Crise sociale
Populisme du peuple et populisme patrimonial.”Les Gilets jaunes”
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1Résumé : Nous proposons une analyse systémique et symbolique de la crise sociale et politique, déclenchée par le mouvement des "gilets jaunes". Les questions qui traversent l’analyse sont les suivantes : Quel a été le déclencheur du mouvement ? Qui étaient les acteurs ? Le pourquoi et le comment de la dynamique de la crise ? Quel lien y- a-t-il entre les mouvements sociaux et l'émergence des populismes ? Quel est le sens de la crise en France et dans le contexte plus large du néolibéralisme et de la mondialisation ? Comment expliquer l’émergence du populisme du peuple et du populisme patrimonial ?
Mots clés : « gilets jaunes », crise sociale et politique, global et local, populismes.
Abstract: We propose a systemic and symbolic view of social and political crisis, starting by the yellow vests movement, in the local and global context. Who are the main players? What are the key dynamics of this crisis, what are the available solutions? What does this crisis mean for France in the larger context of neoliberalism and globalism? How does the gap between decision makers and the people contribute to a new populist movement? What is populism? What is the populism of the people and the patrimonial populism?
Key words: yellow vests, social political crisis, global and local, populisms
Introduction
2Le déclencheur du mouvement des "gilets jaunes" en France, en novembre 2018, a été la proposition du gouvernement d’une taxe carbone. Ceux dont la survie dépendait de la voiture pour se rendre au travail, sortent dans la rue : «Nous réclamons les moyens de bien faire notre travail». « Nous sommes le peuple ! Le peuple devrait contrôler les notes de frais parlementaires ». « Les patrons c’est nous ! » « Nous payons les parlementaires ! » Le mot d’ordre est lancé : « La France d’en bas » manifeste contre « La France d’en haut ». Au départ, le mouvement s’est exprimé par des revendications immédiates ; progressivement les manifestants ont évoqué la rupture entre le peuple et les dirigeants.
3On considère que toute crise sociale est un révélateur signifiant de colères et de malaises profonds et larvés. On sait avec Edgar Morin (1968) qu’une crise unit en elle, de façon trouble et troublante, répulsive et attractive, le caractère accidentel, le caractère de nécessité et le caractère conflictuel des relations entre les acteurs impliqués.
4Sous le mode de la métaphore on associe cette crise des "gilets jaunes" à un volcan qui explose sans donner des signes d’éruption ; le volcan peut somnoler un moment, mais si rien ne se fait pour pallier aux conflits profonds et latents, le volcan peut se réveiller à tout moment. L’analyse met l’accent sur la dynamique de la crise et de son interprétation dans le contexte rapproché et le contexte global. L’émergence des populismes est interprétée par le lien entre le contexte local et global. Si nous expérimentons des versions locales du monde, tout événement local suscite « des rides », des répercussions qui enchaînent de multiples réactions et réponses. Le local devient une interface du global.
5Le texte est structuré en trois grandes parties : L’analyse d’une situation de crise ; Le sens de la crise dans le contexte local et global ; Les populismes en réplique.
1. L’analyse d’une situation de crise
1.1. Le déroulement du mouvement des "gilets jaunes"
6 Le mouvement des "gilets jaunes" en France a pris la forme de manifestations de rue, chaque samedi, pendant plus de 7 mois. Il exprimait la colère des « oubliés » de la croissance et de la consultation démocratique. On lui a donné ce nom parce que les manifestants ont arboré un gilet jaune, porté d’habitude pour signaler les travailleurs sur la route. Nous avons suivi le déroulement du mouvement, notamment avec les actualités sur France 2, France 24, France info et TV5 Monde. Voici les moments importants de la crise, en termes de dynamique de la crise :
717 novembre 2018 : Vêtues d'un gilet jaune fluorescent, les manifestants occupent des ronds-points, bloquent des routes et les centres commerciaux. 1er décembre 2018 : L'Arc de Triomphe est tagué, ses salles d'exposition dégradées. 10 décembre 2018 : Emmanuel Macron fait des concessions : 100 euros pour les Smicards, heures supplémentaires sans impôts. 5 janvier 2019 : Nouveaux affrontements ; le gouvernement annonce une nouvelle loi "anticasseurs", votée le 12 mars. 15 janvier 2019 : Emmanuel Macron lance un grand débat, comme échange-marathon avec les maires, mais sans les "gilets jaunes". 9 mars 2019 : Un creux de mobilisation. 16 mars 2019 : Violence sur Champs-Élysées avec pillages et incendies. Le gouvernement annonce l’interdiction des manifestations dans les quartiers "les plus touchés" en cas de présence d'"ultras". Le 23 mars 2019 : Les Champs-Élysées sont interdits aux manifestants. 30 mars 2019 : Participation en baisse. En mai 2019 certains "gilets jaunes" se sont lancés dans la campagne des élections européennes.
8L’image imposée par les actualités à la télévision, fut notamment le face-à-face des manifestants (parfois infiltrés par des casseurs) et des casques de policiers, avec la fumée des gazes lacrymogènes au milieu.
1.2. Les acteurs de la crise
9Les acteurs directement impliqués dans le mouvement des "gilets jaunes" étaient les manifestants et le gouvernement de la majorité au pouvoir, La République en marche (LREM).
