French Journal For Media Research

Marilou Tanguay

Analyser le quotidien Le Devoir au prisme du genre
La page féminine, un lieu de militance féministe (1965-1975)

Résumé

Cet article s’intéresse à l’influence de la structure genrée du quotidien généraliste québécois Le Devoir sur les discours féministes et les représentations médiatiques des femmes qu’il véhicule entre 1965 et 1975. Il examine de quelles manières ces thématiques sont abordées dans la page féminine et dans la section générale et postule que la page féminine permettait de visibiliser des discours résolument féministes et des représentations plus diversifiées de femmes contrairement à la section générale.

Abstract

This article questions the influence of the gendered structure of the Quebec daily Le Devoir on the feminist discourse and media representations of women it conveys between 1965 and 1975. It examines the ways in which these themes are addressed in the women’s page and in the general section and postulates that the women's page made it possible to raise awareness of resolutely feminist discourses and more diversified representations of women contrary to the general section.

Full text

1Médias, genre, femmes, journalistes, Québec

Introduction

2Il est convenu que la place des femmes dans les médias a longtemps été - et est toujours dans une certaine mesure – limitée et encadrée. Au Québec, la construction d’une parole médiatique résulte d’un processus genré puisque, dès le début des médias de masse, cette parole se constitue avec, pour toile de fond, un imaginaire social basé sur les différences perçues entre les sexes. Ces différences s’incarnent de plusieurs manières, soit par la nature des articles que l’on autorise les femmes à aborder (éducation, mode, beauté), par les formes que ceux-ci revêtiront (chroniques, courrier du cœur) et finalement par l’espace assigné, donc contrôlé, aux femmes journalistes dans les quotidiens généralistes (pages féminines).  

3Les pages féminines, présentes de manière systématique dans les quotidiens généralistes canadiens dès le début du XXe siècle jusqu’aux années 1970, sont certainement l’une des manifestations les plus probantes de la présence de relations de pouvoir sexué dans les médias et de la sexuation de l’espace médiatique1. Représentant symboliquement le féminin dans les quotidiens, les pages féminines marquent concrètement l’espace, et les limites, que doivent respecter les femmes journalistes pour exercer leurs plumes. La présence de ces sections, généralement perçues comme des extensions de la sphère domestique, affirme de manière explicite que les autres pages des quotidiens ne les concernent pas, renvoyant à un universalisme masculin à peine camouflé. De ce fait, les journaux ne reflètent pas seulement les rapports de pouvoirs sexués, ils les produisent du même coup2. Malgré cette structure organisationnelle genrée du contenu, des femmes journalistes ont su mobiliser les limites imposées, « puisque les hommes en ont décrété ainsi3» afin de participer publiquement à la remise en question des rapports sociaux de sexes. L’une de celles-ci est sans conteste Solange Chalvin, responsable de la page féminine du quotidien Le Devoir de 1963 à 1971.  Dans son premier éditorial, «Engager le dialogue», elledonne le ton à cette section du quotidien en y affirmant sa volonté que la page féminine aborde des sujets diversifiés : la libération économique des femmes, leur entrée sur le marché du travail, de cuisine, de mode «même si ces messieurs ne sont intéressés que par les résultats de notre conversation, c-à-d manger un délicieux repas en compagnie d’une femme soignée et bien mise […]4».

4 Ces propos invitent à réfléchir sur les rapports entre la page féminine et la section générale du quotidien : est-ce que les sujets concernant les femmes arrivaient à sortir des frontières de la page féminines pour paraître dans la section générale et si oui, faisaient-ils l’objet d’un traitement différencié ? S’inscrivant dans une brève tradition historiographique de réévaluation des médias féminins, dans laquelle les pages féminines sont encore peu étudiées, cet article souhaite par conséquent examiner l’influence de cette structure genrée sur les discours et les représentations que le quotidien diffuse. Plus précisément, il s’agira d’examiner les différences, implicites ou explicites, dans le traitement des dossiers féministes entre la page féminine du quotidien québécois Le Devoir et sa section générale, entre 1965 et 1975. Il s’agira également de vérifier si l’abolition de la page féminine, survenue en 1971, a un impact sur la présence de ces thématiques. En étant attentive aux constructions discursives des femmes par les discours médiatiques dans le quotidien, au contenu des articles portant sur des thématiques féminines et/ou féministes et aux rôles occupés par la page féminine, cette étude stipule qu’il y avait manifestement une différence dans la visibilité accordée aux questions féministes et au niveau des représentations des femmes entre la page féminine et la section généraliste. Les journalistes de la page féminine utilisaient certainement cet espace comme lieu de contestation de situations d’injustices vécues par les femmes ou encore afin de rendre compte de la diversité des expériences féminines afin de déconstruire la vision essentialiste de «la» femme.  

5Afin d’appuyer l’argumentation, la démarche méthodologique et le contexte historique du Devoir et de sa page féminineseront abordés brièvement. Les articles portant sur des questions féminines ou féministes, et l’endroit où ils paraissent seront ensuite analysés afin de démontrer que la section générale accorde très peu d’importance à plusieurs enjeux que la section féminine diffusait.

1) Démarche méthodologique

6La période de 1965 à 1975 est ciblée dans cet article afin de manière à examiner si l’abolition de la page, réalisée en 1971, a un impact sur la présence et le traitement  accordé aux thématiques féminines ou féministes. Ce choix permet de vérifier si les thématiques présentes dans la page féminine sont reprises par la section générale après coup.

7Pour réaliser cette étude sur une aussi longue période, un  échantillon a dû être constitué. Ce corpus a été composé en suivant la méthode de la « semaine construite », telle qu’exposée par Jean de Bonville et Cyntia Darisse5. Pour chaque journée retenue, la sélection des articles s’est opérée sur la base de critères somme toute assez simples ; les articles signés par des femmes étaient d’emblée retenus de même que ceux qui adoptaient un « angle femme » (articles portant sur de sujets traditionnellement associés aux femmes comme la mode, la beauté, la consommation ou la cuisine, etc., ou ceux traitant de revendications féministes), qu’ils soient signés par un homme ou une femme. Les articles qui ne portaient pas sur des sujets féminins ou féministes  ont été écartés si un doute quant au genre du journaliste survenait, ce qui est arrivé à seulement trois occasions. Certes, cela suppose que les journalistes n’avaient pas recours à des pseudonymes. Nous n’avons rencontré qu’un seul pseudonyme évident, soit Kaléidoscope, dont l’usage ne servait qu’à signer des articles dans la page féminine. Du coup,  ces articles ont été inclus au corpus puisqu’ils portaient sur les femmes. En sondant les onze années qui composent la période analysée sur la base de ces critères, un imposant échantillon de 1872 articles a été constitué.

