French Journal For Media Research

Teresa Vera Balanza

Servir ou survivre : héroïnes et anti-héroïnes dans la fiction sérielle hispanique

Texte intégral

1Résumé : Cet article met au jour deux modalités de la fabrique médiatique du genre dans deux séries télévisées espagnoles : le feuilleton quotidien de la chaîne publique TVE Servir y proteger (2017-) et la série Vis a vis (2015-) diffusée par la chaîne privée Atresmedia puis distribuée sur la plateforme Fox Networks Group España. Toutes deux appartiennent à des genres sériels classiques – la série policière et la série carcérale – ici réadaptées aux nouveaux formats transmédiatiques. Ces deux séries chorales mettent en scène des personnages majoritairement féminins qui exercent des rôles complémentaires et des formes de protagonisme diluées. L’analyse des représentations interroge les ruptures ou la réinvention du genre sériel au regard des enjeux de diversité, d’hétérogénéité, de complexité, de mise à nu des tabous narratifs et de réflexions sur les corporéités et la sororité.

Mots-clés : femmes, représentations, genre, fiction, séries télévisées, Espagne

Abstract: This article presents two different ways of building gender representations in two Spanish TV series: the daily drama of TVE Servir y proteger (2017-) and the TV series Vis a vis (2015-) broadcast by the private channel Atresmedia and then through the platform Fox Networks Group España. Both are based on classic genres - police and prison drama- adapted to new transmedia narratives. Both series rely on a choral gallery of female characters who play complementary roles and act as soft protagonists. By analysing their performances, we try to establish whether there has been a break or a reinvention of the genre regarding diversity, heterogeneity, complexity, the breaking of narrative taboos, or reflections on bodies and sorority.

Keywords : women, gender representation, audiovisual fiction, TV series, Spain.

2L’importance de la fiction télévisuelle est substantielle du fait de sa présence dans les programmes, du volume de ses audiences, et de la persistance/du maintien d’un format classique – celui des soap operas - qui a migré vers les plateformes numériques sans presque aucune modification par rapport à ses normes dramaturgiques et narratives originales. Cette importance est d’autant plus remarquable que les séries télévisées sont parvenues à un certain degré de théorisation dans le domaine de la communication et sont l’objet d’une réflexion universitaire. Comme l’explique Cascajosa, ce changement est dû au fait qu’elles sont désormais sur un pied d’égalité avec les films et les romans dans les espaces culturellement légitimes, ce qui entraîne leur repositionnement dans la hiérarchie culturelle. Autrement dit, les séries occupent désormais une place culturelle hégémonique dans les sociétés occidentales et connaissent un processus de légitimation dû à des facteurs culturels, sociaux et technologiques (Cascajosa Virino, 2015 : 12). La publication du numéro 658 des Cahiers du cinéma, intitulé « Séries : passion américaine », et où Olivier Joyard en appelait explicitement à « L’âge d’or… et après » (Joyard, 2010) pour nous inviter à approfondir notre réflexion, en est une parfaite illustration : sortir du texte pour comprendre comment il est produit et consommé (Bonello, 2009), pour faire écho à ce que ce dossier propose.

3Comme c’est souvent le cas à propos des produits de la culture de masse, il y a un fossé entre le goût du public et l’intérêt scientifique des chercheur·es. Les fictions sérielles, comme autrefois la fiction imprimée ou télévisée – du feuilleton à la telenovela - ont toujours été les produits préférés du public mais à l’heure actuelle, elles génèrent davantage de littérature scientifique, se consolident en tant que produits culturels et s’intègrent aux rituels de consommation des classes moyennes-élevées. Il y a plus de trente ans, dans De los medios a las mediaciones. Comunicación, cultura y hegemonía (Martín Barbero, 1987), Martín-Barbero, un pionnier des études culturelles latino-américaines, décrivait la façon dont les sociétés modernes et leurs médias de masse, avec leurs formats et leurs genres populaires, s’étaient mises en place en même temps que s’étaient implantés les populismes en Amérique latine, déplaçant ainsi l’analyse des médias vers la question des médiations sociales : le cinéma mexicain durant la présidence de Porfirio Díaz, le radio-théâtre argentin sous Perón et l’assimilation de la musique « noire » dans le Brésil de Getulio Vargas. On observe ainsi l’utilité des séries en termes de communication et le rôle que peut jouer la culture populaire dans les processus de transformation sociale (Cascajosa Virino, 2015 : 261).

4 Ces éléments renvoient à ce que l’on appelle le troisième âge d’or de la télévision, où la fiction sérielle joue un rôle de premier plan en lien avec le concept d’habitus (Bourdieu, 1998) défini comme l’ensemble des schémas de production à partir desquels on perçoit le monde et on agit sur lui. L’habitus est associé à la classe sociale, étant donné que chaque position socialement occupée correspond à un champ d’expériences et de pratiques, à des catégories de perception et de jugement. Et, à son tour, l’habitus joue un rôle dans le processus de reproduction sociale.

5 La fiction sérielle espagnole, liée aux origines de la télévision publique d’état, s’est développée avec l’arrivée des chaînes de télévision privées qui ajoutèrent aux telenovelas latino-américaines des récits costumbristes1 espagnols, en particulier à partir de Médico de familia (Globomedia, 1993-1999) inaugurant ainsi le format hybride du dramedia (contraction de drame et de comédie) et permettant d’élargir au maximum le spectre des personnages, en termes d’âge, de sexe, de métier (Cascajosa Virino : 216-217) ; le changement de génération chez les réalisateurs·rices et les scénaristes permet techniquement d’augmenter les possibilités narratives en fonction de l’évolution de la société et de la vie –grâce à davantage de personnages et d’intrigues (Fiske et Hartley, 1978).

