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Judith Dubois, Journalisme, médias sociaux et intérêt public : enquête auprès de 393 journalistes québécois, Presses universitaire de Laval, 2020
Table of content
1 : Résumé de l’analyse portant sur l’influence des médias sociaux sur le champ journalistique québécois
1L’ouvrage, Journalisme, médias sociaux et intérêt public : enquête auprès de 393 journalistes québécois, est une production scientifique de Judith Dubois, publié en 2020 aux Presses de l’Université de Laval. En s’appuyant sur une méthodologie d’enquête quantitative et qualitative, cet ouvrage livre l’auto-perception des journalistes québécois sur les influences positives et négatives des médias sociaux dans le champ médiatique en général et sur le travail journalistique en particulier. Le propos liminaire est introduit par une donnée aussi bien probante que fondamentale : plus de 93% des journalistes québécois utilisent des médias sociaux dans le cadre de leur travail. C’est d’ailleurs cette constatation qui donne toute sa pertinence aux questionnements de l’auteure qui s’attèlent à savoir : en quoi les changements liés à l’émergence des médias sociaux transforment-ils le travail des journalistes ? Les nouveaux rapports que les médias sociaux permettent entre les journalistes et leur public ont-ils accentué la pression de répondre davantage à l’intérêt public ? Et enfin, comment les journalistes perçoivent-ils l’influence des médias sociaux sur le fonctionnement des médias pour lesquels ils travaillent ?
2Pour répondre à ces questions, l’auteure organise son argumentaire en trois mouvements. Dans la première articulation, intitulé usages des médias sociaux et influence sur le travail journalistique, l’argumentation met au goût du jour l’impact des médias sociaux sur la production de la matière informative, d’une part, et sur l’écriture de l’actualité d’autre part. En faisant l’examen de l’utilité des médias sociaux, 93% des journalistes ont attesté que les médias sociaux sont utiles dans le cadre de leur travail alors que 50% des répondants ont relevé qu’ils étaient nocifs dans l’exercice du travail journalistique. Ceci au regard de leur caractère chronophage qui nécessite, entre autres, davantage des tâches de promotion de contenu, davantage de compromis pour adapter la forme et le genre d’intervention au format des réseaux sociaux et davantage d’autocensure pour éviter les réactions négatives du public. Concernant l’influence positive, les journalistes québécois relèvent que les réseaux sociaux sont devenus une source d’or d’information. Ils agissent comme un album photo pour des millions des gens, comme porte-voix pour leurs opinions et comme carnet d’adresses pour les journalistes. A cet effet, 78% des journalistes interrogés attestent que les médias sociaux sont indispensables dans leur travail. L’une des facettes fondamentales des réseaux sociaux réside dans l’importance accordée au feed-back des publics. Cette nouvelle relation interactive avec les publics joue le rôle d’instrument de sondage pour les propriétaires des médias. Sur cet aspect, 67% des répondants ont affirmé que les employeurs des médias accordent une importance particulière aux attentes et réactions du public. L’appréhension de cette influence des plateformes numériques sur l’environnement journalistique québécois passe également par la corrélation entre le groupe d’âge et l’usage de ces nouveaux médias. A ce sujet, Judith Dubois fait l’observation selon laquelle : « plus les journalistes sont jeunes, plus ils utilisent les médias sociaux dans le cadre de leur travail, plus ils croient que les médias sont indispensables et plus ils considèrent qu’ils influencent leur capacité à bien faire leur travail » (2020 : 50). En effet, Les données recueillies auprès des journalistes québécois ont prouvé que 100% des répondants de la tranche d’âge de 20-29ans utilisent des médias sociaux au travail.
3Le second mouvement, intitulé Intérêt public et fonctionnement des médias, met en parallèle les notions d’intérêt public et d’intérêt du public en interrogeant la façon dont elles sont appréhendées par les journalistes québécois depuis l’avènement des médias sociaux. Après un recensement des différentes acceptions du concept d’intérêt public en information, l’auteure la définit comme étant l’information transmise aux citoyens sur des sujets qui concernent l’intérêt général dans des domaines comme l’éducation, la santé publique, de sécurité publique ou de préservation de l’environnement (Judith Dubois : 2020 : 55). Sans toutefois faire fi des débats en cours dans le champ des sciences de l’information et de la communication sur les différences entre intérêt public et intérêt du public, Judith s’appuie sur la distinction faite par l’éthicien et professeur Marc-François Bernier qui lui, dans son ouvrage Éthique et déontologie (2004), explique qu’il existe une distinction devenue classique entre les concepts d’intérêt public et d’intérêt du public, le premier faisant référence au bien-être de la société et de ses membres, le second à la curiosité des gens. Sur cette question, les journalistes québécois ont répondu à 95,2% que l’intérêt public faisant allusion aux informations sur des situations pouvant avoir un impact sur le fonctionnement de la société.