2) Contexte historique : Le Devoir et sa page féminine

8Le Devoir occupe une place particulière dans le paysage médiatique québécois. Fondé par Henri Bourassa en 1910, il s’impose rapidement comme un promoteur du nationalisme canadien et de la culture canadienne-française. Bien que respecté pour ses principes, son intégrité et très connu dans le paysage montréalais, Le Devoir n’a jamais occupé une grosse part du marché comme en font foi les tirages relativement faibles que relève l’étude de l’historien des médias Jean de Bonville. Il ne peut donc être qualifié de quotidien populaire ou de masse comme l’attestent son taux de pénétration et son tirage qui sont assez faibles en regard des autres quotidiens montréalais entre 1951 et 19816.

9Plusieurs études soulignent que c’est la transformation des quotidiens au début du XXe siècle qui permet aux femmes de les investir de façon plus importante. Ainsi, l’entrée des femmes dans la profession ne relève pas nécessairement d’une volonté des rédacteurs en chef des journaux de donner une tribune aux femmes pour faire entendre leur voix ; il s’agit plutôt d’attirer un lectorat féminin dans la perspective de vendre davantage d’exemplaires7. L’intégration des femmes au Devoir s’inscrit dans ce contexte. Réalisant que le quotidien a fait peu de place à celles-ci dans ses pages, la section féminine est lancée dès l’automne 1911. Elle devient une page quotidienne en 1928, intitulée simplement La page féminine, sous la direction de Jeanne de Métivier. Dans cette page, apprend-on  par la plume de la responsable lors de son lancement, on y parlera de mode, de décoration et de questions relatives à la maternité8. Le 4 avril 1955,  la section féminine change de nom pour « La femme au foyer et dans le monde »9. Sans que soient abordées explicitement les raisons du changement de nom, on peut présumer qu’il découle d’une volonté d’élargir les sujets couverts dans cette page.  On y retrouve des articles intéressants abordant par exemple la présence des femmes à l’université par exemple10. Dirigée jusqu’alors par Germaine Bernier, la page féminine passe sous la responsabilité de Solange Chalvin le 2 mars 196311. La page prend alors le nom de « L’Univers féminin ». Les femmes durant cette période, encore fortement confinées dans les pages féminines, commencent à revendiquer la transformation du contenu de ces pages pour qu’il soit plus adapté à la réalité des femmes12.

10  S’il demeure indéniable que les femmes  signent davantage dans le quotidien à partir des années 1960, en sortant parfois du cadre traditionnel des pages féminines imposé par la rédaction, témoignant de la possibilité de se tailler une place dans une profession dominée par les hommes, et dans un espace médiatique également historiquement dominé par ceux-ci, elles ne représentent toutefois pas la norme, mais plutôt des exceptions. Bien que l’abolition de la page féminine le 28 février 1971 met fin à la sexuation manifeste du quotidien, elle entraîne une baisse significative des thématiques féministes puisque la section généraliste ne prend pas le relais13 et le plafond de verre y perdure; structure hiérarchisée au sein de laquelle les hommes occupent les postes de direction et les affectations qualifiées de hard news (politique, économique…) sont attribuées aux hommes.

3) La page féminine comme lieu de conscientisation de la diversité des expériences des femmes

11Les années 1960 témoignent d’une multiplication des critiques féministes des médias dans la foulée de l’ouvrage de Betty Friedan, La Femme mystifiée. Elles  portent non seulement sur l’écart qui sépare les journalistes masculins et féminins en termes quantitatifs, mais aussi sur le fait que les femmes sont souvent représentées d’une façon réductrice et stéréotypée14. Analyser Le Devoir en s’attardant aux discours qui y sont édifiés sur les femmes se révèle être intéressant puisque le quotidien cherche, dans une certaine mesure, à rompre avec une vision essentialiste de « la » femme en véhiculant diverses représentations de celles-ci.

3.1 Contester la vision stéréotypée des femmes dans les médias

12Solange Chalvin n’hésite pas à publier plusieurs articles ne provenant pas nécessairement de journalistes du Devoir qui s’attaquent à la persistance des médias à présenter une vision stéréotypée des femmes.  Par exemple, dans la Chronique de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), Solange Chalvin publie un billet sur un rassemblement d’une centaine de femmes réunies à Montréal pour rédiger un mémoire sur la participation des femmes à la vie civique à l’intention de la Commission Bird. Résumant les principaux points qui ont retenu son attention, Chalvin souligne notamment que les rédactrices du mémoire déplorent le fait que les médias présentent souvent « une image puérile et idiote des femmes », surtout dans les publicités. Ce qu’elles souhaitent, c’est que soient présentées des images de « vraies » femmes, féminines et responsables15. La même année, dans un article au titre évocateur « Les femmes ne sont plus des chéries à têtes d’oiseau », paru dans la page féminine, Renée Rowan qui rapporte les propos de quatre membres du comité féminin du NPD, affirme qu’il y a un lien à faire entre la condition des femmes dans la société et l’attention médiatique que celles-ci reçoivent. Le but de l’article est de couvrir le dépôt d’un mémoire devant la commission portant sur l’éducation au Canada, mémoire qui recommande d’encourager les femmes à s’engager en politique. Pour cela, des changements doivent toutefois avoir lieu, estime le mémoire, puisque les femmes ne sont pas bien perçues dans l’espace public. Rowan, en paraphrasant le mémoire, en fournit un exemple pertinent en relevant le rôle qu’ont les médias  dans cette perception négative:

  Comment voulez-vous que les femmes se prennent et soient prises au sérieux […] quant à la télévision et dans tous les médiums de publicité on s’acharne à les présenter comme de gentilles petites chéries à la cervelle d’oiseau qui ne savent même pas faire un chèque ou balancer le livre de banque de la famille ? L’égalité des sexes ne réside pas seulement dans les textes de loi, mais aussi dans le changement de mentalité et d’attitudes de la société16.

13Comme le montrent ces quelques exemples, les journalistes de la page féminine du Devoir publient plusieurs articles condamnant les médias féminins qui ne présentent qu’une vision stéréotypée des femmes, c’est-à-dire celle de la femme au foyer qui ne s’intéresse à rien d’autre qu’aux questions domestiques. Nous pouvons présumer que la page féminine peut se soustraire à cette obligation dans une certaine mesure. Pour les journalistes du Devoir, traiter de beauté, de consommation ou de mode n’est pas en soi le problème des médias féminins ; ce qui pose problème, c’est le fait de ne traiter que de ces thématiques, participant du même coup à la construction d’une vision stéréotypée des femmes dans leur page. Par contre, ce discours est évacué à l’extérieur de la page féminine.

3.2 Pluraliser les expériences des femmes véhiculées par les médias

14Une partie importante des articles dépouillés concerne les préoccupations de la «femme moderne», c’est-à-dire celle qui concilie emploi rémunéré et famille17. Dans cette page, le travail est présenté de manière positive puisqu’il permet aux femmes de recevoir un salaire et de s’épanouir18. La page féminine devient une tribune importante pour les femmes qui occupent des emplois. Cela peut s’expliquer par le fait que les femmes journalistes du Devoir font l’apostolat de leurs propres conditions de femmes « modernes », ayant trouvé dans le champ intellectuel le moyen de s’affirmer professionnellement. Il n’est donc pas étonnant que le contenu des articles de la page féminine ne représente pas la réalité des femmes de la classe ouvrière. Il ne s’agit d’ailleurs pas du lectorat ciblé par Le Devoir qui s’adresse surtout, à l’époque, à une certaine élite de la société19. Si ces représentations médiatiques étudiées sont construites par un dispositif médiatique structuré par le genre, elles produisent également du genre ; la répétition d’une représentation, comme celle de la figure de la femme moderne édicte des normes « qui s’actualisent de manière performative20 », c’est-à-dire qui créent et diffusent un certain idéaltype à atteindre pour les femmes.

