Médias et post-vérité: pour une critique freitagienne des rapports entre la raison, la normativité et l’information
Résumé
L’introduction du concept de post-vérité dans la sphère publique soulève plusieurs enjeux éthico-normatifs portant sur le rapport entre la raison et les affects dans cette sphère. À partir de la pensée de Michel Freitag, l’article met au jour en trois points, en quoi ce concept contribue à la dépolitisation des débats sociopolitiques et permet la reproduction du statu quo cybercapitaliste. L’article précise les rapports ontologiques et épistémologiques entre la raison et la normativité. Il aborde ensuite la production d’une raison instrumentale autonome à partir du double postulat normatif de la modernité. Finalement l’article traite du contexte sociopolitique dans lequel prend forme le concept de post-vérité, soit les mutations du cybercapitalisme et la société de l’information et de la communication.
Abstract
The introduction of post-truth in the public sphere has raised many ethical and normative issues pertaining to the relationship between reason and affects in said sphere. By using the thought of Michel Freitag, this article will put to light, in three points, how the concept contributes to depoliticizing socio-political debates and reproduces the cyber-capitalist status quo. The article will address the ontological and epistemological relationships between reason and normativity. It then addresses the production of an autonomous instrumental reason within modernity’s double normative postulate. Finally, the article addresses the context in which takes shape the concept of post-truth, which is characterised by the mutations of cybercapitalism and the information and communication society.
Table des matières
Texte intégral
Introduction
1Depuis son intronisation dans le dictionnaire Oxford (2016)1, le terme « post-vérité » nous amène à un double constat. Premièrement, la post vérité a été évoquée dans l’espace public comme l’affirmation de l’entrée du monde dans une nouvelle ère sociopolitique. Cette acception du concept a pour effet de couronner les politiques qui en font usage, notamment les « populistes » et les « antisystèmes ». Deuxièmement, on assiste aussi à une certaine critique parfois « timide », parfois acerbe, qui la relègue au statut de coquille vide ou à une idéologie dangereuse. Le nœud de la question de la post-vérité se rattache à ce qu’on appellerait un nouveau rapport au politique, rapport qui passe par l’affect plutôt que par la raison, et qui réactualiserait la tension raison/affect qui culminerait en une opposition totale. Découle alors de ce constat la question suivante : quelle est la raison d'être de la post-vérité? Cette question peut se poser en deux temps : « quelle est la raison en tant que cause de la post-vérité? », et « quelle raison est à l’œuvre dans la post-vérité ? ».
2La simplification à outrance des tensions entre la raison et l’affect occulte une myriade de rapports que la raison et l'affect entretiennent avec le domaine du symbolique. Ici la question de la post-vérité est traitée par l’entremise d’une conceptualisation de la raison a-symbolique, autonome face à la normativité, la réflexivité et au sens. Or comme le démontre l’œuvre de Michel Freitag, et plus particulièrement son article La raison contre les raisons (Freitag, 1988), cette conception de la raison est problématique, car elle est érigée hors du domaine du symbolique et de la normativité et hors de son ancrage réflexif humain-social-historique. La conceptualisation rationaliste et critique de la raison chez Freitag nous permet de voir que ces deux questions rattachées à la raison de la post-vérité (tant comme raison d'être que comme registre normatif) ne peuvent être réduites l’une à l’autre, mais bien qu’elles sont tributaires l’une de l’autre.
3Le rationalisme freitagien nous permet de définir le contexte idéologique de la société de communication de la post-vérité dans lequel se voit opérationnalisée la triade généralement associée au registre de la raison, soit celle qui rattache fait-objectivité-vérité, dont l’importance est mise au premier plan par les détracteurs de la post-vérité. Il nous permet aussi de situer cette triade face à celle de l’affect qui se traduirait par l’idéologie-subjectivité-fausseté. Comme nous le verrons, cette acception qui oppose faussement la raison et l’affect renforce l’idée selon laquelle, la raison non seulement s’érige au-dessus de la réalité humaine, sociale et historique2, mais constitue aussi le seul rempart face à la politique dite de l’affect, qu'on associe aux mouvements populistes et antisystèmes.
4Le présent article propose de contribuer au débat sur la post-vérité et le politique parce la post-vérité soulève plusieurs enjeux éthico-normatifs qui prennent forme dans la sphère publique et qui se rattachent intimement à la place des médias dans cette sphère. Nous émettrons l’hypothèse selon laquelle l’usage du concept de post-vérité peut se concevoir comme une forme d’arrangement idéologico-normatif3, dont le but est de remédier à la crise politique de la raison néolibérale et du cybercapitalisme et ce, afin de faciliter la reproduction de la vision managériale et pragmatique du politique. Pour ce faire, nous aborderons d’abord certaines considérations ontoépistémologiques que soulève Michel Freitag dans sa constitution sociohistorique de la raison. Ensuite, nous aborderons le principe d’autonomisation de la raison sur lequel repose l’impératif de rationalité évoqué par les détracteurs de la post-vérité. Nous situerons ensuite la post-vérité dans son ancrage sociohistorique marqué par la société de communication et le cybercapitalisme. Nous pourrons ainsi conclure en nous opposant à l’idée selon laquelle, dans la post-vérité, pour contrer les excès des « politiques de l’affect », des populismes et des nouvelles formes d’autoritarisme, il serait nécessaire de faire un retour à une Raison dite objective et universelle d’une part, mais aussi d’avancer en quoi la post-vérité procède de cette « Raison objective et universelle » qui n’est nulle autre que la raison instrumentale et de son application dans le capitalisme, au concept d’« intérêt ».
Considérations ontoépistémologiques : analyse freitagienne des rapports entre la raison et la normativité
5Nous affirmerons d’entrée de jeu que la raison évoquée par les détracteurs de la post-vérité est conçue comme étant processuelle et a-symbolique et qu’elle « est de son temps ». Elle représente par conséquent certaines contradictions internes de la société cybercapitaliste surtout en ce qu’elle s’inscrit parfaitement dans l’idéologie de la fin des idéologies et du triomphe de la raison économiciste néolibérale.
6Or, nous opposerons à cette conception de la raison la conception freitagienne de la Raison moderne humaniste. Ici, la question de la Raison est au cœur de l’œuvre de Michel Freitag, et malgré qu’elle soit souvent interprétée comme un plaidoyer pour la Raison moderne, la pensée de l’auteur fait plutôt état du développement de celle-ci en tant que production dialectique humaine, sociale et historique dont les rapports sont profondément ancrés dans un rapport symbolique au monde, tant dans ses aspects normatifs, expressifs, esthétiques que structurels et socio-politiques. L’approche de Freitag (1988, 2013) propose deux articulations de la raison dans la modernité, la Raison, soit celle proprement politico-institutionnelle, et donc éthique et morale (qui n’aurait jamais pu se développer synthétiquement), et l’autre, la raison rattachée au développement du capitalisme et à son mode de régulation interne gestionnaire qui engendre une raison instrumentale et opérationnelle. Cette dernière aurait court-circuité le développement de la première et se serait solidifiée dans la mutation vers la postmodernité. Précisons aussi que c’est cette raison dont l’importance est aujourd’hui soulevée par l’usage du concept de post-vérité.