10Mais, le champ du pouvoir, comme le précise Serge Halimi et Pierre Rimbert (2019), se déploie en plusieurs composantes distinctes qui sont parfois en concurrence : gouvernement, hauts fonctionnaires, patrons, intellectuels, journalistes, droite conservatrice et gauche modérée. LREM se présente comme porteuse d’une démocratie qui ne serait plus basée sur les dichotomies connues : droite/gauche, capitalisme/socialisme, nationalistes/internationalistes, autoritaires/démocrates, mais plutôt sur les dichotomies tels que raisonnables/radicaux, ouverts/fermés, libéraux progressistes/populistes. La position de LREM serait raisonnable, progressiste et ouverte à la logique du marché.
11Selon le Président Macron, l’Europe serait un vieux continent de petits bourgeois qui se sentent à l’abri, dans leur confort. Les manifestants scandaient "Macron, Président des riches". Ils s’identifiaient à la France péripherique. Ils étaient «des migrants de l’intérieur», des individus animés par le sentiment qu’ils ont été quittés, abandonnés par leur propre pays, comme le remarquait Bruno Latour (2019). Discrédites par le pouvoir, décrits parfois comme des violents et des casseurs, les "gilets jaunes" ont reçu l’appui de 1400 acteurs du monde de la culture. Le 4 mai 2019, donc 5 mois après le début des manifestations, une pétition intitulée On n’est pas dupes, publiée sur le site du journal La libération, prenait position en faveur des manifestants : «Nous continueront à nous indigner, plus fort, plus souvent, plus ensemble». Le mouvement avait progressivement gagné en ampleur.
12Les manifestants étaient ouvriers, paysans, actifs et chômeurs, femmes et hommes, notamment des salariés, des travailleurs indépendants et des petits patrons qui venaient des petites villes et des espaces rurales. Ils appartenaient à des classes populaires et moyennes. À défaut d’une recherche sociologique sur les la composition sociale exacte les "gilets jaunes" on peut référer à une recherche qui a évalué le soutien au mouvement. Luc Rouban (2019) , directeur de recherche pour CNRS pour les Sciences Po. a realisé une enquete sur un echantillon représentatif. Bien qu’il soit difficile de tracer précisément les contours des catégories sociales, notamment à cause du brouillage des frontières entre catégories moyennes et supérieures, il demeure, selon Rouban, que le mouvement reste soutenu par une alliance de catégories populaires et moyennes contre les classes supérieures.
13En s’appuyant sur quatre propositions corrélées, comme indices du populisme, Ruban fait la distinction entre «populisme faible» et «populisme fort» : 1. Les hommes politiques sont plutôt corrompus ; 2. En cas de désaccord avec les citoyens, le gouvernement devrait changer ses projets politiques en fonction de ce que la plupart des gens pensent ; 3. Un bon système politique est celui où ce sont les citoyens et non les responsables politiques qui décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays ; 4. Les citoyens devraient pouvoir imposer un référendum sur une question claire, à partir d’une pétition, ayant rassemblé un nombre requis de signatures. La recherche conclue que 62% des enquêtés semblent se situer du côté du populisme fort, qui s’inscrit plutot dans l’univers politique du Rassemblement national de Marie Le Pen.
Le lien entre la crise et le populisme était ainsi fait.
1. 3. Le pourquoi de la crise
14Au début de l’année 2019, sortait à Paris le livre Sérotonine, de l’écrivain Michel Houellebecq. L’auteur décrit la détresse du monde agricole, des paysans en faillite. La lecture du livre nous fait plonger dans un monde isolé, oublié, abandonné, méprisé à un point tel, que la colère des individus se transforme dans une révolte mortifère. L’écrivain a ressenti la détresse profonde des gens des régions rurales et des zones déshéritées. Pas les politiciens.
15Selon Claude Poissenot (2018), la colère des "gilets jaunes" témoigne d’une société d’individus qui se pensent autonomes. Si c’est le prix d’essence qui a mis le feu aux poudres, c’est parce que la voiture ouvre la voie de l’autonomie. Chacun vient avec sa colère personnelle et s’exprime comme individu autonome. En fait, la « société de consommation » est la traduction pour l'accès aux biens et aux services, de cette évolution plus générale vers l’individualisme, qui concerne aussi le choix du conjoint, l'orientation sexuelle et professionnelle, les pratiques culturelles diversifiées. Ainsi les individus ne se considèrent plus comme des administrés remettant leur confiance entre les mains des élus et d'une administration agissant pour le bien commun. Ils ne vivent plus ces autorités comme a priori légitimes. Prenant au mot le projet d'une société d'individus autonomes, ils ne craignent pas de s'adresser à égalité au personnel politique. Un « porte-parole » des "gilets jaunes" déclarait ainsi sur France info le 28 novembre dernier : « Personne ne décide pour personne. Chacun doit rester libre et responsable. ».
16Dans la même lancée, François Dubet (2019) considère que la souffrance sociale n’est plus vécue comme une épreuve appelant des luttes collectives, mais comme une série d’injustices personnelles. Chacun de son côté se compare avec son voisin, avec ses proches et avec les riches. L’individu fait l’expérience de l’inégalité en tant qu’individu.
17S’il y avait une grande dispersion des revendications, on a pu identifier au gré de déroulement de la crise, trois «engagements thématiques», exprimés clairement par tous : l’inégalité sociale, l’inégalité fiscale et la démocratie représentative défaillante. Trois doléances - un meilleur pouvoir d’achat, la justice fiscale et des meilleurs services publics, notamment en région rurale- , ont réagi comme facteurs d’agrégation collective, transformant la colère des "gilets jaunes" dans un cri du «peuple». On a demandé à l’État de remplir son rôle de médiateur entre les privilégiés et «le peuple», «les oubliés » ; on lui imputait la rupture du pacte social sur lequel repose la stabilité d’un système démocratique.