15Les femmes à qui Le Devoir octroie la parole sont également majoritairement blanches. En effet, les femmes québécoises et canadiennes représentées dans les articles, publicités et images dans le quotidien sont rarement racisées. Il est possible d’approfondir l’analyse des représentations des femmes en considérant d’autres marqueurs identitaires comme l’orientation sexuelle, la race, la classe et le genre par l’entremise d’une analyse intersectionnelle. Cette perspective soutient l’idée que l’articulation des rapports sociaux de race et autres s’imbriquent à celle du genre dans la dynamique de l’oppression des femmes et se renforce simultanément21.  

16Néanmoins, la page féminine du Devoir présente, dans une certaine mesure, différentes réalités comme celle des femmes autochtones canadiennes. Bien que l’échantillon constitué ne révèle que sept articles à leur sujet22, ceux-ci viennent nuancer le portrait. Ceux-ci visent surtout à mettre en exergue la situation peu enviable dans laquelle se retrouvent les femmes « indiennes » dans les réserves afin d’inclure leurs revendications à celles des femmes blanches dans le cadre de la Commission royale d’enquête sur le statut de la femme. Bien qu’encore peu organisé, un mouvement militant de femmes autochtones est effectivement déjà actif durant la période couverte par l’analyse.

17La page féminine du quotidien, bien qu’abordant peu cette question, rend à tout le moins visibles ces revendications. Ainsi, un article paru en date du  4 octobre 1968, non signé, témoigne de la réalité des femmes autochtones dans les réserves comme l’indique son titre : « Le drame des Indiennes mariées à des Non-Indiens23 ». Cet article couvre la conférence donnée par Charlène Bourque et Mary Two-Axe Earley, toutes deux résidentes de Kahnawake, sur la situation défavorable dans laquelle se retrouvent les femmes autochtones mariées à des non autochtones. L’article insiste fortement sur le fait que leurs témoignages « firent grand effet sur l’assemblée » qui constate effectivement l’injustice du statut précaire des femmes autochtones. L’analyse du contenu de cet article dévoile cependant qu’il n’est pas exempt de clichés genrés, sexuels et raciaux en précisant que « les deux Indiennes sont forts jolies » en plus d’adopter un ton fortement paternaliste et colonialiste lorsqu’il rapporte les propos de Sœur Ella Zinc qui recommande que le rôle social des femmes autochtones dans les réserves subisse d’importantes transformations puisqu’il faut préparer les « petits Indiens » pour le système scolaire public. Il est manifeste que le but premier de ces articles est de montrer que les femmes autochtones subissent simultanément plusieurs formes d’oppression. Cette dimension est surtout présente dans la page féminine puisqu’un article traite de la situation discriminatoire vécue par les femmes autochtones qui perdent leur droit d’appartenance « à leur race24 » lorsqu’elles marient un Blanc après l’abolition de cette page.

18Outre les articles portant sur les femmes autochtones, un assez grand nombre d’articles présente la réalité des femmes à l’échelle internationale. À ce chapitre, ces observations font écho à celles de Chantal Maillé qui observe également dans son article portant sur le féminisme dans Le Devoir l’attention portée à la condition des femmes provenant d’autres pays dans ce quotidien entre 1970 et 199025. Ainsi, en dépit du fait que la femme blanche privilégiée est au centre de l’attention, il reste que quelques articles portent tout de même sur la réalité des femmes autochtones et que Le Devoir ouvre aussi une fenêtre sur la réalité des femmes en dehors de la province, rompant du même coup avec la vision d’un Québec fermé sur lui-même et d’une page féminine qui n’accorde de l’espace qu’aux femmes préoccupées par leur intérieur26. Toutefois, alors que Chantal Maillé observe des articles sur les femmes Iraniennes, Chinoises, Chiliennes ou Cubaines, notre corpus comprend majoritairement des textes portant sur la réalité de femmes provenant de pays d’Europe occidentale, exception faite d’un article concernant les femmes en Inde27 et en Iran28.

19Un article paru dans la page féminine le 1er septembre 1970 est particulièrement éloquent quant à cette question. Intitulé «  Miss Black America ne croit pas en la libération de la femme », cet article dénonce la place qui est faite aux femmes noires non seulement dans la société américaine, mais aussi dans le mouvement féministe. Alors que le titre de l’article suggère que la lauréate défend une position traditionnelle au sujet de la place des femmes en société, une analyse plus détaillée révèle en effet que l’étudiante Stephanie Clark ne «  sympathise guère avec le mouvement de libération de la femme puisqu’il ne concerne pas les femmes noires29 ». Cet article illustre donc le fait que certaines femmes dans la société américaine vivent une ségrégation raciale non seulement dans la société, mais au sein même du mouvement de libération des femmes, ce qui explique qu’elles ne lui fassent pas confiance. Il renforce d’ailleurs l’idée que la page féminine laisse paraître des articles qui participent à la prise de conscience que le genre n’explique pas à lui seul les oppressions dont sont victimes les femmes. Une fois la page féminine abolie, cette réflexion disparaît du corpus constitué30. Le discours du journal maintient la représentation très normative des femmes qui le caractérisait déjà.

4) La page féminine comme lieu de diffusion des contestations féministes

20Bien qu’il soit déjà manifeste que la page féminine aborde des enjeux féministes et/ou féminins sans commune mesure avec la section générale, une étude plus approfondie du contenu des articles renforce la démonstration de l’utilisation militante que les journalistes opèrent de la page féminine. Des enjeux importants de la lutte féministe comme l’implication des femmes en politique,  l’intégration des femmes dans le marché du travail ainsi que la question de l’avortement occupent une part importante des sujets traités par les journalistes de la page féminine.

4.1 Investir le milieu politique    

21La question de la politique occupe une place importante dans les articles signés par les femmes journalistes dans le corpus investigué. Nous relevons effectivement 108 articles signés par des femmes qui en traitent de manière explicite. De ce nombre, une bonne majorité des articles se retrouvent à l’extérieur de la page féminine, soit 78 articles, ce qui signifie que 30 articles paraissent dans la page féminine. Cette disproportion n’est pas si importante si l’on considère le fait que la page féminine n’est présente que durant six années et deux mois durant la période analysée.