7Dans les deux cas, et ce, malgré la prétention du récit fondateur de la Modernité d’une Raison critique émancipée des attaches normatives, l’auteur met l’accent sur l’importance de comprendre les rapports entre la raison et la normativité et le domaine du symbolique. Ainsi, avons-nous ici une façon non seulement de procéder à une critique de la Raison critique moderne, mais aussi de la réconcilier avec l’affect, laquelle est souvent reléguée au domaine symbolique et donc hors de son domaine. Par conséquent, la raison et la normativité peuvent être traitées par le biais des « trois dimensions de la signification en général » (Freitag, 1988 : 181).
Raison, normativité et différenciation significative
8Premièrement, le rapport entre la normativité et la raison s'inscrit dans un processus de différenciation significative de nature négative, c’est-à-dire que la signification s’articule dans un rapport réflexivité de différence entre la pratique (l’agir), le sens de l’action (la raison, ou la fin) et les autres termes objectifs possibles (autres actions/fins). L’agir devient, en ce sens, la mesure de l’adéquation de l’action avec les normes (Freitag, 1988 : 205). L’agir, qui rappelons-le concerne le sujet dont le « mode essentiel de [la] subjectivité » est la réflexivité, présuppose que cette dernière engendre tant un dialogue entre « l’action et la pensée » qu’une « projection en dehors de soi et de retour sur soi » (Freitag, 1988 : 190). Cette projection de l’action du sujet dans la société lui confère une dimension sociale et historique qui est fondamentalement symbolique. L’agir significatif implique alors qu’un acte individuel se positionne dans un plus large éventail des médiations sociosymboliques qui constituent la réalité humaine, sociale et historique4.
9Le positionnement de l’agir, dans sa dimension négative-transformative et réflexive-critique, nous permet de rattacher la normativité et la raison, de façon à affirmer que de façon générale, toute action significative est rationnelle en ce qu’elle est réflexive, qu’elle comporte un rapport aux moyens et aux fins. Par conséquent, le débat sur la rationalité de l’acte doit donc porter sur le registre normatif dans lequel prend forme l’action/raison plutôt que d’un débat sur l’opposition entre raison et affect.
Raison, normativité et valorisation
10Deuxièmement, le rapport de signification qui unit la raison et la normativité ne comporte pas seulement une dimension négative, car la signification suppose aussi une forme de « valorisation » qui représente l'autre facette, celle-là positive de la production de la normativité. La norme produit et porte le sens, elle possède une valeur et se voit comme une raison d’agir. Il ne faut cependant pas réduire la raison à la cause ou la nécessité, lesquels relèvent souvent des discours scientistes (biologisme, psychologisme ou systémisme). Cette valorisation ancre par conséquent la normativité dans la société, car elle basée sur la reconnaissance.
11Ainsi la norme n’est norme que parce qu’elle se donne dans la raison, parce qu’elle est rationnelle, ou rationalisée et rationalisable, au sens où elle s’inscrit dans un rapport de sens quelconque (individuel, social, politique, économique, etc.) dans une entité sociopolitique et historique. La raison ici se voit indissociable de la norme, de la valeur et du sens. La raison, ou les raisons dans le cas de plusieurs normes différentes, agissent en tant que tissu symbolique qui donne forme au rapport de sens entre l’action et le but, entre le moyen et la fin.
Raison, normativité et ontologie
12Troisièmement, le rapport entre la raison et la normativité implique alors une « réciprocité ontologique fondamentale » (Freitag, 1987 : 20) qui se retrouve dans la culture, lieu dans lequel est « médiatisé la totalité de l’activité symbolique » qui est aussi de nature politique. Comme le rappelle l’auteur, « il n'existe d'action significative (normative-expressive) que dans le champ d'une culture commune a priori qui en spécifie toujours déjà pour autrui la signification, la valeur et le sens » (Freitag, 1987 : 21). Par conséquent, si la reproduction des normes se trouve dans la culture comme totalité de l’activité symbolique, la transformation des normes et de la raison quant à elle se retrouve dans le politique. Cette dimension se rattache donc aussi à la production de la normativité et du sens dans un déploiement sociohistorique. C’est donc dans ce processus de reproduction/transformation de la société que les tensions entre une Raison et les raisons doivent être prises en compte.
13Cette démonstration des rapports sociosymboliques entre la raison et la normativité réalisée par M. Freitag n’est pas nécessairement antinomique à la démonstration de la post-vérité. Elle permet cependant de mettre au jour le contexte dans lequel s’est développée la post-vérité, soit le cadre idéologico-normatif dans lequel ont vu le jour les rapports entre la raison, l’objectivité, le fait et le vrai. Ce cadre d’analyse nous permet de comprendre en quoi l’usage du concept de post-vérité témoigne, non pas d’une nouvelle réalité, mais bien de l’aboutissement contemporain « postmoderne » des contradictions et tensions qui existent dans ce que nous qualifierons de raisons modernes. Ici nous parlerons, à l’instar de Freitag, de l’essor de deux raisons, d’une part la Raison politico-morale émancipatrice qui a pour fondement la synthèse du domaine de la normativité et de la réflexivité et des raisons sociales traditionnelles, raison qui ne s’est jamais concrétisée, et d’autre part le développement de la raison instrumentale capitaliste qui avalera la dimension morale et éthique de la raison émancipatrice et procédera à la normalisation de la logique d’intérêt comme registre normatif généralisable à l’agir humain, et comme fondement d’objectivité dans la rationalité instrumentale.
14De façon sommaire, on peut concevoir la normativité comme une structure de sens enracinée qui donne valeur au rapport entre l’acte et son objet. En d’autres termes, la normativité est la condition dans laquelle se rattachent dialectiquement la fin et le moyen. En ce qui a trait à la source de la norme, elle peut être dans la tradition, ou dans ce qu’on appellera, dans la modernité, la production de la Raison. Or la norme est toujours ancrée dans la réalité humaine-sociale-historique, et ce même si cette norme s'inscrit dans un quelconque discours scientiste, dans la biologie (malthusianisme ou darwinisme) ou dans la thermodynamique (cybernétique et systémisme). La normativité doit être comprise comme dynamique, car elle s’inscrit nécessairement dans un espace contingent.