6C’est également à ce moment-là que se forgent les « anomalies hispaniques », en l’occurrence des épisodes très longs d’une durée de 60, 75 ou 90 minutes en prime-time, une tranche horaire particulièrement tardive en Espagne puisqu’elle se situe aux alentours de 22h30. à cette époque, c’est la maison de production Globomedia qui donne le tempo au niveau national : l’objectif est d’atteindre un public large grâce à une intrigue de type sociologique avec des acteurs et actrices principaux appartenant aux classes moyennes, vivant dans de grandes villes, et des personnages secondaires appartenant aux classes populaires, souvent originaires de la campagne (Cascajosa Virino, 2015 : 222). C’est justement dans la série Médico de familia où l’on voit jouer pour la première fois Luisa Martin, l’héroïne de Servir y proteger, qui interprétait alors une domestique andalouse : si elle incarnait autrefois « la Juani »2, elle est désormais l’inspectrice Miralles et change de statut, en passant d’un personnage subalterne et marginal à un personnage de premier plan doté d’un pouvoir de décision.

7Toutes ces séries chorales, où les personnages évoluent au sein d’une famille d’abord, dans un milieu professionnel ensuite, se caractérisent par un excès de personnages, d’intrigues et de sous-intrigues ainsi que par leur durée (Cascajosa Virino, 2015 : 223) pour occuper une position de leader sur le marché national, limitant ainsi leur projection à l’international.

8 Il convient de rappeler néanmoins que l’Espagne est le cinquième exportateur mondial de produits audiovisuels et qu’il y a de nombreuses ressemblances avec la fiction télévisuelle européenne. Si le public espagnol privilégie les contenus nationaux en général, c’est parce qu’ils reflètent un imaginaire plus proche du sien. Il en va de même dans les autres pays européens : la télévision commerciale recherche un public de masse, la télévision publique ne renonce pas au public quant à elle mais se spécialise dans le traitement du patrimoine culturel national et la télévision payante, enfin, séduit un public privilégié en quête d’expériences nouvelles (Cascajosa Virino, 2015 : 226). C’est aussi pour cela que nous souhaitions comparer ces deux séries, Servir y proteger et Vis a vis3, car l’une est diffusée sur une chaîne publique et l’autre sur une plateforme payante.

9Après l’étape des années 90 précédemment décrite, le début du XXIe siècle est marqué par des séries télévisées étrangères qui connaissent un succès international comme Sex and the city (HBO, 1998-2004) ou Desperate housewives (ABC, 2004-2012). La fiction sérielle espagnole s’enrichit de son côté de deux chaînes, Cuatro et La Sexta, qui misent sur des épisodes quotidiens, imposant ce format dans les grilles de programme tout en rénovant les thématiques. à cette époque c’est la maison de production Bambu qui occupe la première place sur le marché national, fière de créer des histoires à partir de relations familiales dysfonctionnelles en puisant dans différents genres - essentiellement le thriller et le mélodrame -, avec des acteurs nouveaux et d’autres plus anciens et qui viennent du cinéma, sur des plateaux de tournages qui ressemblent à des plateaux-télé, situés dans des lieux variés, souvent à la campagne, avec une finition de qualité et des formats internationaux, plus courts (épisode entre 45 et 50 minutes) (Cascajosa Virino, 2015 : 231-233).

10Comme on le voit, ces différentes étapes ne répondent pas seulement à des phases chronologiques mais également à des nouveautés, en matière de narration, d’espaces de production audiovisuelle et de publics diversifiés, ce qui prélude à la situation actuelle caractérisée par l’hégémonie des plateformes de VOD. Selon Vincent Colonna (2010), le succès de la fiction sérielle est lié à son efficacité narrative, elle-même liée à une esthétique de la tension. Selon Molinuevo (2011 : 17), elle ne prétend pas proposer des représentations stéréotypées qui déclenchent un processus d’identification (Caldevilla, 2010 ; Chicharro, 2013 ; Menéndez, 2014), mais au contraire différentes, plus diversifiées, qui permettent des options nouvelles, voire non hétéro-patriarcales (González de Garay Domínguez, 2009 ; Ruiz Muñoz et Pérez-Rufi, 2020).

La fabrique du genre dans deux fictions sérielles : une galerie de portraits d’anti-héroïnes

11Dans cette partie, nous traitons de la construction du genre dans deux productions récentes, Servir y proteger et Vis a vis, choisies en fonction de plusieurs critères : d’abord, parce qu’elles sont chorales et que la plupart des personnages sont des femmes ; ensuite, parce que ce sont des productions créées pour une télévision généraliste mais influencées par les nouveaux modes de consommation liées au plateformes de VOD ou autre - il faut prendre en compte le fait que ces habitudes de consommation différentes correspondent à des publics différenciés avec, d’un côté les consommateurs·rices habitué·es à un contenu séquencé et quotidien et, de l’autre, les consommateurs·rices habitué·es à des contenus séquencés mais non consécutifs, soit deux générations bien différentes de (télé)spectateur·rices. Malgré ces mutations, les deux séries appartiennent à deux sous-genres classiques –la série policière et la série de prison-, deux univers désormais peuplés de femmes qui franchissent de façon plus nuancée que dans les célèbres narco-séries la frontière ténue entre le bien et le mal, entre la prudence et le délit, entre l’ordre et la transgression. L’analyse des éléments de nouveauté et de ceux qui, au contraire, persistent dans les dichotomies et les hiérarchies de genre vont nous permettre de mesurer le degré de déconstruction du genre. Nous nous concentrerons sur la série quotidienne de la TVE Servir y proteger (2017-)4 puis sur la série Vis a vis (2015-), d’abord diffusée sur Atresmedia puis sur Fox Networks Group (FNG) España5. Il y défile toute une galerie de personnages féminins de premier plan dans le commissariat et dans la prison, dans l’espace quotidien du quartier et dans le non-lieu oppressant et irréel du pénitencier. Plus que sur l’identification du public, ces séries jouent sur la diversité même : de classe sociale, de classe d’âge, d’orientation sexuelle. Elles correspondent à la dernière étape de la production hispanique où les chaînes généralistes, comme les chaînes publiques et les plateformes payantes ont fait le pari d’un format de fiction sérielle choral qui propose, au moins en principe, des alternatives : rompre avec l’invisibilité (Fernández Morales, 2006 : 11), proposer des images plus diversifiées des situations personnelles et professionnelles (Lacalle et Gómez, 2016) ou construire des personnages plus complexes (Tous-Rovirosa et Aran-Ramspott, 2017). Des voix autorisées attribuent justement ces changements à la participation croissante des femmes à la production audiovisuelle, en tant que réalisatrices, scénaristes, productrices, toutes créatrices de fictions sérielles (Nuñez, Silva et Vera, 2012 ; Simelio Solà et Forga Martel, 2014 ; Cascajosa Virino et Martínez Pérez, 2016 ; Cascajosa Virino, 2017 ; López Rodríguez et Raya Bravo, 2019 ; Nuñez et Vera, 2020).