22Dans la page féminine, les articles qui traitent de politique visent surtout à mettre en évidence le fait que les femmes veulent participer à la vie politique active de la province et du pays. En effet, des articles mettent en lumière le désir de certaines femmes de participer à la formulation des lois, conscientes qu’elles sont d’en être les premières victimes31, d’intégrer des partis politiques32 ou encore ils indiquent aux femmes comment intégrer des organisations féministes33. Plusieurs de ceux-ci témoignent de la difficulté et des obstacles que les femmes rencontrent dans l’intégration de ces milieux. Ce qui explique le fait que les femmes ne jouent pas le même rôle que les hommes dans ce domaine découle en premier lieu du fait que les femmes n’ont pas les mêmes droits juridiques que ceux-ci malgré l’adoption de plusieurs lois et mesures comme le projet de Loi 16 adopté en 1964 qui met fin à l’incapacité juridique des femmes34.  Cette explication des inégalités entre les hommes et les femmes se ressent notamment dans un article de Rowan paru le 16 novembre 1966. Dans ce dernier, la journaliste rapporte les propos de Fernande Simard, présidente de la section québécoise de l’organisation la Voix des femmes qui estime que le rehaussement du statut des femmes leur permettra de prendre la « place qui [leur] revient » dans la société, notamment le milieu politique35. En enrayant les inégalités juridiques, elles pourront participer pleinement à la vie sociale et politique affirme aussi Solange Chalvin en 196836.

23 Une autre difficulté pour les femmes à investir ce domaine dominé par les hommes est l’attitude négative et sexiste de ces derniers face aux femmes qui s’y impliquent. À cet égard, de nombreuses femmes, dont les paroles sont rapportées dans la page féminine, condamnent les hommes qui ne reconnaissent pas leurs compétences37. Certains articles reprennent d’ailleurs les propos tenus par des hommes qui illustrent ces faits. L’article ayant pour titre « Selon le ministre Pelletier, il est anormal que la politique canadienne soit exclusivement aux mains des hommes38 » en est un exemple probant. Même si le titre laisse croire que le ministre condamne la ségrégation systémique dont sont victimes les femmes dans le monde politique, ce qui ressort de l’article, c’est qu’il estime que c’est en raison du comportement des femmes que celles-ci ne sont pas présentes dans la vie politique. De son point de vue, « c’est l’esprit de continuité qui manque le plus aux femmes, elles ne sont pas assez tenaces dans des domaines différents et successifs » en même temps qu’elles refusent de se plier aux règles du jeu. De fait, les propos du ministre montrent bien que l’exclusion des femmes des milieux politiques, malgré leur volonté de s’y intégrer, provient de l’attitude toujours aussi sexiste des hommes et de leur propension à les essentialiser.

24  Une entrevue accordée par Claire Kirkland-Casgrain à la FFQ,  parue dans la page féminine en mai 1970, abonde dans le même sens.  Dans celle-ci, la seule femme députée à l’Assemblée nationale incite les femmes à s’impliquer en politique, tout en faisant état de l’attitude sexiste des hommes envers elle. Par ailleurs, elle déplore le double standard présent dans le milieu politique  en soulignant « qu’une femme, pour réussir dans ce métier, doit donner dix fois plus de travail qu’un homme ». Elle  affirme également un peu plus loin que « les mêmes choses dites en politique par un homme ou une femme ne sont pas interprétées de la même manière39 ».

25À l’inverse, les articles traitant de politique en dehors de la page féminine intègrent très peu de points de vue féminins et concernent surtout les campagnes électorales. Par ailleurs, peu de femmes signent des articles sur le sujet dans la section générale. Une fois la page féminine abrogée, la section générale diffuse, mais de façon beaucoup moins soutenue que ce que faisait la section dirigée par Chalvin, des articles sur la politique adoptant un angle féminin voire féministe. Il s’avère toutefois que ces articles portent sur les avancées et les acquis des femmes dans ce domaine. La propension des articles relevés dans la section générale du quotidien à ne présenter que les résultats des revendications des femmes, et non les revendications elles-mêmes, oblitère une partie importante des luttes menées par les femmes, c’est-à-dire la résistance qu’elles rencontrent dans leurs tentatives de modifier les structures masculines.

4.2 Intégrer le marché du travail salarié  

26Plus encore que la question des femmes en politique, l’intégration des femmes aux domaines du travail et de l’éducation, tous deux étant intimement interreliés, est très souvent traitée dans Le Devoir et particulièrement dans la page féminine. Un total de 102 articles sont publiés sur la question au cours de la période, et ce presqu’exclusivement dans la page féminine. L’attention conférée à ces questions n’étonne pas ; compte tenu des propos de Solange Chalvin dans son premier éditorial dans lequel elle affirmait qu’il fallait travailler à « la libération économique des femmes40 » et étant donné que le travail est un domaine où les inégalités s’expriment avec le plus de force suivant la conception du féminisme égalitaire, il était naturel d’accorder un espace important aux revendications des femmes pour intégrer le marché de l’emploi.

27À l’instar des articles portant sur l’intégration des femmes en politique, les articles concernant le travail salarié des femmes dans la page féminine, soutiennent des discours qui visent principalement à mettre en exergue les situations d’injustices pour les femmes. Leur confinement au bas de la hiérarchie dans les entreprises ou encore l’iniquité salarial  figurent parmi la liste des récriminations que mettent en exergue les journalistes de la page féminine.

28Dans cette section, le principal exemple de discrimination envers les femmes sur le marché de l’emploi est l’existence du plafond de verre qui les empêche d’accéder  aux plus hauts postes dans leur environnement de travail41. Par exemple, malgré  le fait que le milieu de l’éducation soit un milieu fortement féminin — composé à 75% d’enseignantes —la ségrégation y est bien présente. En effet, même s’ils sont minoritaires, les trois quarts des enseignants occupent un poste au secondaire alors qu’une proportion semblable de femmes occupe un poste au primaire42. En plus de relever que cette discrimination s’explique par plusieurs facteurs (accès plus restreint des femmes à l’éducation ou encore en raison de leur rôle de mère qui leur retire du temps pour le travail), la page féminine met aussi en lumière le fait que les hommes craignent que « le statut de la femme en s’élevant n’abaisse automatiquement celui de l’homme43 ». La rareté des occasions pour les femmes de gravir les échelons fait d’ailleurs en sorte que la page féminine met fortement en relief les « pionnières », celles aux parcours atypiques plutôt que les femmes qui occupent des postes dans les professions traditionnellement féminines. Or, une fois que « ces premières » arrivent en poste, elles ont parfois le sentiment d’intégrer un univers masculin qui n’est pas tout à fait adapté pour elles.