15On pourrait ainsi affirmer, à l’instar de Freitag (1988), que toute « [r]aison ne peut être elle-même rationnelle qu’en face d’un universel objectif » (p. 227) ou objectivé. La raison a dû, « pour advenir à son propre compte, perdre Dieu qui fut son modèle, [et] il lui a fallu en tant que Raison théorique réduire l’objectivité de la nature à l’universel pour confronter sa propre universalité en s’y confrontant » (p. 227). Et en ce sens, dans son ancrage social, toute raison se rapporte à une forme d’universel objectivé et peut donc être en contradiction avec d’autres. Lorsque ces raisons entrent en conflit, il devient nécessaire de résoudre ou gérer celles-ci. On pourrait affirmer que la postmodernité opérationnelle-décisionnelle (Freitag, 2002a, 2013) se prête très bien à cette gestion. Or sa raison – son tissu idéologico-normatif et son action (politico-gestionnaire) – reproduit la raison instrumentale de laquelle procède la post-vérité.
Autonomisation de la raison : le double postulat de la raison moderne
16Afin de comprendre en quoi la post-vérité procède de la raison instrumentale, il est maintenant nécessaire d’aborder le processus d’autonomisation de la raison. Cette autonomisation est basée sur deux postulats : celui de la liberté négative et celui de la « naturalité des passions » (Freitag, 1998 : 145). Le premier postulat fonde le principe par lequel l’émancipation et la libération face à la tradition trouvaient leur légitimité, c’est-à-dire, le principe selon lequel « la liberté individuelle rejette, dans sa logique, toute forme d’absolutisme », mais aussi toute forme d’ancrage socionormatif préexistant (notion qui peut être en soi très idéologique). Le deuxième, quant à lui, permet un ordre social positif basé sur l’acceptation de certaines réalités jugées comme généralisables à toutes, permettant ainsi de fonder une société de façon rationnelle sous l’égide politique et institutionnelle d’une recherche du bien et la réalisation du bonheur individuel. Or, il s’agit ici du récit fondateur de la modernité qui est beaucoup plus complexe, et il semble à ce sujet pertinent de questionner ses fondements normatifs. Car si on peut dire que la modernité a plutôt produit la raison que l’a découvert, il faut ajouter à l’instar de Freitag que la modernité s’est développée dans une tension idéologico-normative entre plusieurs raisons. La post-vérité semble être le symptôme du triomphe d’une raison instrumentale généralisable et de l’oubli des tensions fondamentales de la raison.
La modernité politique et le récit fondateur de la Raison universelle et transcendantale : une acception critique de la raison générale et globalisante
17La production sociohistorique de la raison de la post-vérité se rattache au développement des raisons dans la modernité qui se réalise par une rationalisation de la société. Cette rationalisation connaîtra une dimension proprement philosophique et politique par l’édification d’une raison dont la prétention est non seulement de gouverner les « raisons traditionnelles » (Freitag, 1987, 1989), mais aussi d’intégrer le domaine de la normativité et de la réflexivité de façon synthétique (Freitag, 1988). Or comme le démontre Freitag, cette intégration ne se réalisera pas réellement, et l’édification de la raison comme principe unitaire de la société passera plutôt par le biais d’une généralisation de ce qui est le plus facilement identifiable chez l’être humain (ici on pourrait associer l’homme comme tel, car la conception de la raison sera profondément marquée par la figure du patriarche) plutôt que d’être basée sur une raison commune universaliste. Ici le mythe fondateur de la modernité, soit l’universalisme et la transcendance, semble plutôt prendre la forme de la généralisation et de la globalisation.
18Corollairement, le processus de rationalisation comporte aussi une dimension managériale, car la modernité sera également le théâtre du développement du capitalisme industriel (Pinard, 2000; Freitag, 2008, 2011; Gauthier, 2011) dans lequel les médiations sociopolitiques vont graduellement s’orienter vers un rapport gestionnaire au monde, dont le sens contemporain d’efficacité et d’efficience de la « raison » est encore tributaire. La raison moderne se développe par conséquent en se désencastrant ou en s’autonomisant des médiations symboliques, normatives et expressives sociales héritées. Celles-ci sont associées, chez M.Freitag, aux médiations culturelles-symboliques, mais aussi politico-institutionnelles.
19La modernité se développera dans la transcendantalisation du rapport au monde normatif culturel-symbolique en rapport politico-institutionnel. Cela signifie que la reproduction de l’ordre social se détachera graduellement du monde « déjà donné » de la culture pour ainsi s’incarner dans les institutions et principes de la démocratie moderne. Ainsi, la source du vrai, du bon, du juste et donc de la norme, passe de la norme immanente au monde naturel, à la tradition et l’autorité familiale, de la religion et l’autorité monarchique à l’État et va donc reléguer à la périphérie les normes sociales traditionnelles « marquées d’arbitraire et de contingence » (Freitag, 1998 : 101) sans pour autant les étouffer, car elles se sont même forgées aux structures politico-idéologiques modernes. L’autorité normative laisse cependant place à une conception d’une nature objective du monde qui ne dépend pas de l’être humain, mais qui ne s’impose plus à lui non plus. On assiste ici à la production d’une raison moderne à la fois « immédiatement dénaturalisée » et scindée en deux, qui dans son acception kantienne se définit d’une part dans la raison théorique, soit le monde phénoménal sous forme de rapports de causalité dont la logique est au cœur des sciences positives et empiriques, et d’autre part par la raison pratique du monde nouménal, une raison éthique et morale de nature subjective (Freitag, 2011).
20Ici, la conceptualisation de l’objectivité du monde phénoménal se réalise conjointement à l’élaboration de la subjectivité et du monde nouménal, voire même en opposition avec celui-ci. Or force est de constater qu’il il est possible, voire nécessaire de concevoir le rapport objectif que le sujet peut établir avec le monde phénoménal, car l'individu est subjectivement rationnel. On peut donc constater que la subjectivité et l’objectivité ne sont pas nécessairement opposées parce qu’elles présupposent que l'individu rationnel, qui est illuminé par la raison, est au cœur même de la question. Cet individualisme rationnel, voire méthodologique agira comme fondement de la société moderne, et se reproduira dans la postmodernité5. Ce processus qui prend forme dans les différentes transformations sociales du « long XVIe siècle » (Wallerstein, 2011) aboutira à la transcendantalisation du rapport au monde par le biais de la Raison des Lumières au XVIIIe siècle.
21Cette Raison, qui avait pour but la critique des raisons et donc le dépassement de leurs conflits par l’intégration du domaine de la normativité et de la réflexivité dans son ensemble sous l’égide d’une Raison politico-morale qui surplombe les déterminations naturelles, procédera du même coup à une conception du politique qui se trouvera constitué au confluent des deux raisons, une raison objective des faits et une raison subjective morale.
22La modernité sera donc remplie de tensions idéologico-normatives rattachées aux rapports entre l’objectivité et la subjectivité, qui prendront trois formes générales: l’empirisme utilitariste anglais, le rationalisme français et l’idéalisme allemand (Freitag, 1998 : 213-214). Or, l’empirisme utilitariste anglais viendra dominer la modernité, et avec elle se développera le capitalisme et sa raison, ce qui nous mène à aborder plus précisément les rapports entre le développement d’une raison instrumentale, un rapport au monde opérationnalisé et le capitalisme.