12Sur le plan méthodologique, nous nous appuyons sur les catégories d’analyse des représentations définies par Menéndez (2014) pour les élargir :

  • situation professionnelle des femmes par rapport aux hommes, en termes de hiérarchie

  • rôle des personnages, plus particulièrement en fonction des oppositions domestique/public et personnel/professionnel

  • utilisation et (ré-)appropriation de l’espace intérieur/extérieur, en termes d’agentivité

  • existence/absence de mécanismes de compensation par rapport à la transgression du rôle de genre

13Catégories auxquelles nous ajoutons le récent indice de diversité, qui prend en compte le genre du personnage, son orientation sexuelle, sa classe d’âge et sa nationalité (Marcos Ramos, González de Garay et Arcila Calderón, 2020) que nous complétons par l’origine afin d’identifier des personnages appartenant à la deuxième ou troisième génération d’Espagnol·es d’origine étrangère.

14Servir y proteger retrace la vie d’un quartier à partir de son commissariat de police avec des arcs narratifs où le corps de la Police Nationale interagit avec les habitant·es selon une modalité hybride de la sitcom qui mélange espaces domestiques et professionnels. Le titre de la série fait allusion à la devise de la Police Nationale. L’action se situe au sud de Madrid, dans un quartier périphérique où se concentrent des classes moyennes-basses. Plus qu’une série d’action, il s’agit d’un mélodrame avec des intrigues policières dont l’essentiel se situe dans les relations humaines, les sentiments, les ambitions, les trahisons, etc. L’intérêt de la série ne tient pas seulement au fait que les femmes sont plus nombreuses à jouer des rôles de premier plan, mais aussi au fait que les deux rôles principaux sont tenus par des femmes : l’inspectrice en chef Miralles, l’agente la plus ancienne dans le métier, et l’inspectrice Alicia Ocaña ; elles sont accompagnées par d’autres agent·es dont un commissaire, au rôle secondaire, et d’autres personnages appartenant à leur cercle familial ou professionnel. Les enquêtes concernent de petits délits dans l’échelle criminelle mais elles peuvent être présentées sous un angle social conflictuel : problèmes liés à l’immigration, aux expulsions, à la violence de genre, traités dans une perspective qui fait la part belle à l’humanisme et à l’émotion, en parfait accord avec le titre de la série.

15 Sans aucun doute, les histoires de femmes policières font partie intégrante de l’histoire de la télévision. Depuis ses origines, elles ont été un moyen adapté pour rompre avec le stéréotype de la passivité féminine mais aussi pour réfléchir à l’autorité des femmes et, de façon indirecte, pour introduire des problématiques nouvelles. Dans Defining Women: Television and the Case of Cagney and Lacey (1994), Julie D’Acci explore la construction du genre et la négociation autour du sens à donner à la condition féminine dans cette série pionnière où deux femmes jouent le rôle de deux inspectrices de la police de New York. D’Acci s’appuie notamment sur les rapports de force entre l’industrie audiovisuelle et les groupes féministes de l’époque pour dire ce que les femmes pouvaient ou ne pouvaient pas faire dans les années 80, une fois que les changements sociaux et légaux accompagnaient enfin la transformation de la société. La thèse de la chercheuse s’appuie non seulement sur l’analyse des contenus mais également – comme Joyard invitait à le constater - sur les documents afférant à la maison de production, la chaîne, les agences de publicité et le public qui voient dans cette série un programme féminin et féministe. Il faut entendre cela dans un sens très large, comme le soulignent également Tous et Aran (2017) ; ce n’est pas seulement le jeu des acteurs·rices mais également la représentation des rôles de genre, du pouvoir de décision, de l’agentivité de la gestion des affaires personnelles et professionnelles et de la position des femmes dans les hiérarchies sociales qui accompagnent ces changements. C’est également ce qui se produit dans Servir y proteger, de façon explicite dans le jeu des acteurs·rices mais aussi de façon implicite dans les récits narratifs.

16 De telles séries permettent également de représenter d’autres formes d’exercice du pouvoir, plus collectives, moins compétitives, y compris au sein de la structure hiérarchisée du corps policier ; en ce sens, elles contrecarrent d’autres mises en récit du patriarcat qui placent des femmes en situation de pouvoir pour remettre en question leur courage, leur compétence, leur légitimité et, par-dessus le marché, pour faire rire6.