29Plusieurs des articles de la page féminine dépouillés abordent également la question de la compétence des femmes sur le marché du travail. Cette dernière thématique est très intéressante puisqu’elle permet de relever deux types de discours quant à la capacité des femmes à occuper un emploi salarié et à y gravir les échelons. Les femmes journalistes rapportent de nombreux exemples qui attestent de la croyance, non dénuée de stéréotypes, que c’est en raison du fait qu’elles sont des femmes qu’elles arrivent à intégrer et exceller dans leur emploi. De ce fait, selon plusieurs articles, les femmes, plus empathiques et sensibles aux questions sociales peuvent exceller dans des occupations qui leur permettent de mettre en pratique ces qualités. Dans certains textes, il ne s’agit pas seulement d’être une femme, mais d’être également une mère. Certaines femmes sont elles-mêmes d’avis que c’est en raison de leur rôle de mère qu’elles obtiennent des postes au détriment des célibataires44.  Dans les cas relevés, les qualités féminines sont perçues par les femmes comme faisant partie de leur compétence. Les journalistes de la page féminine rapportent également l’existence d’un discours qui va à l’opposé de cette valorisation des qualités féminines sur le marché du travail. En effet, certains articles affirment que c’est en raison de la « nature féminine » et de certaines caractéristiques qui lui sont associées, que les femmes ne performent pas sur le marché du travail. Cette idée est surtout présente lorsque les journalistes rapportent des propos tenus par des hommes. Un article de Solange Chalvin exemplifie parfaitement cette idée. Dans celui-ci, la journaliste cite les propos de Charles Lebrun, vice-président de la compagnie de biscuits Stuart, selon lequel les femmes ont une attitude trop « maternaliste » au travail ce qui empêche de les prendre au sérieux45.  

30En d’autres termes, les journalistes de la page féminine rapportent surtout que les patrons masculins estiment que les femmes doivent s’adapter aux structures établies afin d’être prises au sérieux, alors que les femmes estiment que ce sont ces structures qui doivent être modifiées. L’attitude des hommes envers les femmes dans le milieu du travail est également décriée46.

31La possibilité de concilier famille et travail semble être une condition sine qua non pour plusieurs femmes pour occuper des emplois. Il n’est donc pas étonnant de trouver des articles portant sur la revendication pour des garderies ou sur la création d’emplois qui permettent de combiner le travail salarié et la vie de famille47.  Dans la foulée de la Commission Bird, la création des garderies apparaît comme une préoccupation généralisée à l’ensemble des femmes du pays et quelques articles du Devoir mettront en lumière le besoin de créer un réseau de garderies puisque les mères travaillent de plus en plus48.  La section générale ne traite pas de l’importance de créer un réseau de garderies pour favoriser le retour des femmes sur le marché du travail une fois devenue mère.  

32Il est particulièrement difficile de saisir si l’emplacement des articles portant sur la question du travail des femmes joue sur le ton adopté dans ceux-ci puisque très peu d’entre eux sont présents en dehors de la page féminine. Nous ne retrouvons que huit articles sur le sujet, surtout signés par Solange Chalvin et Renée Rowan. Alors que les articles de page féminine insistent surtout sur les discriminations envers les femmes sur le marché du travail et sur les structures à mettre en place pour leur en faciliter l’accès, comme les garderies, la section générale ne comprend qu’un article qui traite spécifiquement de ce genre de situation49. Les quelques articles de la section générale relatifs au travail des femmes portent surtout sur la perception négative du travail des femmes par les hommes et parfois par les femmes également. Cette question, comme Mona-Josée Gagnon l’affirme, « renvoie à la problématique plus large de la définition du rôle social attribué aux hommes et aux femmes50 ». Un article de Renée Rowan, dans lequel elle dévoile les résultats d’une enquête sur la perception du travail des femmes menée auprès d’hommes syndiqués fait échos aux propos de Gagnon.  En effet, ce que révèlent les résultats de l’enquête rapportés par Rowan c’est que les hommes ont des préjugés importants envers les travailleuses, notamment en raison de leur conception toujours bien ancrée de la division des rôles entre l’homme pourvoyeur et  la femme à la maison51.

33Alors que le Collectif Clio qualifiait les années 1950 à 1964 de « période de transition vers l’acceptation sociale du travail rémunéré des femmes52 », les articles publiés à ce sujet dans Le Devoir, tant dans la page féminine qu’à l’extérieur,qui rapportent les propos tenus par des hommeslaissent percevoir que le discours dominant masculin au sujet du travail des femmes est toujours assez négatif durant la période analysée par cet article. Le fait que la section générale du quotidien reprend très peu ce dossier une fois la page féminine abolie diminue la visibilité des inégalités présentes sur le marché du travail auprès du lectorat du Devoir. Pourtant, il va sans dire que ces inégalités ne disparaissent pas.

4.3 Traiter de l’avortement dans Le Devoir

34Alors qu’une bonne partie des revendications des femmes portées par Le Devoir  entre 1965 et 1975 concerne l’investissement des femmes de l’espace public, principalement dans les milieux académiques, le marché du travail et l’implication en politique, les revendications des femmes à s’approprier leur corps sont bien présentes. Ces revendications s’observent dans les articles sur la contraception, dont l’utilisation grandissante témoigne d’un changement de mentalité des couples québécois53, les cliniques de planification familiales et surtout l’avortement.

35La forte polarisation des opinions exprimées dans le quotidien autour de cette question n’étonne pas, à l’instar de l’espace important qui lui est attribué en dehors de la page féminine, et ce même lorsque celle-ci est encore en place. En effet, alors qu’au départ ce sujet paraît principalement dans la page féminine, il sort rapidement, et à maintes reprises, de ses limites. La forte présence d’un tel sujet dans la section générale illustre que la direction du Devoir estime qu’il s’agit d’une question d’intérêt public, contrairement aux autres revendications portées par les femmes et abordées jusqu’ici. La proportion est tout de même assez importante ; sur les 63 articles répertoriés à propos de l’avortement, 42 paraissent en dehors de la page féminine. Or, comme l’indique le tableau ci-dessous, cette proportion n’est pas attribuable au fait que la majorité des articles paraissent après l’abolition de cette page puisque ces articles  sont présents de manière significative lorsque la page féminine est toujours présente. Le nombre important d’articles écrits par des hommes est également révélateur. Cela conforte l’argument de Catherine Detrez qui soutient que les hommes contrôlent le corps des femmes dans la société patriarcale et que cette domination se manifeste notamment par les lois qui interdisent et/ou codifient le recours à l’avortement et à la contraception54.