Le développement de la raison capitaliste : l’utilitarisme et l’instauration d’un rapport au monde instrumental et opérationnalisé
23La raison capitaliste moderne se définira donc par opposition aux raisons socioculturelles précapitalistes6, et ce surtout en ce qui a trait au développement de la propriété privée qui s’oppose à la possession7. Le développement de la propriété privée, cœur de l’ontologie capitaliste, transformera par conséquent le registre normatif dans lequel se développe la raison (Freitag, 2009; Gauthier 2011). La structuration du rapport sociosymbolique au monde basée sur une « objectivité de fait » de la propriété privée, non seulement remplacera certaines normes socioculturelles et politiques héritées, mais procédera aussi à leur transformation en les greffant à la logique du capital. Nous évoquerons par conséquent la production d’une nouvelle « raison sociale » dont l’horizon est symbolique. Ainsi, par sa naturalisation, la raison capitaliste se greffera au tissu idéologico-normatif dans lequel la raison objective et instrumentale capitaliste s’opérationnalisera dans la postmodernité.
24En d’autres termes, la raison critique moderne, court-circuitée dans la logique opérationnelle du capitalisme, s’est articulée autour non pas d’une transcendantalisation sociopolitique de la raison par le biais d’une idée du « commun », mais par le biais d’une généralisation, qui consiste à définir la raison par ce qui est « généralisable » chez l’individu, ce qui peut se rattacher à l’individu de façon objective et désintéressée et se situe hors du domaine du sens. Cette généralisation mettra l'intérêt au cœur de la structure normative8.
25Dans le procès de production de la Raison moderne, on assiste, non pas à la subjugation des raisons/normes sociales à une raison commune pour tous et toutes, comme on pourrait le penser, mais plutôt à la transformation fondamentale du registre normatif dans lequel la raison des normes sociales prend forme et se reproduit, un registre opérationnel et pragmatique qui viendra séparer la fin du moyen. Ainsi se dissocieront les deux moments du rapport raison/normativité, soit la valeur (rattachée aux moyens) et la raison de l’agir ici, sous sa forme instrumentale (rattachée aux fins). D’une part, la fin prendra le dessus sur le moyen (ce qui n’est pas sans rappeler le ‘réalisme’ de Machiavel), et d’autre part, l’objectivité de cette fin sera fondée sur le registre normatif de l’intérêt, ce qui serait ici théorisé comme étant une norme qu’on peut généraliser au genre humain.
26Par conséquent, on dira plutôt que si la modernité avait un projet de Raison, ce projet se développera graduellement conjointement à l’essor du capitalisme industriel. Comme le remarque Marc-André Gauthier, M. Freitag semble différencier la rationalité politique émancipatrice du pouvoir de la rationalité instrumentale et opérationnelle du contrôle capitaliste. Cette dernière s’est cependant développée grâce aux réserves normatives et symboliques de la Raison critique moderne, soit la réalisation politique, sociale et culturelle d’un projet émancipateur (Freitag, 2004: 265) fondé sur la liberté négative et de la naturalité des passions (Freitag, 1998: 145) et par lequel s’est développé le mode de régulation de la société de type politico-institutionnel. Mentionnons que c’est à partir de ces réserves normatives et symboliques rattachées aux principes de l’individualisme universaliste bourgeois (la raison instrumentale) et à l’institutionnalisation de l’ordre social que les assises juridico-politiques du droit de propriété ont assuré la reproduction et régulation du capitalisme industriel, tout en permettant de façon formelle à ce mode de production non pas de s’émanciper des attaches sociosymboliques des raisons dites « traditionnelles » et de la Raison critique moderne, mais de procéder à leur transformation et de généraliser le concept d’intérêt de la raison instrumentale aux autres raisons (Freitag, 1988, 2002; Gauthier, 2011).
27Cet argument est intéressant, car il permet premièrement de critiquer la prétention moderne, encore présente de nos jours, à l’universalisme flamboyant et salvateur d’une Raison. Celle-ci n’aura jamais pu intégrer et hiérarchiser les raisons, dans un système politique unifié. Deuxièmement, cet argument permet aussi de voir en quoi la Raison se serait développée à travers le capitalisme, de façon à ne pas subsumer les raisons à partir d’une Raison du commun, mais par le biais d’une généralisation et d’une globalisation de la normativité et de la réflexivité. On peut parler à juste titre avancer en quoi cette raison instrumentale consacrée dans la modernité et élevée comme unique vérité a procédé à une réelle « révolution culturelle du capital » (Ouellet, 2016) qui marque le cybercapitalisme.
Société d’information et de communication: Les mutations du cybercapitalisme, rapport au monde opérationnel et raison instrumentale
28Le présent article avance en quoi le concept de post-vérité serait non seulement un symptôme a posteriori de la raison instrumentale généralisée dans le développement du capitalisme et édifiée comme raison dite objective, mais qu’il en en découle. En ce sens, l’expression « post-vérité », s’inscrit dans un rapport sémantique plus large celui de la novlangue néolibérale, très bien étudiée entre autres par des auteurs comme Alain Bihr (2007), Alain Deneault (2013) et François Rastier (2013). De plus, à l’instar de ce dernier auteur, nous avancerons que derrière la banalité du mot-clé et des hashtags existe une réelle arborescence de concepts et de leurs contraires qui, dans le domaine de la signification, créent de « nouvelles ontologies »(Rastier, 2013 : 94), soit de nouveaux rapports épistémologiques et normatifs au monde dont la nature semble être transformée. C’est en ce sens qu’une analyse de la « post-vérité » doit se réaliser conjointement à celle de la présente phase du capitalisme.
29Si pour certains la question de la post-vérité semble se rattacher à un nouveau rapport au politique qui passe par l’affect plutôt que par la raison, nous avancerons que cette opposition simpliste relève d’une définition opérationnalisée de la raison et de l’affect. On obtiendrait donc une version contemporaine de la tension raison/affect, qui se matérialise dans une opposition totale. À ce sujet, il semble intéressant d’évoquer en quoi la post-vérité suppose aussi une période « pré-post », soit une période de la vérité et de la raison. La post-vérité suppose ainsi un rapport à une ontologie, ici cybercapitaliste, dont la nature managériale se déploie à travers un rapport au monde de nature communicationnelle. L’usage du concept de post-vérité prend alors forme dans la « société de la communication » qui, en termes freitagiens, se caractérise par une conception gestionnaire et pragmatique du politique (Freitag, 2002a, 2013).
30Nous en venons donc à traiter desrapports entre la crise politique de la raison dans la société de la communication et l’émergence de la post-vérité que nous pouvons rattacher aux tensions entre la Raison et les raisons caractéristiques de la transition vers la modernité, mais dont la nature se voit transformée dans notre époque contemporaine. À l’ère du cybercapitalisme (Ouellette, 2016) et de la société de la communication, dont la rationalité froide et instrumentale semble d’une part contestée, et d’autre part protégée ou sécurisée, il semble nécessaire de procéder à une analyse critique de la raison dans son ancrage humain-social-historique contemporain.