18Le mouvement a révélé le sentiment qu’il y a un mur d’indifférence des dirigeants face aux inégalités. Les réseaux sociaux ont nourri le ressenti d’injustice sociale et ont servi de lieu privilégié pour exprimer le sentiment de dévalorisation sociale et de mépris, qui a fissuré profondément le lien de confiance entre la «France d’en haut» et la «France d’en bas», «le peuple». Et ce peuple parlait du bien commun, du pouvoir d’achat et de participation à la prise de décisions. Le message était clair : au-delà des individus, «le peuple» existe ; et le peuple est en colère.
1.4. Mais qui est le peuple ?
19Mais de qui et de quoi le peuple porte-t-il son nom ?
Dans ses fables, La Fontaine évoquait le peuple comme singe qui imite son maître, ou encore comme caméléon qui change de couleur, selon les circonstances. Victor Hugo parlait de populace ; les misérables étaient les travailleurs, les pauvres. Dans les époques plus aristocratiques le peuple était perçu en France comme plèbe, cohue, magma d’existences obscures et qui sent mauvais. Avec l’industrialisation massive, le peuple référait au prolétariat, à la classe ouvrière, aux mineurs et travailleurs dans les usines.
20De nos jours, on peut considérer que le peuple est celui sur lequel on exerce le pouvoir. Dans le langage profane, le populisme prend soin du peuple et exprime la volonté du peuple. La définition savante de cette catégorie d’analyse varie selon les disciplines, les théories et les courants d’idées. Réfaire la définition du peuple ne constitue pas un enjeu de cette analyse. En revanche, il est intéressant de retenir des expressions utilisées par les acteurs impliqués dans la crise analysée : les dirigeants, les manifestants.
21Selon une liste constituée par Bernard Pudal (2019), voilà quelques petites phrases du président Emmanuel Macron qui dévoilent sa vision du peuple français : fainéants, cyniques, salariés, illettrés. «À la question qui est le peuple, le président répond : C’est sont ceux qu’il faut éduquer, voire rééduquer, ceux qui sont réfractaires, qu’il faut guider, ceux qui se plaignent au lieu de se prendre en main et de se responsabiliser, ceux qui trop souvent ne sont rien. En fait, les «classes dangereuses», des «mauvais pauvres» aux «racailles et déclassés», la conceptualisation du mépris des classes populaires a une longue histoire, ajoute Pudal. Du coté des manifestants, notamment dans les slogans, on retient : ceux qui ont de difficultés de boucler les fins du mois, les pauvres, les appauvris, les gens ordinaires, les exclus de la croissance, les subordonnés, les salariés, les vulnérables, les sans-grade, les masses, les révoltés, les indignés, les oubliés. Du coté de certains commentateurs dans la presse, on a eu droit à des expressions qui confondaient les manifestants pacifistes avec des casseurs infiltrés: meute, minorité haineuse, hordes de minus, pillards rongés par leurs ressentiments comme par des puces, espèces de salopards d’extrême droite et d’extrême gauche, des gens de quartiers qui aiment taper le policier, homophobes, complotistes, pauvres dont le problème psychologique est de vivre au-dessus de leurs moyens.
22La diversité des propositions de sens nous donne la mesure de la difficulté de définir «le peuple», autrement qu’en fonction des porteurs de sens et du niveau de connaissance. On réfère ici aux trois niveaux de connaissance : pensée quotidienne, idées dominantes et la pensée savante. On considère que dans la construction des représentations sociales, les médias englobent des propositions de sens et réagit en véritable boite de résonance, au niveau de l’opinion publique. Le «peuple» est une catégorie d’analyse en reconfiguration continuelle, une affaire de représentation sociale, laquelle change selon les productions de sens en présence.
23En termes sociologiques, on peut se demander qui sont les catégories populaires et moyennes.Si on regarde les données publiés sur Eurostat, en 2017 existaient plusieurs sous-catégories sociales, regroupées en trois «catégories sociales», et c’est selon la qualification, les compétences et la redistribution. La catégorie classe populaire inclue des travailleurs qualifiés (chauffeurs, travailleurs en construction), ou moins qualifiés (agents d’entretien et nettoyage, aides domestique, vendeurs) ; elle représente 43% de la population. La catégorie classe moyenne qui represente 38% de la population, inclut les émployés qualifiés (fonctionnaires et policiers), les indépendants (qui travaillent dans l’industrie hotelliere et les restaurants) et les professions intermediares (infirmières, informaticiens, enseignants). La catégorie professions intelectuelles superieures (medicins, magistrats, professeurs, ingineurs) represente 10% de la population et constituent les classes supérieures. On peut donc conclure que les classes populaires et moyennes representent près de 81% de la population.
1. 5. Le comment de la crise
24Pourquoi le mouvement des "gilets jaunes" a été qualifié d’objet social non-identifiée ?
Il y a plusieurs raisons à cela. Si auparavant les enjeux collectifs mobilisaient les individus, à l’aide d’un corps social intermédiaire (syndicat, parti, organisation), dans ce cas, les frustrations individuelles ont progressivement conduit à la mobilisation sociale. Les manifestants se sont constitués en groupes en dehors des partis et des syndicats et ont fait appel à des individus (animateurs, blogueurs, coachs de tout genre) comme médiateurs de dialogue. Ils ont refusé de se placer à gauche ou à droite. L’usage du téléphone intelligent dans la communication et pour filmer et poster sur le blogue du mouvement, a été une manière d’appropriation de leur propre mouvement, livré comme narration collective.