4Aussi, bien que la rhétorique argumentative révèle que le choix d’une typologie d’informations est tributaire de la liberté éditoriale, l’analyse précise tout de même que cette inclinaison facile vers des actualités relevant de l’intérêt du public est la combinaison de plusieurs facteurs. Il y a, d’une part, l’appétence du corps social québécois pour des sujets mettant à la une le sexe, le sang et sport, et d’autre part, l’émergence, comme l’attestent Jean Charon et Jean de Bonville (1996), d’un journalisme de communication valorisant des soft news. Cette nouvelle tendance pour les soft news a pris de l’ampleur avec l’arrivée des médias sociaux qui influencent considérablement les journalistes dans la production de la matière informative. 91% des journalistes interrogés estiment que les médias sociaux ont une influence accrue sur la capacité des médias qui les emploient à diffuser les informations journalistiques qu’ils produisent. Dans ce rapport d’influence, l’auteure constate que les réseaux sociaux numériques incitent davantage à répondre à l’intérêt du public qu’à l’intérêt public (2020 :91). A proprement parler de l’influence négative, elle est présentée sous l’aspect économique et la perte du monopole dans la production de l’information. Les journalistes témoignent de cet état de chose en mettant en exergue l’accaparement des revenus publicitaires par les médias en ligne, la réduction des ressources humaines affectées à l’information, l’avènement du journalisme citoyen et la prolifération des Fake News. Ces propos de Janylène, Pigiste, illustrent parfaitement la situation : « tout le monde peut maintenant s’improviser journaliste web et sans méthode rigoureuse, c’est le désastre ».
5Enfin, la troisième articulation de cet ouvrage, intitulée, évolution de la perception du rôle des journalistes, en s’appuyant sur une approche comparative avec une étude réalisée en 1996, présente les valeurs qui fondent le rôle social des journalistes canadiens en général et québécois en particulier et tente de cerner leur évolution dans le temps. L’enquête effectuée en 1996 a défini un crédo des journalistes canadiens qui met en priorité les fonctions suivantes : la fidélité aux propos que l’on rapporte, des informations transmises rapidement, un droit de parole aux gens ordinaires, la possibilité d’enquêter sur le gouvernement et les institutions publiques et l’analyse des enjeux complexes. Les résultats obtenus en 2019 ont confirmé certaines tendances bien qu’ils ont révélé que plusieurs de ces missions avaient perdu de leur pertinence depuis l’avènement des médias sociaux. En effet, en matière d’intérêt public et de normes journalistiques, les répondants ont majoritairement choisi les rôles sociaux suivants : rapporter fidèlement les propos des personnalités rencontrées (97%), enquêter sur les activités des gouvernements et organisations publiques (84%), analyser et interpréter les enjeux difficiles (83%) alors que les rôles jadis considérés comme majeurs par la corporation journalistique ont perdu en considération. C’est le cas par exemple des missions : Donner aux gens ordinaires la chance de s’exprimer (29%) et Transmettre l’information au public rapidement (20%). Bien que dans les faits, ces missions restent capitales au sein des rédactions, l’analyse révèle que la venue des médias sociaux pousse de moins en moins à recourir à la parole citoyenne.
6L’ouvrage présente des axes forts et quelques points qui suscitent des interrogations.
2 : De la richesse d’une analyse sur l’auto-perception des journalistes au recensement des axes à approfondir
7La richesse de l’ouvrage de Judith Dubois est appréciable sur plusieurs aspects tant au niveau méthodologique que théorique. Cette plus-value est d’abord saisissable par la portée qualitative et quantitative des données recueillies et l’approche sociologique qui sous-tend leur interprétation dans l’optique de mieux connaître le ressenti des journalistes sur la façon dont les médias sociaux influencent leur travail.
8La prise en compte des discours des acteurs (Journalistes) est une approche méthodologique qui s’inscrit dans l’appréhension d’une organisation médiatique dans son ensemble. En effet, dans son ouvrage, Médias et médiatisation : analyser les médias imprimés, audiovisuels, numériques, (2019) Benoît Lafon propose l’acronyme M.E.D.I.A.T.S (Modèle économique, Discours, Institutions, Approches sociologiques des acteurs et publics, Approche sociotechnique) comme outil mnémotechnique pour mieux analyser les médias. Dans sa définition, il souligne les avantages d’une approche sociologique qui se fonderait sur l’étude des publics et des pratiques médiatiques à travers les discours des producteurs des médias (2019 : 10-11). Ainsi, étudier les perceptions des acteurs médiatiques, c’est d’emblée commencer à cerner les facteurs explicatifs de la réalité médiatique québécoise. En ce sens, la fenêtre d’entrée choisie par Judith Dubois nous invite à pénétrer dans cet écosystème médiatique et à l’appréhender désormais à l’aune des avantages et des nuisances induits par les médias sociaux numériques. C’est vraisemblablement cette réalité qu’elle exprime dans son argumentaire en disant que : « les médias sociaux (Facebook, Twitter et autres) ont transformé, à bien des égards, la relation entre les journalistes et leur public » (2019 :1).