31Nous affirmerons d’entrée de jeu que la raison évoquée par les tenants de la post-vérité est conçue comme étant processuelle et asymbolique et qu’elle « est de son temps ». Elle s’inscrit parfaitement dans l’idéologie de la fin des idéologies et du triomphe de la raison économiciste néolibérale. Ce faisant, la raison de la post-vérité procède d’un long processus de mutations sociétales caractérisées par des mutations ontoépistémologiques qui se rattachent au co-développement de la modernité et du capitalisme et qui, dans la postmodernité, se prolongent dans les contradictions internes de la société cybercapitaliste. Si l’ontologie moderne se base sur le double postulat de la « naturalité des passions » et de la liberté négative (Freitag, 1998 : 145), qui réduit le commun humain à des règles et des lois généralisées de l’intérêt, on voit dans le prolongement postmoderne de cette ontologie une autre tendance à l’opérationnalisation des catégories de la raison, de l’objectivité et de la vérité, tendance qui transforme la nature symbolique du rapport au monde en rapport de nature informationnelle. Nous procéderons alors à l’analyse du double postulat de la raison moderne pour ensuite traiter de celui-ci dans leur itération contemporaine qu’on retrouve dans la conceptualisation du cybercapitalisme.
Mutations du cybercapitalisme, rapport au monde opérationnel et raison instrumentale
32La mutation du rapport au monde (ontologique) prend aussi la forme de transformations épistémologiques. Ainsi, la relation entre la raison, la vérité, le fait et l’objectivité va se constituer à partir des postulats positivistes et empiristes. Ici le domaine de la connaissance sera calqué sur l’ontoépistémologie de la rationalité froide des sciences de la nature, qui procèdera à une lecture du monde « hors des questions du sens », la métaphysique étant ainsi reléguée aux philosophes, moralistes et théologiens.
33Afin de recentrer notre analyse sur la question de la post-vérité, nous devons apporter quelques précisions sur la production sur l’ancrage ontoépistémologique de la post-vérité. Sur le plan idéologique, la modernité capitaliste s’est construite sur la notion d’une séparation par rapport à l’ancrage culturel apriorique des normes. Or ce désencastrement9 a engendré un rapport ontoépistémologique très particulier basé sur l’idée selon laquelle le rapport au monde peut se fonder dans l’objectivité de la raison et que la vérité découle de cette raison-objectivité. Par conséquent, va se développer une conceptualisation opérationnelle et processuelle entre l’objectivité, le fait, la raison et la vérité, soit un rapport qui se conçoit comme étant autonome du domaine du symbolique et du sens. C’est pour cela que nous qualifions le rapport d’opérationnel et de processuel, parce qu'il réduit le rapport symbolique en information et qu'il s'ancre dans une logique de causalité directe.
34Nous avancerons de façon tautologique10 que la raison post-véritable est vue comme objective parce qu’elle est processuelle et qu’elle est processuelle parce qu’elle est objective, c'est-à-dire qu’elle se définit en termes cognitifs, par la faculté de raison de l’humain, dont la fonction est le traitement des informations provenant du monde. Ce rapport communicationnel au monde se manifeste par conséquent dans le présent de la communication, laquelle nécessite à la base une participation commune à un échange d’information lequel, par le biais de la raison, se conçoit comme objective et extérieure au domaine du symbolique et de la normativité.
35 Nous préciserons que la raison de la post-vérité n’est aucunement a-normative ni a-symbolique, mais que cette raison prendrait forme dans un registre de normativité formelle et opérationnelle qui évolue parallèlement au symbolique. Or, on ne peut se situer hors du domaine du symbolique, et il est nécessaire alors de comprendre de quoi relève la normativité formelle et opérationnelle mise de l’avant par la raison de la post-vérité. Nous avons précédemment évoqué l’ancrage dans le capitalisme industriel moderne et laissé entendre en quoi ce capitalisme aurait modelé les fondements du récit fondateur de la raison de la modernité politique.
36De plus, ce registre normatif crée les conditions dans lesquelles non seulement un quelconque rapport à la vérité peut se produire, mais aussi dans lequel on peut contredire le faux. Car il ne faut pas oublier que l’usage du concept de post-vérité met au jour tant le phénomène que sa critique. La question de la vérité se dissocie de celle de la valeur et du sens.
37Cette prétention d’autonomie face à un quelconque ancrage normatif engendre une conception de la raison qui est a-symbolique. Cela implique alors que la raison relève d’un autre ordre que celui symbolique dans lequel on retrouve les multiples co-médiations desquelles procède le sens. La raison se positionne donc comme étant purement objective et formelle. Dans cette conception processuelle et a-symbolique, voire réifiée, de la raison, le fait, qualifié ici d’objectif, existe alors hors de tout rapport sociosymbolique. Cette conception court-circuite les considérations épistémologiques face aux rapports entre la connaissance et l’information, pour plutôt fonder l’objectivité dans un rapport informationnel au fait, conception directement rattachée au cybercapitalisme et à l’utopie de la communication.
Société de communication
38Le concept de société de communication provient largement du développement de la cybernétique et de l’essor des NTICS. Mais si la cybernétique se manifeste quotidiennement dans le monde occidental à travers le langage quotidien et les figures que représentent le cyberespace, et les « nouvelles »11 technologies de l’information et de la communication (Céline Lafontaine, 2004), mais aussi dans la production culturelle de la science-fiction du cyborg, et la culture de la « société de l’amélioration » (LeDévédec, 2015), définir la cybernétique comme telle s’avère un travail plus difficile. On peut toutefois s’entendre sur ses principes fondateurs, sur le fait que la cybernétique est la « science du contrôle et de la communication » (Lafontaine, 2004 : 22-24).
39La cybernétique s’est développée comme projet de recherche (Wiener, 2013), en pleine Guerre froide, et a su croitre dans un contexte d'après-guerre, américain à la fois militarisé et sous surveillance. C’est dans celui-ci que la cybernétique atteindra le rang d'empire12 et deviendra une « réalité » incontournable. Il faut cependant noter que les processus étudiés par la cybernétique sont présents et analysés, dès le XVIIe siècle, par certains physiciens et plus spécifiquement sous l’angle de la « communication d’images visuelles » et d’« information et de messages »(Wiener, 2014 : 50).
40Or, la cybernétique a une portée qui dépasse largement son encadrement dans une définition dite de science. Elle constitue en soi un changement de paradigme scientifique13, dont l’influence ne se limite pas seulement à la science, qu’elle soit « naturelle » ou « sociale », mais s’étend au rapport au monde comme tel, voire à une échelle « civilisationnelle »14. Le développement de cette science dans une forme d’utopie technoscientifique a mené les cybernéticiens à affirmer que « la société ne peut être comprise que par une étude des messages et des dispositifs de communication qu’elle contient ». La proposition épistémologique de la société de communication est donc que « le réel peut tout entier s’interpréter en termes d’information et de communication » (Breton 1997 : 25), plus encore « la société ne peut être comprise que par une étude des messages et des dispositifs de communication qu’elle contient » (Wiener, 2014 :48). C’est donc l’information qui est au cœur des rapports sociaux.