17 Servir y proteger a un taux d’audience quotidien moyen7 de 10% dans la tranche horaire de 16h ; le directeur de la maison de production Plano a Plano, César Benítez, déclare ouvertement qu’il cherchait une parfait harmonie entre l’histoire et le profil du public des chaînes publiques dans cette tranche horaire : « Nous voulions une fiction avec des héroïnes actuelles et nous voulions pouvoir aborder tous les thèmes d’actualité depuis le point de vue de personnes qui sont au service des citoyens et qui doivent rendre compatible cette mission avec leur vie personnelle »8. C’est ce public qui a l’habitude d’une réception quotidienne et continue, comme autrefois le public de radio-théâtre ou de telenovelas, témoignant de la pertinence des théories sur les usages et les gratifications liées au rythme quotidien, donc rituel, des habitudes de consommation audiovisuelle. Le rythme est également un aspect pris en compte par l’équipe des scénaristes : « la série a un rythme très soutenu, très différent des autres séries […]. Jamais en Espagne, on n’avait fait une série policière quotidienne. Notre objectif est que les téléspectateurs finissent par considérer ces policiers comme un membre de leur famille », déclare le créateur de la série, Tirso Calero. S’agissant des personnes impliquées dans la fabrication de la série, ces déclarations ne servent qu’à réaffirmer ce qui est déjà visible. La série a d’autres références et d’autres modèles, le plus évident étant sans doute la série britannique Happy Valley9, où la sergente Catherine Cawood de la Police du Yorkshire poursuit l’homme responsable du suicide de sa fille, l’enquête policière se mêlant ainsi aux aléas de l’histoire familiale. Il est important de remarquer que le lien entre les personnages jeunes et les personnages adultes est fondamental dans ces histoires.

18 Le poids de l’intrigue repose, comme nous l’avons dit, sur l’inspectrice en chef Miralles et sur l’inspectrice Ocaña, deux femmes de génération différente qui incarnent également la transition entre la première génération de femmes ayant eu accès aux métiers de la police de façon exceptionnelle et une troisième génération où la présence des femmes dans les forces de l’ordre est désormais significative10. Parmi les éléments originaux dans le traitement des rapports entre ces deux femmes, et contrairement à ce que l’on voit dans le cinéma commercial et dans d’autres formats audiovisuels, il n’y a pas de compétition ni de rivalité mais une relation de mentorat11 entre elles, qui souligne la valeur de l’expérience, de la collaboration et, même, de la hiérarchie au sens où elle justifie l’assignation d’un degré de responsabilité différencié.

19 Tous les tandems de la série sont construits de la même façon, sur une combinaison de variables de sexe, de genre, d’expérience, qui intègre également l’orientation sexuelle, l’origine géographique et ethnoraciale. Si le tandem Miralles-Ocaña précédemment mentionné fonctionne selon le principe du mentorat, le tandem Ocaña-Batista fonctionne quant à lui sur le principe de l’amour comme solution aux problèmes de différences sociales, comme dans les telenovelas. Le tandem Guevara-Aguirre12 est le plus complexe car il concentre les différences d’âge, de genre, d’origine et d’orientation sexuelle ; Lola et Espe sont les deux agentes chargées de l’Unité d’Attention à la Famille et aux Femmes13 du fait de leur proximité avec les personnes qui ont recours à ce service.

20Le jour de l’inauguration de la série, le 24 avril 2017, Nicolás Romero, sous-directeur de TVE, qualifiait la série en ces termes : « Il s’agit de refléter la vide d’un commissariat où les personnages féminins sont très forts. C’est une série d’aujourd’hui, sans complexes »14. à propos de l’importance des personnages féminins, il n’y a pas de doute à avoir : 9 des 15 personnages et parmi eux les principaux, sont des femmes. La série est moderne car le rôle de la Police Nationale en tant que service public y est valorisé dans un pays au passé autoritaire où les forces de sécurité sont identifiées à la répression. Elle est également qualifiée de « série sans complexes » car les séries policières espagnoles n’ont pas à rougir de la comparaison avec leurs homologues américaines où il y a plus d’action. Ici, un commissariat de quartier et une police de proximité remplacent l’action par l’identification, par l’intégration du quotidien dans l’histoire15.

21En tant que récit choral, la série fait intervenir des hommes et des femmes d’âges différents, de métiers différents ainsi que des personnes issues des minorités, comme le personnage de Salima, serveuse marocaine, le personnage d’Olga, fille adoptive de l’inspectrice Miralles d’origine russe, et plus particulièrement le personnage de Nacha Aguirre, officier de police d’origine colombienne16 qui incarne un personnage racisé et homosexuel. À la différence d’autres séries, et c’est peut-être un signe de maturité narrative, l’intrigue secondaire qui lui est consacrée ne raconte pas la découverte de son homosexualité ni la conquête d’une visibilité. Dans la première saison de la série, Nacha Aguirre a une relation ponctuelle avec l’agente Laura Escalada puis une relation stable avec la psychologue Teresa Ronda. Son personnage permet d’intégrer à l’intrigue principale des intrigues secondaires liées à la discrimination, voire au crime de haine, à cause de l’origine et/ou de l’orientation sexuelle.

22 En analysant la distribution des personnages en fonction des saisons, on voit que la série construit un univers très étendu mais pas exactement diversifié, comme en témoigne ce graphique qui souligne l’importance des rôles féminins, mais qui relègue à la périphérie de l’histoire, comme nous l’avons dit, les personnages d’origine étrangère ainsi que ceux qui échappent à l’hétéronormativité.

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23Outre les personnages et les intrigues, les lieux participent eux aussi à l’originalité de la série. La série se passe dans trois endroits : le commissariat, les commerces du quartier –un bar, un primeur et une entreprise de transports-, la maison médicale et les logements des personnages principaux caractérisés par une différence de statut social qui ne correspond pas nécessairement à leur position dans la hiérarchie policière : un appartement modeste, un appartement petit mais moderne, un appartement grand et moderne, un logement luxueux et un logement spacieux pour une famille monoparentale, qui apparaissent toujours à l’écran précédés d’une image d’extérieur permettant de les localiser. L’appartement petit mais moderne est celui de l’inspectrice Miralles qui vit avec son mari, médecin généraliste à la maison médicale et avec leur fille adoptive. L’appartement grand et moderne abrite une colocation de plusieurs jeunes policiers. Le logement spacieux est celui de l’inspectrice Ocaña qui vit avec son père, avocat. Dans l’appartement modeste, cohabitent l’agent Batista et son frère, délinquant. Quant au logement luxueux, c’est celui du patron de l’entreprise de transports, également narco-trafiquant, Fernando Quintero. En ce qui concerne les autres commerçant·es, notons que le bar est tenu par une femme célibataire, María, et le primeur est un veuf aidé de son fils… Finalement, la série montre toutes les possibilités de cohabitation entre personnes du même sexe ou de sexe différent, entre personnes du même âge ou d’âge différent. C’est assez innovant car jusqu’à maintenant la plupart des relations mettaient en scène des personnes hétérosexuelles et privilégiées. De la même façon, on sera sensible au fait que les femmes actives ne sont pas focalisées sur une obsession de type romantique (comme dans Ally McBeal ou Bridget Jones) ; il y a des couples dans la série, d’autres qui se forment mais l’accent n’est pas mis sur la tension sexuelle entre les partenaires ni sur le moment de la rencontre.