25En automne 2018, le chef de l’État invitait un jeune demandeur d’emploi «à traverse la rue» pour trouver un emploi. Mais le jeune en question était horticulteur ; il cherchait non pas un emploi mais un travail dans sa spécialité. La petite phrase d’Emmanuel Macron allait devenir un slogan pour les manifestants : « Tu es chômeur, tu n’as qu’à traverse la rue». Si la rhétorique des dirigeants était construite autour de l’ordre et de l’autorité, les "gilets jaunes" parlaient du droit de vivre dignement de leur travail. Le mouvement n’a pas été programmé dans son déroulement ; d’une semaine à l’autre il a été reconduit pour encore une autre séquence, comme un volcan qui n’était pas prêt à s’éteindre.
26Sur le site Wikipédia des "gilets jaunes" on trouve un certain nombre de slogans inscrites sur des pancartes et banderoles, au encore sur le dos de leur gilet. A partir de l’acte 3 (le troisième samedi de manifestation), face à la répression du 24 novembre 2018 sur les Champs-Élysées, les slogans deviennent , de toute évidence, plus politiques (Crignon Anne, 2019) : "Paradis pour les uns, pas un radis pour les autres" (Paris, acte 4); "Le gilet jaune sera le linceul du vieux monde" (Toulouse, acte 11); "Faites raquer les banquiers pas les ouvriers" (Paris, acte 12); "Arrête la pédagogie, on a tout compris" (Paris, acte 12); "Jo le Taxé" (Paris, acte 13); "Travaille, consomme, obéis" (Saumur, acte 13); "Chômeuse en faim de droit" (Montpellier, acte 13); "Macron et les 40 voleurs" (Paris, acte 14); "Mort au capitalisme, longue vie aux valeurs humanistes’’ ( Lille, acte 16); La reconquête de la démocratie" (Paris, acte 16); "Ton nouveau monde, j’en ai vraiment les larmes aux yeux" (Paris, acte 17); "Le climat n’attend pas" (Paris, acte 18) "Gilets jaunes vs parachute doré" , "Noël au rond-point, Pacques à l’Élysée" (acte 19).
27Les individus se retrouvaient en groupe pour les ronds-points. Il y avait de la communion, de l’émotion et de la chaleur humaine. On pourrait évoquer cette France vivante et fraternelle, décrite par l’historien Jules Michelet en 1846 ? Pieiller (2019) fait une lecture de cette vision légendaire du peuple français. Elle nous rappelle que pour Michelet le peuple est le Héros de l’histoire et c’est autour du peuple que le monde, que la vie, que la science recommencent encore. Les simples, les silencieux, connaissent c’est que c’est là le pays, l’unique qui a le plus confondu son intérêt et sa destinée avec ceux de l’humanité et fondé pour toute la nation, l’évangile de l’égalité. C’est pourquoi quand il s’agit de son passée, de morale, de cœur et d’honneur, ne craignez pas, homme d’études, de vous laisser enseigner par lui. Et le peuple c’est avant tout le laborieux, le paysan, l’ouvrier ; le peuple est le représentant et le défenseur de la nation, car la France c’est une « fraternité vivante».
28Dans le mouvement des "gilets jaunes", on retrouve cette France muette de la « fraternité vivante». La communication en réseaux contournait les médias traditionnels et la communion faisait barrage à l’individualisme. On peut penser également aux «communautés émotionnelles», dont parle Maffesoli (1988), ces agrégations éphémères, ayant des compositions changeantes et des contours indéfinis. On peut évoquer le paradigme tribal, comme perspective relationnelle et organique, à l’oppose de la logique individualiste. Le paradigme tribal nomme la carrière de l’individu, traversant différentes expériences relationnelles, lui conférant des formes d’identification multiple, qu’il faut probablement davantage entendre comme un vagabondage identitaire et social, plutôt que tropisme géographique, bien fixé dans ses frontières. Penser le social en termes de tribalisme revient à s'intéresser au sens que les acteurs donnent à leurs actions. Dans ce contexte de communion il n’est pas étonnant de constater la prévalence de l'imaginaire et de l’effervescence mythologique, autour de différentes théories du complot. Du coté des dirigeants on a cru à des manigances étrangères, à des manipulations sur le Facebook et même à une incitation étrangère à la révolte ; du coté des manifestants on a parlé de l’infiltration du mouvement par les casseurs, afin de légitimer l’intervention policière musclée.
1. 6. Comment sortir de la crise ?
29Les dirigeants et le patronat ont eu peur d’une insurrection, preuve qu’ils ont distribués, dans les premières semaines du mois de novembre 2018, des primes par ci, de l’argent par-là, afin de calmer les esprits. Mais, face à la ténacité des manifestations, il y a eu la lettre du président Macron aux Français, publiée dans L’Observateur (14 janvier 2019), dans laquelle on reprendra les interrogations exprimées par «le plus grand nombre d'entre nous» : les impôts, les services publics, la démocratie participative et la question de l’immigration. Le mot «nous» prend ici son sens symbolique et stratégique. Pour trouver des réponses aux revendications, Emmanuel Macron va lancer le «grand débat national», encadré et déplacé vers les mairies. En réplique, les «gilets jaunes» ont lancé un «vrai débat citoyen», qui ne soit encadré ni dans les lieux, ni par des questionnaires élaborés dans le carcan du gouvernement. Le résultat du «grand débat national», et du «vrai débat» ont cumulé des centaines de milliers de doléances adressées à l’État. Il reste à savoir ccomment seront analysées ces données et quelle serait la suite à donner à ces multiples doléances ? Et, comment le gouvernement pourrait résoudre des problématiques aussi globales, comme : «Taxons les riches», «Renversons le capitalisme», «Sauvons la planète», «La souveraineté nationale face à l’Union européenne», ou encore « Réduire les inégalités ».