41Ici le politique est non seulement radicalement affecté par la communication, mais il devient la communication, en se fondant sur le principe selon lequel les problèmes sociaux se résolvent par le biais de l’amélioration de la communication entre individus à l’aide de la technique » (Breton et Proulx, 2002). Or la raison politique se rattache à la raison instrumentale évoquée précédemment. On conçoit dès lors cette raison-normativité comme étant objective, non seulement parce qu’elle se base sur une position pragmatique du social (la gestion des problèmes), mais aussi sur la conception voulant que les problèmes et injustices soient le résultat d’un manque d’information. Cette idée reproduit la conception ‘révélationnelle’ que l’on retrouve dans les discours sur la conscience globale qui tend à déresponsabiliser politiquement les oppresseurs.
42Cette conception repose la question du rôle de l’information dans la société. Le contexte idéologique et normatif dans lequel se situe le problème de la post-vérité procède ainsi d’un problème de communication, soit qu'on accorde trop d’importance à l’affect et qu’ainsi l’information utilisée/évoquée dans l’espace public a pour but direct de « manipuler normativement » l’opinion, soit qu'on se fonde sur une conception de l’information neutre afin de « combattre » la post-vérité. Le problème réside-t-il dans le manque de communication?
43Non, le manque de communication ne semble pas être un problème dans la post-vérité, malgré qu’on puisse parler de sérieuses disparités dans l’accessibilité à l’information. C'est peut-être aussi parce qu’on prend l’accessibilité à l’information comme un apriori, ce qui est fort problématique surtout lorsqu’on clame haut et fort les rapports entre démocratie et information. Faut-il le rappeler, la gouvernance est basée sur le principe de la transparence et de la communication! Il semble alors que le problème de communication ne réside pas dans la quantité, mais plutôt dans le message comme tel.
Information : une marchandise opérationnelle
44L’information est un concept complexe, à la fois polysémique, polymorphique et transdisciplinaire. Comme l’affirme Claude Shannon, « il est difficilement envisageable qu’une conception unique de l’information puisse répondre de façon satisfaisante aux nombreuses applications dans ce champ général [champ des sciences de l’information] » (Sloane et Wyner : 1993 : 180)15. Afin de nous détacher des nombreux débats sur le sens de l’information dans divers domaines16, nous définirons l'information en la rattachant aux humanités. Il semble aussi nécessaire de rappeler que l’utilisation de l’information dans le domaine du social était aussi le but avoué et généralement assumé de la cybernétique, surtout chez Wiener (Lafontaine, 2000, 2005). Ainsi l’information dans le champ des études de l’être humain, de la société et de la culture, se verra appliquée, voire opérationnalisée, à tout le tissu de l’expérience humaine et donc des pratiques significatives rattachées au domaine du symbolique (Freitag, 2011b)17.
45L’information, dans l’acception de Shannon18, est de nature formelle et prend forme dans une double constatation. La première pose l’information en tant que donnée sémantiquement neutre, comme datum ou comme unité pouvant être simple et agencée de façon complexe. Au niveau d’une théorie de la connaissance, l’unité que représente l’information précède et constitue la base sur laquelle se produit la connaissance19. La seconde constatation, qui est permise par la première, veut que l’information se conçoive principalement en termes quantitatifs, soit en tant qu’entité quantifiable, dont la quantité suffisante est nécessaire à la transmission d’un message (Dion, 1997; Lafontaine, 2003). Le message nécessite une certaine quantité d’information et cette quantité d'information devient donc une condition première de la transmission comme telle du message, et il en est de même de la communication, soit la transmission de l’information comme telle.
46L’accent mis sur la capacité de transmission de l’information plutôt que sur sa nature même de l'information s’explique d’une part par la conception générale d’une neutralité ou d’objectivité de l’information face au « message » et à l’interprétation de celui-ci, et son « instrumentalisation » d’autre part. Or la conception formelle de l’information issue de la théorie de la communication en physique statistique et en mathématiques appliquées, laquelle sera, grâce à l’idéologie cybernétique, appliquée socialement par et à travers les « nouvelles » sciences dites cybernétiques, soit l’automation, l’électronique, la robotique et l’informatique, ne disparaîtra pas pour autant; elle transformera même la façon de concevoir le monde.
47L’information se voit conférer une double dimension, soit comme « un ensemble de données physiques sans liens avec les aspects sémantiques de la communication » (Mathien, 2007 : 104) qui rejoint la « neutralité » sémantique et comme une donnée quantitative qui indique le degré d’entropie d’un système (Wiener, 2014) et qui, par conséquent, sert à mesurer le niveau d’organisation d’un système, et qui, par sa quantité, peut permettre la communication au sens de la physique. À ce sujet, Norbert Wiener adoptera rapidement cette conception de l’information et en théorisera l'aspect rattaché à l’ensemble des phénomènes du vivant tant biophysiques que sociaux. Cet effort en vue d'appliquer les principes de rigueur des « sciences exactes » aux sciences humaines est donc le projet théorique proprement scientifique de la cybernétique (Mathien, 2007). Cette mise en contexte très sommaire a pour but premier d’une part de mettre l’accent sur l’origine technoscientifique de la théorie, et d’autre part de voir son application au domaine de l’être humain et au monde du vivant en général.
48Or, à l’ère du cybercapitalisme, la marchandisation de l’information et la concurrence sont à l’œuvre dans la post-vérité. On n’a qu’à se rappeler du ‘scoop’ sur la convergence qui, en 2008 (Bernier, 2008) avait soulevé passion et consternation chez certains et, approbation et naturalisation chez d'autres. On est à même de se demander si l’industrie de l’information n'est pas victime de son propre succès sur le libre marché. Le cyberespace est devenu l’espace de prédilection des nouvelles plateformes numériques d’information, ce qui a permis la création de compagnies telles que Buzzfeed (n.d.), Vice news (n.d.), de compagnies de divertissement, de production de contenu culturel qui publient du contenu d’information, tel qu’on retrouve sur les plateformes des médias sociaux. Or cette diversification des activités procède de la logique de la concurrence dans laquelle l’information est, parmi tant d’autres, une marchandise qu’il est possible de produire et d’échanger. Le rapport entre l’information, le fait, l’objectivité et le vrai serait dès lors beaucoup moins évident que tentent de le démontrer ceux et celles qui clament haut et fort l’entrée dans l’ère post-véritable.
49Nous avançons ici que le concept d’information contemporaine relève de la même logique d’opérationnalisation que celle qui caractérise le rapport entre la raison et la normativité. Il semble donc nécessaire de faire le détour théorique de l’information afin de déceler en quoi le concept d’information procède de l’opérationnalisation.