24 En outre, les thèmes abordés révèlent certaines évolutions et acquièrent une fonction didactique, voire militante, dans la valorisation du rôle de la police de proximité. Dans la première saison, le fil principal de l’intrigue est le trafic de drogue à l’échelle nationale, puis dans la deuxième, à l’échelle internationale avec l’apparition d’un trafiquant colombien auquel succède –dans les derniers épisodes- sa veuve ; le changement de saison à l’épisode 200 peut être considéré comme paradigmatique de ces évolutions puisqu’il réunit dans une sorte de tragédie nuptiale le mariage d’Ocaña et Batista et l’arrivée en Espagne du cartel colombien ; une combinaison inédite des deux modèles hispano-américains : la telenovela et la narco-série. Les intrigues secondaires ont abordé successivement les crimes sexuels, le cyberharcèlement, la violence sexiste, l’homophobie, la xénophobie, la maltraitance des personnes âgées et les maladies, comme le cancer d’une inspectrice de la Police des Polices ou les troubles psychiques. Le traitement de ces sujets, dans un cadre fortement prescriptif qui s’appuie sur les personnages secondaires du médecin généraliste Antonio Torres et de la psychologue Teresa Ronda, permettent non seulement la visibilisation des problèmes mais également leur contextualisation avec les aides dont peuvent bénéficier les citoyen·nes, les protocoles qui peuvent être mis en place, etc17. En ce sens, la série remplit une mission de service public : elle présente des cas individuels, contextualisés, auxquels sont apportés des solutions.

25Ce n’est pas seulement le traitement de la question de la violence de genre, mais également celui de la xénophobie ou de l’homophobie qui ont permis à cette série de se démarquer. Malgré l’évolution de leur construction, les personnages féminins restent liés à la nature, à l’émotion, à la sphère domestique, ce qui justifie ensuite leur assignation à la sphère privée dans le contrat sexuel qui les lie aux hommes (Pateman, 1995) ; cependant, ce lien est géré de façon plus autonome, moins conflictuelle, comme s’il faisait partie intégrante des personnes. Le travail, l’activité professionnelle de tous les personnages, qu’ils soient hommes ou femmes, est un motif de satisfaction et non plus de tension18. Il peut même devenir une source de plaisir et/ou de pouvoir.

26Diffusée simultanément, Vis a vis se situe dans un autre Sud, la prison Cruz del Sur (Croix du Sud)19 où il est question de survie. Malgré l’absence de référent spatial, la redondance du titre semble faire écho au parallélisme entre méridionalité et criminalité. Bien que se situant dans une prison, un « non-lieu » (Augé, 2017 [1992]), c’est-à-dire un lieu sans identité, sans histoire, sans relations, la série fait de ce « non-lieu », un lieu anthropologique de la mémoire grâce aux flash-backs et un cadre où l’anonymat, paradoxalement, rend possibles des relations de coexistence.

27 Parallèlement, le temps est constamment rythmé par des activités récurrentes comme, par exemple, les repas. Néanmoins, la sensation du passage du temps s’estompe devant l’absence de lumière naturelle ; l’atmosphère est oppressante et ce n’est que rarement que le passage du temps est marqué par l’alternance des espaces du dedans (les galeries, las cellules, le réfectoire, l’infirmerie, les bureaux) avec ceux du dehors : la cour se distingue en renvoyant à la réalité extérieure, ainsi que le recours aux images d’un faux documentaire où les personnages principaux regardent face caméra pour interpeller les spectateurs·rices et les impliquer dans leurs expériences de vie20 avec plus de vraisemblance.

28 L’expression « vis-à-vis » renvoie au face-à-face entre la personne incarcérée et une autre personne, en général son ou sa partenaire, à l’abri de toute surveillance pour faciliter les rapports intimes. L’avertissement n’est pas superflu : la série va loin en matière de scènes de sexe, particulièrement entre femmes, étant donné qu’il s’agit d’une prison pour femmes, mais également en matière de scènes de violence, notamment sexuelle, entre prisonnières ainsi qu’entre prisonnières et surveillantes –et de façon plus brutale encore.

29 La galerie de personnages de prisonnières est variée : des femmes d’âges divers, d’origines géographique et ethnique diverses, avec des parcours de vie divers et, par conséquent, condamnées pour des raisons diverses : malversation, trafic de drogue, d’armes et/ou de personnes, assassinat. La série s’appuie sur une intrigue principale, destinée à prouver l’innocence du personnage principal et qui se nourrit de la hiérarchie dans les relations, de l’enjeu des leaderships, des conflits entre clans, ainsi que sur des intrigues secondaires centrées sur les relations personnelles.