2. Le local et le global
2.1. La crise dans le contexte français
30Face à l’inégalité fiscale, les "gilets jaunes" ont exprimé leur colère, en demandant des impôts progressifs, afin que le taux d’impôt augmente selon le revenu. L’explication est avant tout historique. L’historien Noiriel nous rappelle dans son Histoire populaire de la France (2018) que la France, en tant qu’État, s'est construite autour de l'impôt. À l'époque de Jeanne d'Arc, on voit les paysans se révolter contre l'impôt royal. Ils se révoltent aussi contre ceux prélevés par les seigneurs ou par les curés qui prennent la dîme. En 1789, le roi Louis XVI convoque les États généraux parce que les caisses sont vides, et les cahiers de doléances vont exprimer de fortes revendications fiscales contre un système inégal. Les nobles, qui étaient les plus riches, ne payaient pas d'impôts tandis que l'impôt pesait constamment sur les plus pauvres.
31On peut se demander pourquoi cette crise a eu lieu en France, l’un des pays occidentaux, le moins inégalitaires ? Aussi paradoxalement que cela puisse paraître, les inégalités sont plus vite dénoncées, là où il y a plus d’égalité et d’effervescence démocratique. Les données de la Banque mondiale montrent que 62% des Français appartiennent aux 10% les plus riches du monde. En France, les inégalités sociales d’aujourd’hui sont moindres que celles des années 1970.
32En 2019, sur le plan mondial, le 10% des plus favorisés détient 52% de la richesse, alors que le 40% des plus pauvres détient 3% de richesses. L’économiste Milanovic (cité par Speranța Dumitru.2019) a été le premier à avoir estimé l'étendue de l'inégalité des chances à l'échelle mondiale. Il a analysé les revenus disponibles pour les ménages dans 118 pays, en utilisant la parité du pouvoir d'achat. Pour les Français, le pouvoir d'achat ressemble à celui de la classe moyenne mondiale, dont la plus grosse partie vit en Chine. En fait, c’est le lieu de naissance qui explique 80% des inégalités mondiales ; quels que soient vos efforts personnels, le pays où vous êtes né détermine vos perspectives de revenus. Comment diminuer l'inégalité des chances dans les sociétés occidentales ? Milanovic avance deux solutions : augmenter le nombre de migrants économiques, en échange de la diminution de leurs droits et salaires ou l’impôt progressif. Si la première solution est perçue discriminatoire, la deuxième, suppose de taxer davantage les riches. Or, l'impôt est collecté à l'échelle nationale, alors que les riches bénéficient de paradis fiscaux partout dans le monde. À l’évidence, les deux solutions mènent à l’impasse.
2. 2. Le contexte global pose des problèmes
33On peut évoquer ce contexte global à l’aide d’un certain nombre de mots clé : mondialisation, multinationales, fragilité des frontières, l’affaiblissement de l’État, inégalités sociales et financières, l’individualisme. Ces tendances réagissent en véritables freins, qui empêchent le système aussi bien d’avancer que de reculer.
34Le lobby des multinationales. Enclenché dans les années 1980, la libre circulation de marchandises, capitaux et ressources humaines a conduit à la déréglementation économique. Quelques firmes géantes dominent le marché. Les banquiers s’enrichissent en organisant des transactions entre les multinationales, et le capitalisme financier fait de l’argent avec l’argent des autres. Selon l’essayiste québecois Alain Deneault (2012), on peut résumer le pouvoir des multinationales en 12 verbes : comploter, coloniser, collaborer, corrompre, conquérir, relocaliser, exercer des pressions, polluer, vassaliser, nier, asservir, dominer. Comment pourrait l’État protéger le patrimoine matériel et spirituel du pays, face aux multinationales ?
35La crise écologique. Les multinationales sont engagées dans la course folle pour le profit et cela s’accompagne de prédation des ressources naturelles. Fred Vergas (2019) considère que le grand lobby des multinationales met en danger notre environnement vital : l’air, l’eau, les ressources alimentaires et les ressources minérales. L’humanité ne pourra pas résister à une crise écologique majeure dans l’horizon de la prochaine décennie, si rien ne se fait toute suite. Il y a urgence d’agir. Il faudrait s’attaquer collectivement à la névrose obsessionnelle de croissance sans limite, à l’agriculture industrielle, à la pêche sauvage et à la déforestation. Désormais, les solutions qui s’imposent sont globales : importer moins, réduire les distance commerciales, pratiquer une agriculture biologique, respectueuse des sols. Comment freiner la prédation des ressources limitées ?
36Liberté ou protectionnisme ? Certes, dans les sociétés occidentales, la population réjouit d’acquis considérables : eau potable, électricité, télévision, automobile, routes carrossables, grande distribution, congés payés. L’éducation, la sécurité sociale et la santé sont supportés par l’argent public. Il existe un revenu garanti, des prestations pour le chômage et de l’aide sociale pour les plus démunis. Les citoyens expriment leur choix politique par le vote. Entre élections, la conversation démocratique peut prendre aussi la forme de grèves, de pétitions, de manifestations de rue, de scandales politiques. Si dans les sociétés occidentales ces acquis font partie de la «normalité», ceci n’est pas une normalité, dans tous les pays du monde.