9Ensuite, le bien-fondé de son investigation s’apprécie aussi bien par son originalité. En effet, en plus de se démarquer d’autres recherches, l’étude de Judith est originale car elle se met du côté des producteurs pour nous livrer non seulement, les modes d’appropriation des médias sociaux mais également les mutations observées au niveau fonctionnel et socio-économique.
10Plusieurs études ont abordé cette problématique, nous pouvons citer, sans être exhaustif, les travaux de Guillaume Goosdoné (2015), Champagne (2000), et Hube (2010) qui eux, se focalisent plus sur la manière dont le marché, les nouvelles technologiques et les systèmes organisationnelles impactent les conditions de production et se répercutent in fine sur les formats journalistiques et la qualité de l’information. A ce sujet, l’enquête de Judith Dubois se distingue, d’une part, par la spécificité de la thématique traité : le travail journalistique et les sujets d’intérêt public à l’ère des médias sociaux numériques, et d’autre part, par la méthodologie d’enquête qui a permis de recueillir les avis des journalistes québécois sur chaque question.
11Malgré ses qualités intrinsèques, cet ouvrage présente néanmoins quelques limites et des points qui suscitent plusieurs interrogations. Le premier aspect concerne le cadre méthodologique en général et l’échantillonnage d’étude en particulier. Il ne s’agit pas de remettre en cause ici la rigueur de la méthode mobilisée mais de relever que pour une étude qui concernent en réalité 1317 journalistes professionnels conformément aux données de la Fédération Professionnelle des Journalistes du Québec, les seuls 393 répondants ne sont pas un véritable gage pour l’extrapolation des résultats et leur scientificité. Aussi pourrait-on se poser la question de savoir si les résultats obtenus qualitativement et quantitativement reflètent réellement la réalité de l’écosystème médiatique québécois ? Par ailleurs, il apparaît également que l’approche sociodémographique n’a pas exploré certains détails pertinents. Il s’agit notamment de la distinction entre les journalistes traditionnels et les journalistes web. Tout comme il es à souligner l’absence d’une lecture genrée de l’influence des médias sociaux sur cette corporation journalistique. A ce niveau, la question a toute sa valeur, y-a-t-il une différence dans les usages des médias sociaux entre les journalistes femmes et les hommes ?
12Enfin, au niveau théorique et conceptuel, l’ouvrage opère un ancrage local assez excessif qui se refuse de saisir le phénomène et les notions étudiés dans une perspective plus globale. Cela est très perceptible avec la notion d’intérêt public en information. Sur cette question, Dominique Payette affirme que le marché publicitaire se désintéresse de l’information qu’on appelle soit généraliste, soit sociopolitique, soit encore « hard news » c’est-à-dire de cette information qui permet les débats politiques et sociaux, bases et fondements des démocraties. Ce qu’il nomme information d’intérêt public (2010). Ce faisant, une analyse plus globale de l’économie des médias et du marché publicitaire québécois aurait permis de mieux situer les enjeux des médias sociaux et de saisir la complexité entre le choix d’information d’intérêt public et d’intérêt du public en tenant compte du contexte défavorable pour l’information d’intérêt public.
13Par ailleurs, les effets négatifs des médias sociaux sur la pratique journalistique ne profitent-ils pas d’un terrain de déséquilibre causé par la crise du modèle des affaires sur la presse québécoise ayant entraîné une baisse considérable de la déontologie journalistique et par ricochet une offre de nouvelles moins originales ? (Payette Dominique : 2013). Une étude du fonctionnement du système médiatique québécois aurait été un facteur explicatif déterminant pour mieux cerner ce désintérêt progressif pour l’information d’intérêt public dans les rédactions.
14En somme, il y a lieu de préciser que certains axes d’analyses inexplorés par Judith Dubois ne sapent en rien la qualité de son investigation, qui, sur la base d’une enquête auprès de 393 journalistes, s’atèle à montrer comment les changements liés à l’émergence des médias sociaux ont transformé le travail des journalistes québécois et surtout comment les nouveaux rapports que ces médias permettent entre les journalistes et leur public ont accentué la pression à répondre davantage à l’intérêt du public qu’à l’intérêt public.
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