30 Cependant, bien que le lieu de l’action soit indéfini, ce qui apparaît clairement – comme dans Orange is the new black (Netflix, 2013-) -, c’est que le pénitencier de la série est un établissement privé et non pas public. Dans le cas de la série américaine, cela apparaît de façon explicite à travers les coupes budgétaires, alors que dans la série espagnole cela apparaît de façon implicite dans le fait que la gestion semble se faire à l’écart de tout contrôle, renforçant l’impunité, l’arbitraire et, dans certains cas, la violence. Il n’y a pas ouvertement de critique, mais cette situation contribue à créer une dystopie terrifiante. Si Foucault expliquait déjà dans Surveiller et punir (1975) le processus de soumission des corps par lequel l’être humain devient propriété de l’État, ce même État privatise désormais cette fonction en la déléguant à d’autres tout en l’accentuant. C’est d’autant plus paradoxal que le délit de l’héroïne, Macarena, ne consiste qu’en une arnaque, avec blanchiment d’argent et détournement de biens, à laquelle elle ne doit sa participation qu’à sa condition « féminine », c’est-à-dire comme employée et compagne de celui qui en est à l’origine. C’est pour cette raison que Macarena ne doit pas seulement survivre physiquement mais aussi psychiquement, ce qui implique la déconstruction totale de son rôle de genre.

31 Si l’ambiance au sein de la prison est oppressante et sombre, l’uniforme des prisonnières est au contraire jaune et rappelle celui, orange, d’Orange is the new black. Il s’agit bien sûr d’identifier les prisonnières de façon voyante mais comme tout uniforme, il les prive d’individualité. Le jaune –comme l’orange- contraste avec les tons sombres –bleu, noir- des uniformes des surveillantes, des gestionnaires, de toutes les personnes qui exercent un pouvoir sur les prisonnières. Néanmoins, la lutte contre la domination passe aussi par l’individualisation des sujets au-delà de l’uniformisation.

32 Comme le suggèrent le titre et le fil conducteur de l’intrigue, il est bon de rappeler que les liens entre prison et lesbianisme ne sont pas nouveaux dans les fictions sérielles de prison comme on peut le voir dans Prisoner, Cell Block H (Network Team, Australie, 1979-86), son remake Wentworth (2013-), Women in prison (Fox, 1987-1988) ou Bad Girls (ITV, 1999-2006). Cependant ces fictions sont plus complexes qu’il n’y paraît. Quand la série australienne a commencé à être diffusée en janvier 1979, la presse a utilisé le slogan suivant : « Si tu crois que la prison est un enfer pour un homme, alors imagine ce que ce doit être pour une femme », donnant ainsi une nouvelle dimension à une perspective différenciée devenue nécessaire.

33Ainsi, dans ce microcosme qu’est la prison, la domination s’exerce à trois niveaux : elle est sexiste entre les prisonnières et les surveillantes, elle est raciste entre les différents clans de prisonnières et elle est classiste entre celles qui ont de l’argent et celles qui n’en ont pas. Le lien étroit entre patriarcat et capitalisme, également visible dans ce cadre, contribue à perpétuer l’oppression des femmes et d’autres groupes subalternes.

34 Tout comme Orange is the New Black (Martínez García et Aguado Pelaez, 2017), Vis a vis visibilise une diversité féminine et mêle des identités non seulement du point de vue du genre, mais aussi de l’apparence physique, de la classe, de l’origine et de l’orientation sexuelle. Selon l’indice de diversité précédemment cité (2020), Vis a vis se situerait à un niveau de 1,25 sur une échelle de 4, soit le double de la moyenne des séries espagnoles. Outre la diversité des représentations, l’analyse des discours sur les corps et les sexualités féminines s’avère très éloquente. En effet, ils bénéficient du pari fait sur la présence féminine et la sororité dans d’autres produits télévisuels, mais ils visibilisent également des groupes sociaux traditionnellement exclus des sphères de pouvoir et ils problématisent la vie des femmes, loin des représentations physiques, raciales et sexuelles normées.

35Platero (2012) estime qu’un bon régime de représentation doit prendre en compte trois critères : la visibilisation, la problématisation des identités féminines et une certaine dose de transgression au niveau des thèmes traités. La visibilisation se traduit par une distribution chorale des rôles où les cas représentés, et c’est particulièrement vrai dans la série qui nous occupe, bien qu’archétypiques, doivent être vraisemblables : ni trop stéréotypés, ni trop manichéens. Zulema Zahir (Syrienne d’adoption), Saray (Gitane), Sole (Colombienne), Anabel (Galicienne), Macarena (Madrilène), Rizos21 (métisse d’origine caribéenne), plus toute une galerie de personnages secondaires qui dessinent une géographie plurielle et redessinent les assignations des groupes par nationalités, en constante augmentation saison après saison, au point que dans la dernière ces femmes forment un groupe en conflit avec les prisonnières chinoises. Cela amène à envisager les identités féminines non plus seulement en termes individuels mais également en termes relationnels, à travers des alliances interpersonnelles entre les prisonnières, entre les prisonnières et leurs geôliers, entre les prisonnières et le monde extérieur. Quant à la dimension transgressive, elle est visible dans le jeu contre-hégémonique d’exhibition, de réappropriation et d’utilisation des corps (comme le font les Femen par exemple), afin de perturber, d’incommoder les spectateurs-rices qui se trouvent confronté·es à des scènes de viol, de maltraitance, d’agression, de soumission, d’abus de pouvoir, de prise de drogue, ainsi que dans le fait de montrer des corps divers et non normés.

36 Nous faisons l’hypothèse que ces séries fondent leur renouvellement sur la réappropriation des corps et la libération de la parole sur les sexualités féminines comme le prouve l’évolution du personnage de Macarena (devenue Maca), dans ses relations intimes, d’abord avec Fabio, ensuite avec Rizos, où la domination, la discrimination, le pouvoir et le contrôle sont envisagés comme des formes de violences structurellement patriarcales. D’une part, sa relation avec Fabio l’ancre dans sa vie extra-pénitentière, dans son hétérosexualité normative, dans l’ordre dominant. Et d’autre part, sa relation avec Rizos, à laquelle elle s’accroche de façon un peu désespérée, en quête d’un peu de chaleur et de tendresse et malgré la rivalité avec Saray, sa compagne « officielle », lui permet de lutter contre ses propres préjugés.