Tableau I. Nombre d’articles traitant d’avortement dans Le Devoir par année (1965-1975)

1965

1966

1967

1968

1969

1970

1971

1972

1973

1974

1975

2

2

4

8

6

7

6

5

13

5

9

36Si les articles sur l’avortement ne paraissent pas en majorité dans la page féminine, elle constitue tout de même un espace de diffusion pour aborder ce sujet. Le premier article qui en fait mention dans le corpus date de 1965 et traite de la pratique en Hongrie, où celle-ci est assez répandue55. Le corpus assemblé contient  principalement des articles qui rapportent des discours s’opposant à l’avortement, du moins durant les premières années, alors que la contraception rencontre généralement une approbation. Au cours des dernières années d’existence de la page féminine soit à partir de 1968, un discours plus favorable à l’avortement prend forme. Graduellement, les articles fournissent davantage d’informations sur le sujet au lieu de simplement se prononcer sur la question, mais ces textes relèvent fortement la perception négative de l’avortement par plusieurs organisations56. La page féminine du 21 mars 1969, complètement dédiée au sujet en raison de l’amendement adopté par le gouvernement du Canada au Code criminel, accorde une visibilité tant aux détracteurs de l’avortement qu’à ceux et celles qui l’appuient. Alors qu’un article rapportant encore une fois le point de vue de l’association des bureaux médicaux du Québec qui estime qu’une commission d’enquête est nécessaire puisque les effets de l’avortement sont bien souvent plus néfastes que ceux d’un accouchement non désiré57, Renée Rowan présente à son tour une vision négative de l’amendement, mais pour des raisons différentes. En effet, elle estime que la loi adoptée par le gouvernement du Canada sur la question est une « simple réformette » et non une véritable mesure sociale58. Présentant les propos du Dr. Mongeau, un médecin favorable à l’avortement, elle souligne le besoin de créer des organismes d’appui pour les mères enceintes qui, dans le cas de grossesses non désirées, pourraient leur fournir le soutien d’une équipe de spécialistes59. La dernière page féminine du Devoir comprend également un article sur l’avortement qui condamne la nouvelle loi, estimant qu’elle ne répond qu’à trois demandes sur cent, si bien que celle-ci « continue d’être une loi pour les riches et oblige les pauvres à continuer d’avoir des grossesses non désirées60  ».  De fait, graduellement, la page féminine adopte un point de vue favorable à l’avortement. Elle publie d’ailleurs des articles fort détaillés sur le sujet qui visent à informer le lectorat afin que celui-ci se fasse une opinion éclairée sur la question à l’aide des nombreuses informations sur le sujet.

37Tel que mentionné précédemment, la tribune principale où s’expriment les points de vue concernant l’avortement n’est pas la page féminine, mais la section générale du quotidien. L’avortement se différencie des autres thématiques traitées jusqu’ici du fait que ce sont principalement des hommes qui se prononcent sur la question, mais aussi en raison du nombre important de lettres de lecteurs et de lectrices qui se prononcent sur la question publiées dans le quotidien. Ces observations font échos aux propos de Louise Desmarais qui affirme que la question mobilise fortement l’opinion publique61.  L’échantillon constitué révèle deux lettres sur la question dès 1968, avant même que la saga de l’avortement n’ait enflammé les médias. Dans une lettre assez longue, le médecin Maurice Jobin se positionne pour l’avortement en affirmant qu’elle ne constitue pas un meurtre et que l’amendement à la loi proposé par le gouvernement Trudeau, qui sera adopté sous peu, n’est pas une solution efficace puisque l’avortement pour des raisons de santé touche peu de femmes62.  Dans la même page, Le Devoir publie les propos de Jeanne Gagnon, qui se prononce également contre l’avortement et le projet de loi du gouvernement Trudeau puisqu’elle estime que celui-ci peut ouvrir la porte à des abus, ajoutant que le fait de présenter la libération de la femme par l’avortement est un profond affront63.

38En éditorial, Claude Ryan, alors rédacteur en chef du Devoir, prend position sur la question de l’avortement dans la foulée de la remise du rapport de la commission Bird qui recommande l’accès à l’avortement durant les douze premières semaines de la grossesse. Ryan, manifestement contre l’avortement, base son argumentation sur le fait que l’avortement ne « pourrait qu’être néfaste pour le peuple canadien-français » et que ces revendications traduisent une perte des valeurs canadiennes-françaises de la part des défenderesses de la mesure64. Ces propos s’avèrent éclairants et peuvent expliquer pourquoi la couverture médiatique opérée à l’avortement par Le Devoir est fortement défavorable à l’avortement dans le journal. Une attention médiatique est également accordée aux événements d’envergure, comme des manifestations ou des marches, qui se positionnent contre l’avortement sans donner une couverture équivalente aux manifestations qui sont pour65. À partir de 1973, Le Devoir couvre abondamment la saga du Dr. Morgentaler. À l’instar des propos de Louise Desmarais, la couverture médiatique de ses procès ne permet pas vraiment de diffuser des arguments favorables à l’avortement puisque les articles attirent surtout l’attention sur les procédures judiciaires qu’il subit66.

39En somme, il est intéressant de remarquer que les articles s’opposant à l’avortement sont fortement mis en valeur dans le quotidien puisqu’ils paraissent majoritairement dans les premières pages. Le Devoir n’hésite d’ailleurs pas à accorder un espace important dans sa section « opinions » à ses opposant.e.s. Il n’est par ailleurs pas étonnant de remarquer que cette opposition est majoritairement colportée par des hommes, lecteurs, professionnels de la santé ou encore rédacteur en chef du Devoir. L’importance accordée aux propos des hommes affirme et naturalise la hiérarchisation entre le masculin et le féminin. Les hommes, apparaissant comme une figure d’autorité en raison de leur rôle d’expert, ont préséance sur l’expérience des femmes en regard d’une question qui concerne pourtant directement leur corps. La réalité des femmes est d’ailleurs oblitérée ; l’avortement attire l’attention en première page par la polémique qu’elle suscite. Quand ce sont des journalistes comme Renée Rowan ou encore Solange Chalvin qui se prononcent, le ton des articles se révèle plus favorable. Or, ces articles se retrouvent principalement dans la page féminine et, après son abolition, vers la fin du quotidien comme en témoigne l’article de Renée Rowan qui traite du besoin de mieux organiser les cliniques de planification familiale et de ne plus considérer les femmes comme étant inférieures, qui paraît à la page dix-sept67. Cet exemple concret met en évidence le poids de la structure organisationnelle genrée du quotidien sur la mise en valeur des thématiques résolument féministes.

Conclusion

40Si le genre influence l’organisation du contenu, il influence certainement les propos tenus dans les articles qui traitent des revendications féministes. Certes, le féminisme que supposent les articles analysés n’est certainement pas un féminisme radical, mais plutôt un féminisme libéral. D’ailleurs, peu d’articles dans le corpus constitué font usage du terme « féministe » ou « féminisme ».  Nonobstant ce fait, plusieurs articles témoignent de l’influence du renouveau féministe. Les femmes journalistes dirigeant cette section ont certainement su s’approprier les limites qui leur étaient imposées afin d’utiliser les pages féminines à des fins de militance féministes.  Une fois la page féminine abolie, la section générale, contrôlée par les hommes, s’est surtout montrée intéressée à faire état brièvement des résultats des combats des femmes et non les luttes et les efforts déployés par celles-ci pour parvenir à ceux-ci. De par la nature du quotidien, et probablement en raison du lectorat auquel il se destine, l’attention des journalistes est surtout centrée sur la construction médiatique de « la » femme moderne qui concilie travail et famille alors que « la » femme traditionnelle occupe peu d’espace dans les pages du journal.  