37Le mouvement des “gilets jaunes" a été comparé avec la crise du mai 1968, par sa radicalité, mais les enjeux de la contestation sont-ils les mêmes? François Lenglet (2019) nous dit que, si l’enjeu du mai 1968 était «plus de libéralisation», la crise des "gilets jaunes" revendiquait «plus de protectionnisme». L’auteur nous annonce l’essoufflement de l’épisode libéral/libertaire. L’on devrait s’attendre au retour des frontières et des sentiments nationaux, ainsi qu’au retour de l’autorité de l’État. Selon l’auteur, le libéralisme est en train de s’effacer, tout simplement parce que la génération qui le porte, celle des baby-boomers, est aussi en train de s’effacer. Dans notre analyse de cas nous avons constaté que les « gilets jaunes » réclamaient plus de protection de l’État, et non pas plus de libéralisme. Comment composer néolibéralisme et protectionnisme, sur le plan national ?
38Quelle démocratie ? Dans le temps long de l’histoire, on considérait le XIX siècle comme période libérale et le XX siècle comme période d’interventionnisme d’État. On a cru que la chute du communisme signifiait le triomphe du libéralisme. Avec les analyses de Francis Fukuyama entre autres, on s’attendait pour le XXI siècle, à une révolution libérale irréversible sur la planète, suivie de la victoire de la démocratie. Or, la démocratie, dans le sens de participation de tous à la construction de la société, ne semble pas le corollaire du néolibéralisme. La démocratie est devenue une idéologie, une utopie, ou encore, selon une formule éclairante du philosophe français Marcel Gauchet, une concurrence des démagogues. En fait, « la colère du peuple » réclamait, dans le mouvement de contestation analysé, une démocratie participative, capable de rapprocher les dirigeants de leur base électorale. Comment passer d’une démocratie représentative à une démocratie participative ?
39Individualisme ou Solidarité ? L’individualisme est bon si on a du travail et de l’argent, mais pas lorsqu’on a des difficultés à boucler les fins du mois. L‘individualisme, comme philosophie sociale, exige de l’individu d’examiner continuellement son «moi», cette addition des illusions et des frustrations personnelles ; on attend de l’individu qu’il contrôle sa vie. Et lorsque la déprime s’installe, l’individu lui-même doit de «réparer» son moral en panne, pour qu’il puisse continuer la course sociale. La déprime est le principal syndrome de malaise social ; elle est expression du drame de la responsabilité et de la culpabilité individuelle. La face cachée de l’autonomie est la compétition, l’atomisation et la désaffiliation sociales.
40Or, dans cette analyse on a constaté qu’aussi autonome soit-il, l’individu a des attaches sociales qui l’amène à vivre l’insuffisance collective ; en effet trop d’individualisme et de morcellement favorise un idéal communautaire. Face à l’isolement, les manifestants ont préféré des rassemblements fraternels ; ils ont construit une socialité sur les réseaux sociaux. On pourrait réfléchir au postmodernisme, dont parle Michel Maffesoli, comme synergie entre les nouvelles technologies de communication et l’archaïque communautaire. Le web, cette toile d’araignée tricotée en silence, peut se montrer lieu et lien actif et réactif. Edward Wilson (2013), spécialiste de « l’eusocialité », considère que les animaux «eusociaux», comme les fourmis, les abeilles et les humains poussent loin leur socialité par la coopération et la division du travail dans des grands groupes. L’homme moderne est le fruit d'une sélection naturelle par coévolution génétique et culturelle dans deux directions souvent opposées : l'individu et le groupe. Toujours tiraillés entre les impératifs personnels et ceux du groupe, nous sommes irrémédiablement à la fois égoïstes et altruistes, capables du meilleur comme du pire. D’une part nous subissons une pression de sélection individuelle, et qui serait à l’origine de l’égoïsme individuel et de l’égocentrisme, de l’autre la pression communautaire de la soumission au groupe, qui serait à l’origine de l’altruisme.
3. Les populismes en réplique
3.1. Comment les populismes prospèrent ?
41Il faut dire que le populisme n’est pas une pathologie des démocraties. Le populisme accompagne la démocratie. Historiquement, on considère que le populisme allemand tournait davantage autour de la notion de volk, que le populisme français tournait davantage autour de celle de peuple de citoyens et que le populisme américain considérait le peuple-souverain , comme socle de la volonté politique. Le demos, dans le sens de la démocratie grecque, nomme la totalité des habitants d’un État, appelés à se gouverner eux-mêmes. Le volk, dans le sens de communauté ethnique et culturelle, réfère notamment au partage des traditions héritées par une continuité ethnique. Et le peuple comme ensemble des citoyens ordinaires, comme masses laborieuses contre une minorité oisive et parasitaire, oppose ceux qui travaillent et paient des impôts, aux riches qui ont des paradis fiscaux et se sentent détachés de la nation.
42En fait, il s’agit de trois registres de sens (ou strates de sens) qu’on retrouve dans des combinaisons différentes, selon les moments et selon le contexte. Le populisme se nourrit de telles ambiguïtés ; il profite des flottements quant au sens de ce qu’est le peuple. Alors que, dans une société cosmopolite et progressiste, la réaction populaire, pourrait prendre le visage du nationalisme et du conservatisme, dans d’autres circonstances, elle pourra adopter le langage d’une alliance entre la social-démocratie et le multiculturalisme (l’exemple du Canada). Ce sont des effets miroirs déroutants.