Rupture ou réinvention : le genre en débat

37En définitive, bien qu’elles occupent le devant de la scène, nos anti-héroïnes télévisuelles (Buonnano, 2017) attestent des changements de rôles de genre et des nouvelles dynamiques entre les personnages en se voyant réassignés des rôles jusqu’alors réservés aux hommes : elles incarnent des mafieuses, des narco-trafiquantes, des mères abusives, des prisonnières, des rustres. Comme dans Gomorrah, Mafiosa, The Wire, The Sopranos, Sons of Anarchy, Orange is the New Black, et Antimafia Squad, la race et l’orientation sexuelle font partie de la transgression, non seulement dans les faits, mais également dans leurs conséquences sur la féminité, la maternité, l’identité. Et si les anti-héroïnes sont transgressives, les héroïnes doivent l’être à leur tour. Dans tous les cas, les unes et les autres, qu’elles soient antagonistes ou non, débordent les cadres sociaux et économiques des séries. Ces anti-héroïnes construisent une nouvelle version de la féminité, non pas comme contrepoint du héros (Geraghty et Weissmann, 2016) mais comme décentrement par rapport à la masculinité dans une réelle dynamique de révolution créatrice. Elles signifient une étape postérieure par rapport aux héroïnes féminines non seulement parce qu’elles sont diverses mais aussi parce qu’elles sont construites sur d’autres ordres symboliques plus en accord avec l’agenda féministe, inaugurant ainsi un véritable troisième âge d’or de la télévision que Buonnano fait commencer avec la mort de Toni Soprano (au sens freudien de la mort du père), qui se caractériserait par une nature polyédrique et polyphonique, et par un discours nouveau, divers et empouvoiré sur les identités féminines (Buonnano, 2014).

38 La rupture avec l’ancien modèle est narrative mais aussi structurelle ; en questionnant la place du héros, on fait évoluer les intrigues et le sens même du récit, l’action se dilue et le caractère héroïque du personnage aussi, d’où le titre de cet article, créé à partir d’un jeu de mots s’appuyant sur le nom des séries étudiées, sur les précédents rôles des personnages principaux (du service domestique dans la comédie familiale au service public, de la survie dans la rue à la survie en prison) et, finalement, sur le discours lui-même. Du service à la survie car ce sont les axes autour desquels s’articulent ces deux séries et parce que c’est également l’itinéraire parcouru par les femmes dans la fiction hispanique : du rôle de subalterne à la bataille pour le premier rôle, avec les hommes, avec les autres femmes, et surtout contre le système patriarcal.

39 La tendance décrite dans les deux séries coïncide avec une représentation de personnages féminins plus complexes, à la fois plus inclusive et plus juste, comme si leurs présence qualitative et quantitative sur les écrans rendait une justice sociale symbolique aux femmes, loin des images simplificatrices et stéréotypées. Ce n’est pas tant que la réalité des femmes a changé, c’est plutôt que la fiction télévisée renoue avec la diversité de ses publics, de tous ses publics, qu’ils soient traditionnels ou contestataires, et ce, malgré les contradictions que cela génère.

40 Mais les spectateurs-rices partagent-ils/elles les analyses que nous faisons ici ? Ferons-nous les mêmes erreurs que nos prédécesseur.ses qui méprisaient les genres et les formats populaires ?

41 Comme nous l’avons vu, les séries télévisées constituent un espace privilégié pour explorer le développement identitaire, non seulement à travers la représentation d’images construites d’hommes et de femmes, mais aussi et surtout par l’incorporation de discours sur l’intimité, sur la sexualité et sur les relations affectives, dont le niveau de signification dépend de l’interaction entre les sujets et les textes (Livingstone, 1995 ; Morley, 1994). Prendre en compte les lectures des spectateurs·rices, ce n’est pas affirmer qu’il y a toujours des lectures critiques ou que toutes les lectures se valent, mais c’est mettre en relief le fait que, sans ces lectures, l’analyse est inachevée.

42Dans ce sens, les trois types de décodage conceptualisés par Hall (2004) restent utiles pour savoir si une personne adhère sans questionnement à la totalité d’un discours (lecture dominante/préférentielle), si elle adhère à une partie d’un discours mais en rejette une autre (lecture négociée) ou si elle rejette, voire subvertit, un discours (lecture oppositionnelle).

43Dans Vis a vis, il est important de le redire, le public est plutôt plus actif dans le suivi et dans le propre déroulement de la série grâce aux réseaux sociaux et autres canaux d’interaction, ce qui n’est pas étonnant au vu de son profil (plus jeune, plus proche des natifs numériques), ce qui n’empêche pas qu’il y ait des décodages variés. Dans les séries ici étudiées, étant donné le très large éventail de personnages, on pourrait s’attendre à ce que les lectures reposent sur l’identification. Pourtant les lectures les plus récurrentes sont négociées comme en témoignent les espaces d’expression du public. Dans le cas de Vis a vis, l’activité des fans a donné lieu à ce qu’on a appelé « la vague jaune », puis au bout d’une an et demi à la création de la troisième et de la quatrième saisons ainsi que d’un spin-off intitulé : Vis a vis: el oasis, en guise de conclusion de la série.

44Ce n’est pas aussi évident dans Servir y proteger, justement du fait du profil du public qui se situe dans une autre tranche d’âge, qui a d’autres pratiques médiatiques et qui utilise les forums pour exprimer des inquiétudes. Ainsi, le passage en revue de forum de Fórmula TV révèle que les interventions les plus fréquentes concernent le développement de l’intrigue principale puis des intrigues secondaires, et plus spécifiquement les histoires d’amour hétéro-normatives : Alicia et Rober, Alicia et Iker, et un ou une partenaire pour Espe, quoique dans ce dernier cas, il y a des réactions très variées. Cependant, on observe sur Youtube l’appropriation, la création et le partage (Burns, 2008) de contenus –produsage- à partir de la fragmentation du récit et notamment de la relation homosexuelle entre l’agente Nacha et la psychologue Teresa, l’objectif étant de créer des interactions autour de cette histoire22. Nous pouvons en conclure que les séries changent et que les publics en font des lectures traditionnelles et hétéro-normatives, tout autant que des lectures subalternes qui valorisent l’incorporation de la diversité et ce qu’elle permet en termes d’amplitude des discours et d’élargissement des horizons.