41Cependant, la page féminine du Devoir a certainement permis la diffusion de représentations médiatiques plus diversifiées et de préoccupations des femmes que sa section générale. Alors que l’abolition de la page féminine aurait pu marquer la fin de la sexuation du quotidien, cette dynamique genrée se voit être reconduite d’une autre manière par la diminution marquée des sujets concernant directement les enjeux féministes. Les dossiers féministes ont trouvé bien peu de place à l’extérieur du cadre de la page féminine. Ce processus d’invisibilisation ne touche certes pas toutes les questions concernant les femmes. On ne saurait donner de meilleur exemple que le cas de l’avortement. Alors que ce dossier a su conserver sa place dans le quotidien suite à l’abolition de la page féminine, il est surtout abordé dans une perspective de contrôle du corps des femmes, typique mécanisme du patriarcat, et non dans l’objectif d’informer le lectorat sur la question.  

42Bref, il est incontestable que l’état des connaissances sur les femmes journalistes, les pages féminines et l’organisation genrée du contenu des quotidiens est encore très fragmentaire et qu’en faire l’étude permettrait de lever le voile sur les parcours « ordinaires » de femmes journalistes qui se sont données pour mission de porter dans l’espace public des thématiques dites « féminines ». Ce type de recherches permettrait également de mieux cerner l’historicité des mécanismes patriarcaux qui visent à marginaliser la parole des femmes dans les médias.

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Notes

1  Marie-Ève Thérenty, (2009), « LA chronique et LE reportage : du genre (gender) des genres journalistique», Études Littéraires,  40 (4), p. 115-125.

2 Laëticia Biscarrat, (2013), « L’analyse des médias au prisme du genre : formation d’une epistemè », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 3,  p. 8.

3  Solange Chalvin, « Engager le dialogue», Le Devoir, 2 mars 1963, p. 8.

4  Ibid.

5   Globalement, il s’agit pour chaque semaine d’une année donnée de retenir successivement une journée différente ; le lundi de la première semaine de l’année, le mardi de la deuxième semaine, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’on ait couvert l’ensemble de la période choisie. Voir Jean de Bonville et Cyntia Darisse, (2012), « L’évolution du Devoir vue à travers les structures de son contenu », Communication, Vol. 29 (2), p. 4.

6  Jean De Bonville (1995), Les quotidiens montréalais de 1945 à 1985 : morphologie et contenu, Institut québécois de recherche sur la culture : Québec, p. 41.

7  Line Gosselin, (1995), Les journalistes québécoises, 1880-1930, Montréal, Collection du RCHTQ («études et documents»,7),  p. 127.

8  Jean-Marc Laliberté, (1994) « De la guerre…à la Révolution tranquille, 1939-1964 » dans Robert Lahaise (dir.) Le Devoir, un siècle Québécois, Le Devoir, reflet du Québec au 20e siècle, Montréal : Hurtubise, p. 62-63.

9  Le  Devoir,  4 avril 1955, p. 6.

10  « Femmes universitaires, les travailleuses du Canada et leur emplois »,  Le Devoir, 4 avril 1955, p. 6.

11   Solange Chalvin, « Engager le dialogue », Le Devoir, 2 mars 1963, p. 8.

12  Colette Beauchamp, (1987), Le Silence des médias : les femmes, les hommes et l’information, Montréal : Éditions du Remue-ménage, p. 194-195. Elle ajoute d’ailleurs que cette situation est perceptible dans d’autres quotidiens ou hebdomadaires comme La Patrie, La Presse, Le Nouveau Journal etc.

13  Sur le sujet de l’impact de l’abolition de la page féminine du Devoir voir Marilou Tanguay, (2017).  Femmes journalistes et sujets «féminins» : Analyser Le Devoir au prisme du genre (1965-1975), (Mémoire de maîtrise, Université de Montréal.

14   Laëticia Biscarrat, op cit., p. 3.

15  Solange Chalvin, « Les femmes veulent participer à la vie sociale et politique du pays », Le Devoir, 29 avril 1968, p. 11.

16  Renée Rowan, «Les femmes ne sont plus des petites chéries à cervelle d’oiseau »,  Le Devoir, 4 octobre 1968, p. 11.

17  Cette définition qui a pu être proposée à l’aide des articles dépouillés du Devoir. Elle fait échos aux à la définition d’Isabelle Giraud qui affirme qu’en France, la femme moderne correspond à la construction identitaire d’une femme qui concilie travail et famille Voir Isabelle Giraud « Comment opérationnaliser le concept de citoyenneté dans les recherches empiriques sur les politiques de genre », dans Manon Tremblay et al. (2007), Genre, citoyenneté et représentation, Presses de l’Université Laval, Québec, p. 94

18  Solange Chalvin, « La participation des femmes au marché du travail », Le Devoir, 6 avril 1967, p. 9 et Solange Chalvin, « Non, les femmes ne travaillent pas par caprice mais par besoin économique », Le Devoir, 6 avril 1967, p. 9.

19  Marie-Ève Carignan et Claude Martin (2017), « Analyse des statistiques historiques sur le lectorat du quotidien Le Devoir de 1910 à 2000 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 70, n. 3, hiver 2017, p. 55-79.

20  Laeticia Biscarrat, op cit., p. 11.

21  Sirma Bilge (2014), « La pertinence de Hall pour l’étude de l’intersectionnalité», Nouvelles pratiques sociales, vol. 26, n.2, p. 64.

22  Solange Chalvin, « Le Conseil consultatif féminin prend la défense des Indiennes », Le Devoir, 14 septembre 1973, p. 13.

23   « Le drame des Indiennes mariées à des Non-Indiens », Le Devoir, 4 octobre 1968, p. 11.

24   Solange Chalvin, « Le Conseil consultatif féminin prend la défense des Indiennes », Le Devoir, 14 septembre 1973, p. 13.

25  Chantal Maillé, 1994, op cit., p. 428.

26  La majorité des articles de notre corpus qui portent sur des femmes à l’international sont dans la page féminine.

27  Renée Rowan, Le Devoir, 6 juin 1967, p. 11.

28  « Campagne d’émancipation des femmes iraniennes », Le Devoir, 13 janvier 1967, p. 9.

29   « Miss Black America ne croit pas en la libération de la femme », Le Devoir,  1er septembre 1970, p. 9.

30  Précisons que pour notre part, nous n’avons recensé ces articles que dans la page féminine du journal, alors que Chantal Maillé note la présence de multiples articles portant sur les femmes à l’étranger durant la période principalement postérieure à l’abolition de la page féminine, soit entre 1970 et 1990. Il conviendrait donc de nuancer les observations opérées dans ce mémoire. Toutefois, une analyse plus poussée de cette question pourrait révéler tout de même que la page féminine diffusait davantage la réalité des femmes étrangères que ce qu’a fait par la suite la section généraliste du quotidien.

31  « Les femmes veulent participer à l’élaboration des lois au Canada »,  Le Devoir, 3 février 1970, p. 9.

32  « Place aux femmes en politique », Le Devoir, 18 janvier 1966, p. 8.

33  « Comment devenir membre de la Fédération des femmes du Québec », Le Devoir, 17 juin 1966, p. 9.