43Ce sont Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (1985) qui ont remis à la mode le terme de populisme, en le définissant non pas comme un régime politique, non pas comme un programme politique, mais plutôt comme une stratégie politique qui consiste à décider quels seraient les deux termes d’une grande controverse nationale. Les deux théoriciens s’engagent dans une critique de la social-démocratie, coupable de s’en tenir qu’à la «classe ouvrière», supposée en charge d’une alternative à une domination sociale perçue comme d’essence capitaliste. Or, le rapport capital/travail n’est plus qu’un élément parmi d’autres, d’égale importance, dans une société complexe et fluctuante, où les identités se construisent dans de multiples relations sociales. La force propulsive vient désormais des nouveaux mouvements sociaux : le féminisme, l’antiracisme, les luttes urbaines, les luttes anti-institutionnelles. La reconstruction de la gauche devient la construction du peuple et l’émergence des populismes s’appuie désormais sur une base plus large, qui implique une multitude de mouvements sociaux.
44Dans un ouvrage collectif (Ionescu G. et Ernest Gellner. 1969), on trouve une distinction fondamentale entre le discours populiste protestataire et le discours populiste identitaire. Le « populisme protestataire » est orienté principalement vers la critique ou la dénonciation des élites, soient-elles politiques, administratives, économiques par le peuple, le peuple étant, dans ce cas, l'ensemble des citoyens ordinaires qui entretiennent de la méfiance face au pouvoir. Le « populisme identitaire » est associé souvent au nationalisme étatique ou ethnique, à des pratiques exclusivistes (telles que le racisme, l'antisémitisme, l'ethnocentrisme, la xénophobie), ou encore aux traits antidémocratiques au sommet du pouvoir (le culte du chef). Chacune de ces deux formes du populisme peut se jumeler avec une orientation libérale ou conservatrice.
45Les populistes ne sont ni anti-étatistes, ni collectivistes ; ils invoquent la nécessité d’un "État fort", capable de protéger le patrimoine économique et culturel de la nation. Leur conviction est que seule la nation est une entité identitaire, capable de créer un lien entre les citoyens d’un pays. Si le populisme de gauche réclame plus de protectionnisme, le populisme de droite considère que le peuple veut de l’ordre, de la sécurité et du travail ; les deux sont complémentaires. Il n’est pas étonnant que des populistes nationalistes, en fructifiant le mécontentement des classes populaires, s’imposent aujourd’hui au sommet de l’État aux États-Unis, Brésil, Colombie, Japon, Philippines, Turquie. En Europe on le retrouve en Italie (Matteo Salvini), en Hongrie (Viktor Orban), mais aussi en Autriche et en Pologne. Leurs programmes s’inscrivent dans la vison de « protectionnisme » de la nation.
46Pour Yves Michaud (2016) les populismes prospèrent sur le fond des revendications et des fractures, leur donnant des atours démagogiques, les rassemblant enfin en une histoire de vaste complot des élites, du système, de la caste.
47Quelles sont les fractures qui divisent nos sociétés ? On peut évoquer plusieurs. La fracture sociale entre l’élite mondialisée et les salariés, entre les privilégiés et les précaires. La fracture fiscale entre les salariés et les grands patrons. La fracture politique entre «le bas» et «le haut», le peuple et les dirigeants. La fracture financière entre les banques et les clients endettés. La fracture géographique entre les villes et la campagne. La fracture numérique entre ceux qui contrôlent le numérique et les usagers. La fracture culturelle entre la majorité nationale et les minorités, souvent fermées sur elles-mêmes. La fracture générationnelle entre les retraités et les jeunes sans travail. La guerre de sexes.
48Il y aussi la fracture entre les « gens du pays » et les immigrants. Le multiculturalisme, comme modèle de gestion de la diversité, crée parfois le sentiment que la nation devient une addition de minorités, un archipel dont les différences mettent en sourdine les ressemblances. Comme l’affirme Christophe Guylluy (2019), l’addition des minorités ne fait pas une majorité. Et une majorité relative sera toujours plus puissante que l’addition des minorités.
49On peut affirmer que le mécanisme de protestation et de réveil identitaire est toujours à l‘œuvre. Alors que le populisme protestataire est syndrome des inégalités croissantes, le populisme identitaire est ravivée par l’effacement des identités nationales.
3.2 Le populisme du peuple
50Dans le temps de la grande industrialisation aux États-Unis, le patron des usines des voitures Ford, évoquait une certaine «décence sociale» (terme cher à Orwell): un patron ne devrait pas gagner plus de 40 fois le salaire d’un travailleur dans l’usine. En 2016, 62 personnes de ce monde detenait moitié de la richesse du monde, équivalente avec la richesses detenue par l’ensemble de la population mondiale. La polarisation de la distribution de la richesse nourrit l’effervescence des populismes.
51Le sociologue américain Christopher Lasch (1996) considère que « le populisme du peuple » ne fait que constater la rupture entre le sommet et la base, en mettant l’accent sur les solidarités interindividuelles, la nécessité d’une production et une gestion locale et du respect des traditions culturelles et historiques. Lasch propose le terme «élites mondialisées», pour nommer ceux qui contrôlent les flux internationaux d’argent et d’informations, qui président aux fondations philanthropiques et aux institutions d’enseignement supérieur, gèrent les instruments de la production culturelle et fixent ainsi les termes du débat public. Ils dirigent le gouvernement, les ministères et les compagnies, ils sont des publicistes, des artistes, des journalistes, des programmeurs. Leur idéologie ? La promotion du libéralisme, de l’autonomie individuelle, de la réussite individuelle, du dépassement de soi et du cosmopolitisme. Ces nouvelles élites sont les personnes qui se situent dans les 20% supérieurs en terme de revenus». Ils se considerent des citoyens du monde; ils se sont retirés de la vie commune et ne veulent plus payer pour ce qu’ils ont cessé d’utiliser. Cette classe transnationale ne vit pas en proximité spatiale, politique et sociale que leurs concitoyens. Ils perçoivent les «gens ordinaires» comme désespérément minables, ringards et provinciaux, peu au fait des évolutions du goût ou des modes intellectuelles, obnubilés par la littérature de gare, les romans d’amour ou d’action, et abrutis par une surdose de télévision. Ils se (ré) présentent comme détenteurs de l’intelligence, laquelle serait le fondement de leur pouvoir. En fait, comme tout groupe social, les «élites mondialisées» érige des frontières symboliques, afin de légitimer leur pouvoir. Ce que «le peuple» voit comme protection sociale, cette élite voit comme un obstacle à leur épanouissement. Alors que «les élites mondialisées» voient le monde comme un immense marché, sans frontières, les gens qui vivent de leur salaire ressentent une perte du patrimoine industriel et agraire, la déstabilisation culturelle; la perte d'un style de vie. Alors que les élites réagissent comme citoyens du monde, les citoyens du pays se sentaient trahis dans leurs attachements à leur région, à leur pays.