Conclusion

45 Voilà où nous en sommes, dans le constat de ruptures : ruptures dans les représentations, à travers la diversité physique, l’hétérogénéité malgré l’uniforme, la complexité des personnages (prise en compte de données telles que la discrimination et la contestation) ; ruptures avec les tabous narratifs, à travers les réflexions sur le corps ou la sororité. Dans la certitude aussi que le champ médiatique est un espace de compétition entre le conservatisme et le progressisme. Le dilemme cessera grâce à ceux et celles qui pourront intervenir dans ce champ et il apparaît clairement qu’ils et elles sont de plus en plus nombreux·ses à le faire, heureusement.

Bibliographie

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Notes

1 Le costumbrisme (de costumbre : tradition, mœurs) est un dérivé du réalisme littéraire espagnol du XIXe siècle (NDT).

2 Le Diccionario panhispánico de dudas s’intéresse précisément à l’utilisation de l’article avec des noms de personnes en espagnol ; il précise que les noms de personnes s’emploient normalement sans articles dans la langue soutenue et que l’antéposition de l’article est propre à un langage populaire. Dans la série, l’article souligne l’appartenance de classe et le genre du personnage de la domestique.

3 Respectivement, Servir et protéger et Derrière les barreaux (NDT).

4 http://www.rtve.es/television/servir-proteger/serie/ [consulté le 30.11.2020]

5 Troisième saison disponible sur : https://visavisenfox.foxtv.es/ [consulté le 30.11.2020]

6 C’est le principe de l’histoire de films à succès comme Working girl (1988), The Devil Wears Prada (2006), ou The proposal (2009), très emblématiques du sexisme dans la comédie de situation.

7 https://www.formulatv.com/series/servir-y-proteger/audiencias/ [consulté le 30.11.2020]

8 http://vertele.eldiario.es/noticias/TVE-serie-britanica-inspirado-Servir-proteger_0_1895210474.html [consulté le 30.11.2020]

9 https://elpais.com/cultura/2016/03/10/television/1457593260_145759.html [consulté le 30.11.2020]

10 En 2019, fut célébré le quarantième anniversaire de l’incorporation des femmes dans la Police Nationale. C’est en effet le 30 juin 1979, seulement quelques semaines après l’entrée en vigueur de la Constitution Espagnole, que 42 femmes accédèrent pour la première fois dans l’histoire au Corps Supérieur de la Police, majoritairement affectées aux enquêtes. à l’heure actuelle, la Police Nationale compte plus de 9500 femmes dans ses rangs et devient le corps policier le plus féminisé du pays avec plus de 15% de son personnel. https://www.policia.es/prensa/20191105_2.html [consulté le 30.11.2020]

11 http://www.rtve.es/alacarta/videos/servir-y-proteger/servir-proteger-ocana-miralles-companeras-amigas/3992459/#. https://www.youtube.com/watch?v=cZOK4yAfCV8 (jusqu’à la troisième minute) [consulté le 30.11.2020]

12 http://www.rtve.es/alacarta/videos/servir-y-proteger/servir-proteger-nacha-elias-no-soportas-sea-lesbiana/3995392/# [consulté le 30.11.2020]

13 Les Unités d’Attention à la Famille et à la Femme (UFAM en espagnol)*, créées en 2015, sont des unités policières spécialisées dans la lutte contre la violence sexiste, la violence domestique (agression de mineur.es, de personnes âgées, entre personnes vivant sous le même toit), la violence sexuelle (viol, harcèlement, exhibitionnisme). Elles développent une attention intégrale en coordination avec d’autres forces de sécurité, avec les services de la protection sociale et les ONGs. BOE nº 299 de 15 de diciembre de 2015. *NDT

14 http://vertele.eldiario.es/noticias/Servir-proteger-TVE-relevancia-mujeres_0_1889511069.html [consulté le 30.11.2020]

15 Plusieurs séries françaises ont également choisi de changer les rôles principaux, en modifiant la construction du personnage principal et le point de vue du récit, et en intégrant à l’intrigue principale des éléments de la vie personnelle de ce même personnage, voir Alice Nevers. Le juge est une femme (1993-2002) ou Candice Renoir (2013-).

16 La perception sociale de l’immigration en Espagne est globalement négative ; cependant, elle est plus négative à l’égard des immigré·es marocain·es malgré la proximité géographique qu’à l’égard des immigré·es latino-américain·es qui parlent la même langue que les Espagnol·es. Elle s’appuie sur des discours dont la structure narrative coïncide avec les théories du cadrage ou framing qui offrent un cadre d’interprétation critique des informations liées aux personnes de ces nationalités.

17 https://www.youtube.com/watch?v=fy4wYTJyJnI&t=176s [consulté le 30.11.2020]

18 https://www.youtube.com/watch?v=-6e3QosMQ-o [consulté le 30.11.2020]

19 NDT.

20 Ce procédé n’est pas nouveau : il apparaît dans Camera café (2005-2009) et dans Modern Family (2006-2020).

21 Rizos signifie boucles/bouclettes en espagnol (NDT).

22 Maria Olague partage 87 vidéos avec 416321 vues sous le titre Nacha et Teresa. La dernière actualisation date du 23.10.2019.

Pour citer ce document

Teresa Vera Balanza, «Servir ou survivre : héroïnes et anti-héroïnes dans la fiction sérielle hispanique», French Journal For Media Research [en ligne], Browse this journal/Dans cette revue, 16/2021 Children and youths in the center, Varia, mis à jour le : 31/01/2022, URL : https://frenchjournalformediaresearch.com:443/lodel-1.0/main/index.php?id=2156.

Quelques mots à propos de :  Teresa Vera Balanza

Teresa Vera Balanza
Ph D
Associate Professor
Malaga University
Spain
mvb@uma.es

 

 

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