50On peut identifier quelques rapports entre la connaissance et l’information qui seront importants pour une critique de la post-vérité. La conception de la connaissance comme information procède d’un réductionnisme épistémologique qui entraine une conception purement informationnelle et empirique de l’information. Elle est ainsi considérée comme étant détachée des médiations sociosymboliques dans lesquelles elle prend forme. Il est intéressant de souligner que les cybernéticiens de l’après-guerre voyaient dans leur théorie un nouvel humanisme qui pouvait contrer les totalitarismes (Wiener, 2014), mais qui dans sa forme jetait les bases d’un totalitarisme systémique20. Par conséquent, cette conception objective quantitative et opérationnalisée de l’information réaffirme le discours de la fin des idéologies.
51Pour reprendre un de nos propos précédents, l’information est vue comme le carburant du politique communicationnel. Bien loin de dire que le politique ne comporte aucune dimension communicationnelle, elle ne peut cependant s’y réduire.
52On peut apercevoir deux dynamiques dans ce propos, la première, une valorisation de l’information qui passe par la marchandisation de celle-ci et la deuxième, la constitution d’une conception systémique opérationnelle du politique conçu pour la gestion du social, et qu’on appelle communément la gouvernance. Dans l’ère de la post-vérité (Le Devoir, 2016), la raison serait donc révolue et l’affect serait le nouveau véhicule du politique. Or la recherche de la bonne gouvernance (Deneault, 2013) ne semble pas s’opposer à la pensée post-véritable, mais bien au contraire s’y conformer. Dans, l’espace public et médiatique, certaines figures politiques comme Donald J. Trump, Marine Le Pen et Rodrigo Duterte, mais aussi d’autres comme Bernie Sanders ou Emmanuel Macron, sont rattachées les unes aux autres par les mêmes qualificatifs de « populistes » et « antisystème ». Or, on met aussi dans ces mêmes catégories les formations politiques telles que Podemos et Syriza.
53Cette tendance à l’usage de qualificatifs tels que « mouvements populistes » et « mouvements antisystème » est fort problématique, comme le remarque Perry Anderson (2016). Selon l’auteur, ces catégories politiques sont si ambiguës et vagues qu’elles agissent en tant que concept fourre-tout et ultimement, dépolitisent les débats sociaux. Et si on peut dire que la droite et la gauche s’opposent, mais sous l’égide de l’antisystème, ces catégories semblent dorénavant révolues. Par conséquent, on peut voir que dans la post-vérité la malléabilité des catégories politiques semble prendre une forme telle qu’elles s’en sortent dépolitisées. L’ambiguïté avec laquelle on parle de la raison et sa triade fait-objectivité-vérité, mais aussi de l’affect et sa triade idéologie-subjectivité-fausseté, et la véhémence avec laquelle on oppose les deux contribuent à la formation d’un espace public à la fois chaotique et conceptuellement pauvre. Tout semble, dans les mots de, Klemperer (1996) nager dans la même sauce brune.
Conclusion : pour une critique de la raison post-véritable
54Revenons à la question principale : quelle est la raison de la post-vérité? Pour répondre à cette question, nous pouvons affirmer qu’au-delà des discours et des critiques de sa pertinence, la post-vérité se déploie dans les contradictions modernes de la raison qui se prolonge dans la raison néolibérale. Ainsi, la supériorité autoproclamée de cette raison dite objective, court-circuite par le fait même tout questionnement portant sur les raisons de cette raison, et nous a poussé par conséquent à questionner les assises idéologiques, sociosymboliques et historiques de celle-ci.
55Comme nous l’avons vu, l’approche de Michel Freitag met l’accent sur l’importance de conceptualiser la raison dans les rapports qu’elle entretient avec la normativité et le domaine du symbolique. Elle nous a permis de déceler le développement de deux articulations de la raison dans la modernité, l’une proprement politique, dont les fondements déjà opérationnels font obstacle à une synthèse des raisons sociales dans la Raison. L’autre procède directement du développement du capitalisme industriel et à son mode de régulation interne gestionnaire qui engendre une raison objective purement instrumentale et opérationnelle. C’est cette dernière raison qui est tant en crise dans la postmodernité néolibérale, que mise de l’avant comme étant la solution à la post-vérité.
56La pensée freitagienne nous permet de voir en quoi la modernité a mis de l’avant l’idéologie de la scission entre la raison, la normativité et le symbolique, et a identifié aussi le prolongement de cette tendance dans la postmodernité. En termes freitagiens, il semble alors que si la postmodernité peut opérer la synthèse de la modernité et dépasser les contradictions de la raison moderne qui persistent, elle doit mettre l’accent non pas sur la raison, mais sur ses modalités opérationnelles et l’ancrage idéologique et normatif de celle-ci, et ce, afin de réencastrer la raison dans le domaine de la normativité et du symbolique. Sur ce point, la critique de la post-vérité ne peut alors jouer le jeu du pragmatisme et faire l’économie d’une critique radicale du capitalisme qui l’a érigée comme réalité purement objective. Ainsi, il semble que la question de la post-vérité soit plus que pertinente parce qu'au lieu de mettre de l’avant une critique interne de la raison néolibérale, elle reproduit le statu quo.
57Utiliser le concept de post-vérité est alors un moyen de réaffirmer la raison néolibérale non pas face à elle-même dans sa crise interne, mais face à la crise qu’engendrerait sa potentielle négation. En faisant un plaidoyer pour cette raison objective sous des allures de questions de justice qui transcendent les affects des extrêmes politiques, la post-vérité produit un discours portant sur une Raison objective capable d’agir comme rempart aux raisons contre-hégémoniques fascisantes des « alternative facts ». Or, et il est nécessaire d’insister, cette raison post-véritable permet aussi, sous ce couvert « noble », de produire un discours de délégitimation généralisé qui s’attaque aux diverses formes de résistance et de dissidence jugées de facto comme relevant des pulsions et des affects. C’est ainsi que la post-vérité est un arrangement idéologico-normatif, comme mentionné précédemment, soit une façon de pallier la crise de la raison néolibérale tout en reproduisant les contradictions qui l’engendrent.
58Il semble alors que ce ne soit pas l’irrationalité ou l’affect qui soit au cœur du problème, mais bien les registres normatifs à l’œuvre dans les raisons. Contrer le faux par le vrai n’est pas futile, mais il semble plus juste de combattre la post-vérité sur le « terrain symbolique » de la raison et de la normativité politico-morale, et ce, en rattachant au cœur du débat les questions d’émancipation et de justice dont la substance est tant symboliquement riche que fondamentalement agonistique. Or, en mettant l’accent sur les rapports opérationnels entre la raison, le fait, l’objectivité et l’information, ce sur quoi d’ailleurs ils se basent pour discréditer les appels à l'émotion des « alternative facts », les tenants de la post-vérité peuvent aussi combattre les luttes sociales d'émancipation et ainsi critique les appels « des affects » liés au souci de justice. L’usage de la post-vérité prend alors l’allure d’une position médiocrate de l’extrême centre, pour ainsi citer Alain Deneault (2015, 2016), car ce que met au jour la post-vérité ce n’est pas tant l’inhumanité des discours haineux, ni même la nécessité de les contrer, mais bien la séparation radicale entre les fins et les moyens dans le politique dont la post-vérité est elle-même tributaire. Et si on veut parler des « vraies affaires », il nous semble difficile d’affirmer qu’il puisse exister au sein du politique, en tant qu’espace public, quelque chose de plus rationnel et raisonnable que le souci de justice et d’émancipation collective.
