donnant-donnant. Ce donnant-donnant  qui n’est pas écrits. »36

38Malgré ce discours, les communicants manifestent leur volonté de maîtriser la production de l’information et même de concurrencer les journalistes. A plusieurs reprises, ils évoquent l’envie de canaliser l’accès à l’information, anticiper et rationnaliser son apparition. Ils se voient comme des « interfaces » qui interviennent dans les relations entre les journalistes et leurs sources. Ils prétendent mieux maîtriser les sujets liés avec la vie locale, la réalité économique ou informatique, parce qu’ils se trouvent plus proches des sources d’information et connaissent mieux le terrain, les contextes et les enjeux sociaux. Certains vont jusqu’à analyser un journalisme qui ne s’exerce plus avec la même rigueur :

« aujourd’hui les journalistes parce qu’ils n’ont pas eu le temps, parce que ceci ou cela, viennent en conférence ou en rendez-vous sans maîtriser leur dossier. Ils ne peuvent plus imposer un rapport dominant, ou même faire dire des choses à un élu par exemple, parce qu’ils ont perdu cette maîtrise-là.37 »

39L’étude des modalités d’interactions montre que ces situations peuvent donner lieu simultanément à de la coopération et à du conflit. Selon Patrick Champagne, les journalistes et d’autres acteurs

« sont dans une situation de dépendance réciproque quasi structurelle, ils sont voués à collaborer à la production de l’information dans une relation ambiguë ».38

3. Un discours idéal typique confronté au terrain

40 Nous avons mis en évidence que si le journalisme s'est auto-défini autour de critères de professionnalisation, de pratiques relevant de « technicité intellectuelle », depuis, les autres acteurs ont eux aussi connu des processus divers de professionnalisation, en lien notamment avec la maîtrise des techniques d'information-communication. Les interactions entre ces différents professionnels ne se résument donc pas à une opposition entre, d’un côté, une pratique professionnelle organisée, formalisée et régulée et de l’autre côté, des pratiques non professionnelles et non organisées. Les voies de la professionnalisation ont été divergentes entre le champ journalistique et les autres acteurs de l'information-communication mais la position de surplomb affirmée par le discours des journalistes à propos de leur professionnalité ne résiste pas aux vécus des autres professions et à la réalité des interactions. Nous assistons aujourd'hui à la coexistence de plusieurs champs désormais professionnalisés, ce qui aboutit à des formes de rationalisation des pratiques et à de nécessaires ajustements. Dès lors, comment expliquer la résistance du discours idéal-typique des journalistes ? Quel est le rôle de ce discours ?

41  Ce discours idéal-typique comporte plusieurs facettes. L'une d'entre elles est de poser les journalistes au-dessus des intérêts particuliers et d'imposer l'image du journalisme, garant de l'intérêt général et de la démocratie. Ces professionnels seraient en effet les gardiens des intérêts citoyens, notamment face aux effets pervers supposés de la communication. Le journaliste, à l'inverse des autres professions, produirait des messages « nobles »39. Il servirait les libertés individuelles, il chercherait à aiguiser tout à la fois les connaissances et le sens critique de ses lecteurs, le tout de façon désintéressée, grâce à un procédé de traitement de l'information auquel il a été formé, ce qui le rend seul apte à occuper ce rôle.  Pour autant, l'observation des zones d'interaction montrent que d'autres professions (voire des amateurs) contribuent  à la production de l’information et à la gestion des flux informationnels. La surabondance du contenu médiatique en ligne et le développement des dispositifs numériques de stockage et de traitement de données, ont contribué à l’apparition d’un nouveau type d’acteurs, qui ne produisent pas de contenu mais qui travaillent comme intermédiaires dans la gestion de l’information ou des bases de données.

42Les discours que nous avons recueillis et analysés témoignent des mutations des pratiques journalistiques actuelles. Si nous considérons la construction du territoire du journalisme par les discours et les interactions à l’intérieur et à l’extérieur de ce champ40, alors les discours étudiés reflètent l’organisation des rapports des journalistes avec leur environnement et la définition permanente de l’identité du journalisme par rapport aux autres instances.