Le populisme du peuple est, pour ainsi dire, une réplique à l'élitisme des élites.
3. 3. Le populisme patrimonial
52« Le peuple » revendique de plus en plus le protectionnisme ; plus exactement la protection de la culture, de l’histoire et de «l’âme du peuple». Le concept de « populisme patrimonial » appartient à l’auteur français Reynié Dominique (2013). On peut comprendre la dépossession en lien avec la globalisation et l'effondrement de l'État protecteur. Par le « populisme patrimonial », on exprime les sentiments populaires de tous ceux qui considèrent que leur village, leur région et leur pays sont les attaches de base pour tout individu, culturellement constitué. On craigne le déclin de la civilisation et de la culture occidentale face à la globalisation culturelle.
53Le « populisme patrimonial » nous apparaît emblématique pour les sociétés occidentales qui craignent pour la survie de leur civilisation ; elles sont à la recherche d’une « limite ». À cet égard, Mathieu Baumier (2007) nous dit qu’il n'est du monde que limité, borné, au sens où les Romains l'entendaient, en fixant dans la géographie un limes qui séparait leur monde, la civilisation, de celui des autres, la barbarie. D'au-delà de la Limite venait la barbarie. Il en va de même aujourd’hui : si nous ne sacralisons pas de nouveau un certain nombre de choses, en particulier ce qui touche au vivant, aux racines, à l'éducation ou à la souveraineté, non pas au sens religieux du sacré mais à celui de ce qui est plus important que chacun de nous, de ce qui a la primauté sur nos individualités, alors la Limite, et par suite toutes les limites, sont vite franchies. Au-delà, c'est la barbarie.
Le malaise identitaire est le syndrome de dépossession matérielle et culturelle.
Conclusion
54Cette analyse de cas nous a permis de voir que tout est lié. Comme le remarque Heather Voisey et Tim O´Riordan (2001), « Nous n’appartenons plus qu´à un seul monde. Nous expérimentons des versions locales du monde et, en le faisant, nous devons nous localiser dans le contexte le plus large du global». Nous avons constaté qu’il y a un balancement perpétuel entre les préoccupations individuelles et les préoccupations collectives. Ce qui est « interne » est lié à « l’extérieur », ce qui est local dépend du contexte global, et ce qui est global a une résonance certaine sur le plan local. Dans cette dynamique, le protectionnisme (financier, matériel et culturel) semble devenir le pendant de la mondialisation. Le réveil des populismes trouve un terreau fertile, puisqu’ils s’adressent au peuple, en tant que perdant de la mondialisation. Les populismes cristallisent la peur d’être endetté, la peur de l’avenir, la peur de l'étranger. La guerre entre les « élites mondialisées » et le « peuple » semble bien déclarée. Alors que le « peuple » demande plus de protection, les « élites mondialisées » prônent plus de libéralisation. Comme les élites vivent dans un monde sans frontières, elles n’ont pas des soucis locaux.
55Pendant toute l’année 2019, des protestations populaires de grande ampleur ont eu lieu dans plusieurs pays du monde. Au Chili on a protesté contre la privatisation, les inégalités sociales et la corruption. Au Liban on a dénoncé la corruption et les bas salaires. En Irak on a revendiqué des services publics de base et on a dénoncé la corruption. En Égypte les classes populaires et moyennes ont manifesté contre l’austérité. En Algérie on a réclamé la redistribution des richesses. À Hong Kong on a exigé plus de libertés civiles. En Équateur, l’origine de la colère a été la politique d’austérité. En Haïti on a demandé la démission du président. En Bolivie on a manifesté contre l’autocratie. Au Venezuela on a dénoncé l’absence des denrées alimentaires. À Barcelone la frustration et la colère étaient liées à l’échec de la tentative de sécession. En France c’est le ressentiment envers la politique des dirigeants qui a alimenté les mécontentements des classes populaires et moyennes tout au long de l’année.
56Le point commun de ces mouvements était la même colère face au libéralisme sauvage, à l’accroissement des inégalités, à la corruption des élites et des classes dirigeantes. La revendication d’une démocratie directe et de proximité revenait constamment. Le volcan en éruption se fait sentir.
57Quelles seront les alternatives de gestion sociale et politique face à la mondialisation de la colère ? L’État pourrait-il tenir la promesse de réduire les inégalités ? Comment les sociétés occidentales vont-elles se prendre, pour conserver, au sens d'un futur en héritage, des valeurs à transmettre ? Quelle sera la dynamique du populisme du peuple et du populisme patrimonial ?
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Consultation en ligne
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