34  Denyse Baillargeon, op cit., p. 207.

35  Renée Rowan, « Le temps est venu pour les femmes de sortir de leur ségrégation», 16 novembre 1966, p. 7.

36  Solange Chalvin, « Les femmes veulent participer à la vie sociale et politique du pays », Le Devoir, 29 avril 1968, p. 11.

37  « Place aux femmes en politique », Le Devoir, 18 janvier 1966, p. 8.

38  Solange Chalvin, Selon le ministre Pelletier, il est anormal que la politique canadienne soit exclusivement aux mains des hommes », Le Devoir, 29 avril 1968, p. 11.

39  « Claire Kirkland-Casgrain, seule femme à l’Assemblée nationale, explique son engagement politique », Le Devoir, 6 mai 1970, p. 11.

40  Solange Chalvin, « Engager le dialogue », Le Devoir, 2 mars 1963, p. 7.

41  Ce genre de situation est notamment rapportée alors que le Conseil provincial des femmes de la Colombie-Britannique recommande qu’un bureau provincial de contrôle ou de surveillance soit mis sur pied pour éviter la discrimination basée sur le sexe « Pour enrayer la discrimination dans l’emploi », Le Devoir, 19 avril 1968, p. 7.

42  Solange Chalvin « Non les femmes ne travaillent pas par caprice, mais par besoin économique », Le Devoir, 6 avril 1967, p. 9.

43  Solange Chalvin « Participation des femmes au marché du travail », Le Devoir, 6 avril 1967, p. 9.

44  Solange Chalvin « Non les femmes ne travaillent pas par caprice, mais par besoin économique », Le Devoir, 6 avril 1967, p. 9 ; Solange Chalvin, « Réjane Colas, première femme juge à la Cour supérieure », Le Devoir, 25 février 1969, p. 11.

45  Solange Chalvin, « La participation des femmes au marché du travail »,  Le Devoir, 6 avril 1967, p. 9.

46  Ibid.

47  Voir notamment : « Ottawa offre 30 postes qui concilient heures de travail et exigence de la famille », Le Devoir, 6 septembre 1967, p. 11.

48   « Le besoin le plus urgent des femmes : Un réseau de garderies à travers le pays », Le Devoir, 19 avril 1968, p. 7.

49  Cet article expose le fait que les femmes sont toujours exclues du Cercle des journalistes de Montréal qui, en 1970 seulement, rejette à trois reprises une motion proposant leur intégration Voir « Pas de consœurs au Cercle des journalistes », Le Devoir, 28 avril 1970, p. 6.

50   Mona-Josée Gagnon (1983), « Les comités syndicaux de condition féminine », dans Marie Lavigne et  Yolande Pinard, Travailleuses et féministes. Les femmes dans la société québécoise, Montréal : Boréal Express, p. 146.

51  Renée Rowan, « Selon une enquête, le syndiqué a des préjugés contre la femme au travail »,  Le Devoir, 27 mai 1971, p. 9.  D’ailleurs,  dans l’ouvrage Canadian Women : A History, les historiennes y relèvent le caractère équivoque perceptible dans les discours entourant le travail des femmes mariées en dehors de la sphère domestique, soit la persistance de la vision négative entourant ce travail, mais également l’importance que les femmes investissent rapidement ce marché. Voir Gail Cuthbert-Brandt et al., (2011). Canadian Women: A History, 3e édition, Toronto: Nelson/ Thompson, p. 437.

52  Collectif Clio, (1992). L’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Montréal, Quinze ([1982] rééd. Montréal: Le Jour), p. 413.

53  Comme le présente la militante du droit à l’avortement Louise Desmarais, les sondages qui se multiplient révèlent que dès la moitié des années 1960, un nombre grandissant de femmes ont recours à la contraception ; 70% des femmes à Montréal et Québec et plus de 82% des femmes à Sherbrooke selon un sondage de 1966 tenu par le magazine Maclean’s. Voir Louise Desmarais (2016). La bataille de l’avortement. Chronique québécoise, Montréal : Les Éditions du remue-ménage, p. 26.

54  Catherine Detrez (2002). La construction sociale du corps, Paris : Seuil, p. 185-187. Dans le contexte canadien et québécois, ces lois persistent assez longtemps. Il faut attendre 1969 pour que le  gouvernement du Canada permette l’avortement à des fins thérapeutiques et 1988 pour que la Cour suprême le décriminalise. Voir sur le sujet Louise Desmarais, op cit., p. 57 et p. 293.  

55  Cet article informe les lecteurs que les pays de l’Est légalisent la pratique sans prendre position (« Il y a plus d’avortements en Hongrie que partout ailleurs »,  Le Devoir, 27 août 1965, p. 7).

56  Dans un article, Solange Chalvin rapporte que l’avortement est perçu comme un homicide par l’association des bureaux médicaux du Québec. Voir Solage Chalvin, « L’association des bureaux médicaux dit NON à l’avortement », Le Devoir, 11 avril 1968, p. 11.

57  « L’association des bureaux médicaux du Québec revendique une commission d’enquête sur l’avortement », Le Devoir, 21 mars 1969, p. 11.

58  Renée Rowan, « Les amendements à la loi sur l’avortement : simple réformette ou mesure sociale ? », Le Devoir, 21 mars 1969, p.11.

59   Ibid.

60  « La nouvelle loi sur l’avortement ne répond qu’à 3 demandes sur 100 », Le Devoir, 21 février 1971, p. 17.

61  Louise Desmarais, op cit., p. 72-73.

62  Maurice Jobin, « Doit-on légaliser l’avortement ? », Le Devoir, 21 février 1968, p. 4.

63   Jeanne Gagnon, « Avortement et libération de la femme », Le Devoir, 21 février 1968, p. 4.

64  Claude Ryan, «  La commission Bird et l’avortement », Le Devoir, 10 décembre 1970, p. 4.

65  Voir notamment « Une manifestation des femmes contre l’avortement », Le Devoir, 14 septembre 1973, p. 13 et « Manifestation contre l’avortement à coups de fleurs et de placards », Le Devoir, 5 novembre 1973, p. 7.

66  « La cause Morgentaler : les jurés délibèrent», Le Devoir, 13 novembre 1973, p. 1.

67  Renée Rowan, « Lalonde déplore que seulement 27 hôpitaux aient mis sur pied un comité thérapeutique  », Le Devoir, 24 mars 1975, p. 17.

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Marilou Tanguay, «Analyser le quotidien Le Devoir au prisme du genre», French Journal For Media Research [online], Browse this journal/Dans cette revue, 11/2019 Les femmes dans les médias, last update the : 27/01/2019, URL : https://frenchjournalformediaresearch.com:443/lodel-1.0/main/index.php?id=1828.

Quelques mots à propos de :  Marilou Tanguay

Doctorante en histoire
En codirection avec Magda Fahrni du département d’histoire de l’Université du Québec  à Montréal et Josette Brun du  département d’information et de communication à l’Université Laval
marilou_tanguay@hotmail.com  

 

 

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