43Ainsi, d'une part, l’analyse des discours des intervenants montre que l’arrivée du numérique, la rationalisation des pratiques et les contraintes socio-économiques renforcent la concurrence qui existait déjà entre les anciens acteurs et les nouveaux arrivants. Ceci est encore plus visible dans la production de l’information concernant les nouvelles techniques sur support numérique41. Ces nouveaux professionnels critiquent les journalistes, leur reprochant la non-maîtrise des outils techniques et la non-pertinence de leur discours. D’autre part, cette concurrence n’est pas et ne peut pas être absolue entre les journalistes et les autres groupes professionnels. Ce type de relation où les « inter-pratiques » et les interdépendances diverses sont fortement présentes car l’activité de production et de diffusion de l’information journalistique est depuis toujours conditionnée par les rapports d’autorité et de dépendance42.

44Il faut néanmoins constater, que malgré les relations complexes que les acteurs étudiés entretiennent, jamais la mission de garants de la démocratie revendiquée par les journalistes  n'est remise en cause. Il n'y a donc pas d'incompatibilité entre le développement de formes de co-production, d'interdépendances, et le respect du rôle des journalistes.

45 Une autre facette du discours idéal-typique des journalistes est liée à l'autodéfinition de leur activité comme étant professionnelle. Cette définition se base sur la notion de « technicité intellectuelle »43 qui établit qu'en plus de savoir-faire appris, organisé et régulé, le journalisme se caractérise par un talent cognitif d'explication. Il se distinguerait des autres professions par cette dimension intellectuelle, par opposition à une compétence essentiellement technique dévolue aux autres acteurs. Alors que les journalistes développent un discours les isolants des différentes pratiques de l'information-communication, les autres professionnels insistent sur les notions de coproduction, de collaboration, sur les synergies entre leurs métiers et celui de journaliste. Ils parlent de partage de compétences. Se développe alors un discours selon lequel le communicant est en soutien, sur le plan technique, de l’activité rédactionnelle. Parallèlement, Mickaël Favard, Régis Gailliard ou Sylvain Rogelet44 évoquent les demandes de certains journalistes pour récupérer des savoirs et savoir-faire techniques, notamment liés au numérique (conseils pour programmer, développer des blogs, monter des reportages etc.). Ceci étant, les communicants les plus versés dans le technique (notamment Mickaël Favard et Sylvain Rogelet) portent un discours plus critique, concernant les compétences techniques des journalistes.

46Il semble que les professions connexes soient influencées par un autre discours courant, indépendant de l’idéal-type, celui du  mythe du « journaliste touche à tout ». Ils commencent à peine à en percevoir les limites (au regard de leur propre rôle). Il est néanmoins patent, à travers les discours entendus, que des stratégies professionnelles sont mises en place par les journalistes autour de la maîtrise de ces compétences techniques. L'accès au métier de journaliste étant aujourd’hui particulièrement long et ancré dans des statuts précaires, les nouveaux arrivants pénètrent le champ journalistique grâce à la maîtrise de ces compétences techniques. De ce point de vue, le numérique a induit quelques changements dans les pratiques professionnelles et a posé le problème de la formation45. Enfin, l'arrivée de nouveaux métiers (infographie, spécialistes des bases de données, agents, etc.) perturbe le binôme journaliste/communicant mis en place depuis plusieurs années, entretenant des rapports ambiguës parfaitement analysés par Jean-Baptiste Legavre à travers la notion « d'associés-rivaux ». Au final c'est la légitimité et le territoire professionnel de l'un et l'autre (journaliste et communicants) qui sont remis en cause.

Conclusion

47Cette étude avance que la professionnalisation n’est pas l’apanage des seuls journalistes mais se généralise à un ensemble de professions connexes. Ce faisant, l’argument d’autorité selon lequel les journalistes seraient professionnels et dotés d’une « technicité intellectuelle » là où d’autres ne disposeraient que d’une maîtrise technique, ne peut plus être mobilisé. Les journalistes professionnels ont dû absorber les fonctions techniques jusque-là délaissées, et, pour certains d’entre eux, en ont même fait une stratégie d’insertion professionnelle. Ces mutations montrent les ajustements réciproques des différents champs professionnels. S’il a toujours su se réinventer, aujourd’hui, le journalisme se voit contraint d’absorber des compétences maîtrisées d’autres professions, y compris celles contre lesquelles il s’est construit.

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Notes

1 Rieffel, 2002, p.112

2 Hughes, 1996, p. 134

3  Abbott, 2003.

4 Le responsable de la communication - équipe de hockey sur glace « Brûleurs de loups »,  le directeur de la communication de la mairie d’Echirolles, le chargé de communication - société d’édition logicielle BiBOARD, la rédactrice de contenu - magazine  « Présences » et community manager  de la version numérique de magazine, le directeur et chargé des relations presse chez « Grownoble », le responsable du département marketing de la mairie de Paris, l’ancien responsable marketing-communication de la « FFN ».

5  L’Editeur web du site « Consomac », le Web-développeur de « Place Gre’Net », le réalisateur et producteur de « Favoriz Productions TV », le technicien son à « France Bleu Isère », le webmaster éditorial à l’APAJH  (enfants handicapés).

6  La responsable documentation  chez « Datapresse » et la documentaliste chez « Datapresse ».

7 Rebillard, Smyrnaios, 2010, p.164

8  Le sociologue Claude Dubar définit la notion de groupe professionnel comme « un ensemble flou, segmenté, en constante évolution, regroupant des personnes exerçant une activité ayant le même nom doté d’une visibilité sociale et d’une légitimité politique suffisantes, sur une période significative. » Selon cet auteur,cette appellation est préférable à celle de « profession » surtout à cause d’une « extrême polysémie de ce terme qui désigne aussi bien n’importe quelle activité rémunératrice […] que « branche économique organisée » […],« déclaration d’une croyance […] ou « groupe de personnes faisant le même métier ». (Dubar, 2003, p. 51 ;52)

9  Abbott, 1988 ; Boussard, Demazière, Milbourn, 2010 ; Champy, 2011

10  Abbott, 1988, pp. 19-20.

11   Champy, 2011, p. 149.

12  Ruellan et Cornu, 1993

13   Nous adoptons la définition de l’autonomie professionnelle proposée par Valérie Boussard, Didier Demazière et Philip Milburn (2010, pp. 158-159). Ils la définissent comme « le poids des groupes professionnels dans la définition de leur travail, entendu à la fois comme un ensemble d’activités pratiques à réaliser et de ressources mobilisables en conséquences, et comme un ensemble de buts poursuivis et de significations associées. Il s’agit donc d’une autonomie dont l’assise est collective, et qui se traduit par un contrôle pratique et symbolique sur ce que doit être le travail spécifique d’une catégorie des travailleurs, sur la manière dont il doit être réalisé, comme sur ce qu’il est effectivement. »

14 Boussard, Demazière, Milburn, 2010, pp. 157-173.

15 Ollivier-Yaniv, 2001; Patrin-Leclère, 2004

16  G. Friedmann, P. Naville (1962) 1970). Traité de sociologie du travail, p. 237. Cité par Piotet, 2002, p. 21.

17  Fabiani, 2003, p. 136

18  Grando et Sulzer, 2003, p ; 147-148.

19  Nous entendons par là, tous ceux qui exercent une activité basée sur des compétences rédactionnelles.

20  Aurélien Bergerot, chargé de communication  « BiBOARD », entretien réalisé le 28.03.2013 dans le cadre d'un focus groupe organisé dans les locaux de l'Institut de la communication et des médias.  

21  Aurélien Bergerot, Bruno Cohen Bacrie, Régis Gailliard, Mickaël Favard. Entretiens réalisés les 28.03.2013 et 27.05.2013 dans le cadre de focus groupes organisés à l'Institut de la communication et des médias.  

22  Legavre, 2011.

23 Patrin-Leclère, 2004

24 Patrin-Leclère, op.cit., p.115

25 Ibid., p.118.

26 Elias, 1993, p. 89

27 Chloé Marques (Martinez),  documentaliste, société Datapresse, entretien réalisé le 27.05.2013, dans le cadre d'un focus groupe organisé dans les locaux de l'institut de la communication et des médias.  

28 Sylvain Rogelet, éditer web, site Consomac, entretien réalisé le 28.03.2013 dans le cadre d'un focus groupe organisé dans les locaux de l'institut de la communication et des médias.

29 Myriam Ducros, responsable documentation chez Datapresse, entretien réalisé le 27.05.2013, dans le cadre d'un focus groupe organisé dans les locaux de l'Institut de la Communication et des Médias.

30 David Bertuzzi, responsable communication  « Brûleurs de Loups », entretien réalisé le 28.03.2013, dans le cadre d'un focus groupe organisé dans les locaux de l'institut de la communication et des médias.  

31 Legavre, 2007.

32 Aurélien Bergerot, chargé de communication « BiBoard », entretien réalisé le  28.03.2013, dans le cadre d'un focus groupe organisé dans les locaux de l'institut de la communication et des médias.

33 Sylvain Rogelet, éditer web, site Consomac, entretien réalisé le 28.03.2013 dans le cadre d'un focus groupe organisé dans les locaux de l'institut de la communication et des médias.

34 Cornu, Ruellan, 1993, p.147

35 Cornu, Ruellan, 1993 p.147

36 Bruno Cohen-Bacrie, directeur de la communication de la mairie d’Echirolles, entretien réalisé le 28.03.2013, dans le cadre d'un focus groupe organisé dans les locaux de l'institut de la communication et des médias.

37  Gildas Robert, responsable département marketing, direction générale de la communication, mairie de Paris, entretien réalisé le 14.03.2014

38 Champagne, Marchetti 1994, pp. 40-62

39  Watine, 2003.

40   Ringoot, Utard, 2005

41 C'est le cas de  Sylvain ROGELET, Editeur Web, Consomac. Entretien réalisé le 28.03.2013, dans le cadre d'un table ronde organisée dans les locaux de l'institut de la communication et des médias.

42 Michel Mathien, 1998, p. 18

43 Cornu, Ruellan, 2003

44 Mickaël Favard - responsable communication « Brûleurs de loups », Régis Gailliard – web-développeur « Place Gre’Net », Sylvain Rogelet – Editeur web « Consomac », Entretiens réalisés les 28.03.2013 et le 27.05.2013 dans le cadre de deux tables rondes organisées dans les locaux de l'institut de la communication et des médias.

45 Cf. sur ce point, Holubowicz Maria, « Be a journalist within the French regional press at the Web age. Example of the Dauphiné Libéré » Article proposé au 11th International Symposium for Online Journalism, Université d’Austin, Texas, 23-24 avril 2010.Publié dans– The official research journal of the International Symposium on Online Journalism, Vol. 2, n°1, 2012, ou Romeyer Hélène & al. « Journalistes et communicants : cohabitation « forcée » et co-construction de l'information sportive », Les Enjeux de l’information et de la communication, 2012, accessible à http://lesenjeux.u-grenoble3.fr/2012/Romeyer-et-al/index.html.

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Hélène Romeyer, Maria Holubowicz, Alexander Kondratov et Pierre Munsch, «Les pratiques professionnelles des journalistes : regards croisés», French Journal For Media Research [online], Browse this journal/Dans cette revue, 3/2015, last update the : 28/02/2018, URL : https://frenchjournalformediaresearch.com:443/lodel-1.0/main/index.php?id=440.

Quelques mots à propos de :  Hélène Romeyer

Maître de Conférences HDR, Université Rennes 1, laboratoire MARGE (EA 3712, Université Lyon 3)

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Maître de Conférences, Université Grenoble Alpes GRESEC

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Doctorant, Université Grenoble Alpes, GRESEC

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