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Notes
1 Post-Truth. (2016). Oxford English Dictionary. Repéré à https://en.oxforddictionaries.com/definition/us/post-truth
2 Il s’agit ici d’un concept central du réalisme ontologique de Michel Freitag, et fait ainsi référence au caractère à la fois a priori et changeant du rapport ontologique au monde. Ce rapport se voit objectivé symboliquement dans le procès de reproduction de la société et constitue une structure à la fois signifiante et signifiée, qui se reproduit sociohistoriquement. Dans cette sociologie dialectique, le symbolique, la raison et la normativité sont en constant processus de reproduction, cela implique dès lors que si le sens est toujours déjà présent dans la société, il est en constante transformation aussi. Voir à ce sujet Freitag (1988, 2011b), et pour une synthèse des propos de Freitag, voir Fillion (2006).
3 Pour ainsi adapter à nos fins le concept d’arrangement spatio-temporel de David Harvey (2002).
4 L’agir significatif dépasse, pour M. Freitag, le cadre des dynamiques cognitives et béhaviorales, et va s’ancrer dans un rapport de sens. La conception freitagienne de l’agir significatif s’oppose alors aux courants cognitivistes et behavioristes en sciences sociales. Ces approches abordent généralement l’agir par le biais du comportement mu par des motivations rattachées à l’intérêt personnel ou par le biais du réflexe ou de l’automatisme ou de forces psychiques et pulsionnelles. Sans totalement exclure ces forces, l’auteur précise que l’agir est toujours médié normativement et symboliquement dans une série de médiations idéologiques et normatives entre l’individu, la société et ses institutions et le développement historique de la société. Voir Freitag (1998, 2002a, 2003, 2011a, 2013).
5 Cet individualisme se voit même naturalisé dans la postmodernité. Cette culture de l’« individu mu par la raison instrumentale » n’étouffe pas celles de la culture ni de l’identité. Bien au contraire il tend à les englober, soit à les réifier, et ainsi naturaliser le traitement des questions d’identité et de culture comme des questions d’intérêt personnel, ou comme des problématiques sociales nécessitant une gestion. Or, là où le concept même de culture est décelé rétrospectivement dans l’analyse anthropologique traditionnelle, il est dans le cas présent, mis de l’avant a priori. Voir à ce sujet Freitag (1998, 2002a, 2013).
6 On pourrait rattacher à cette dynamique l’opposition entre l’oikos et la chrématistique soulevée par Freitag chez Aristote (Freitag, 2002a, 2009).
7 Voir plus spécifiquement le cinquième chapitre intitulé La propriété (Freitag, 2016 : 333-360).
8 On reconnaît donc ici la constitution hégémonique du type anthropologique de l’homo oeconomicus anglo-saxon qui était déjà présent chez Hobbes et Locke et s’est exporté dans l’éthique utilitariste du 18e siècle. Le rapport onto-épistémologique, et le type anthropologique qui se rapporte à cette Raison, rapport qui est basé sur un double postulat, soit premièrement la naturalité des passions, des pulsions naturelles et des besoins, lesquels sont jugés comme sortant du domaine de l’utilité et du rationnel. Le deuxième postulat est celui de la liberté individuelle négative. L’être rationnel agit de façon à ce que son action réponde à son intérêt propre. On peut ici parler d’un réalisme politique froid et instrumental, sujet traité dans Freitag (1998). On pourrait alors se demander si c’est bien cette rationalité et cette vérité qui sont remises en question par la post-vérité, rationalité alors en crise qui doit être réaffirmée idéologiquement selon les détracteurs de la post-vérité.
9 Au sens de Polanyi (2009), voir aussi Block et Somers (2014).
10 Qui n’est pas sans rappeler le tautisme que Lucien Sfez (1992) rattache à la logique communicationnelle et à l’appellation de la société de la communication.
11 L’usage du terme nouveau pourrait être dévolu vu la constante actualité du « nouveau » par les impératifs de l’innovation technologique.
12 Tel que l’affirme Norbert Wiener dans son ouvrage phare du paradigme de la cybernétique, cité dans Lafontaine (2004 : 23). À ce sujet, Lafontaine remet en question l’acception selon laquelle la cybernétique n’aurait pas été imprégnée dès ses origines par un ancrage ontologique et une visée précise, celle du contrôle et du dépassement des déterminations à la fois biologiques et sociales de l’être humain.
13 À ce sujet, Philippe Breton laisse sous-entendre que le « véritable changement de paradigme » (Breton, 1997 : 24) ne se limite pas à sa dimension scientifique, mais se joue surtout au niveau de son intelligibilité. Cela signifie que comme les bases de l’étude de la communication et de l’information sont générales et compréhensives – et donc basées sur des impératifs de clarté et de communication – elle reproduit du même coup un rapport au monde communicationnel et informationnel. Cette visée de vulgarisation scientifique prend par conséquent la forme ou l’impératif de communiquer la connaissance conçue comme « information » aux différents acteurs sociaux. Ce propos est aussi abordé par Sefiane (2015) sous l’angle du caractère inclusif de la cybernétique, faisant de Cybernétique et société un « texte populaire ». Rastier (2013) critique fortement cette position cybernétique informationnelle et met de l’avant la transmission de connaissance.
14 Le recours au concept de civilisation suit ici l’acception freitagienne qui accorde une portée sociohistorique à la société, soit à une totalité concrète et synthétique, qui s’oppose à la réduction du concept de société aux sociétés empiriques, et permet de positionner les sociétés dans un rapport mondial (Freitag, 2011c, 2013; Vibert, 2006).
15 Traduction libre de : « [i]t is hardly to be expected that a single concept of information would satisfactorily account for the numerous possible applications of this general field ».
16 À ce sujet Luciano Floridi (2010, 2011) a recensé plusieurs des débats théoriques récents sur la définition et le sens de l’information dans divers domaines.
17 C’est dans sa théorie générale du symbolique théorisée dans le deuxième volume de Dialectique et société que Freitag se positionne à l’antipode du concept d’information et de son application au champ des pratiques significatives car son opérationnalisation vient à l’encontre de la conception synthétique du sujet et de son autonomie. Pour un résumé de l’argumentaire de l’auteur. Voir la « conclusion » de Michel Freitag, Dialectique et société vol. 2 : Introduction à une théorie générale du symbolique, (Montréal : Liber, 2011).
18 On évoque ici le concept d’information dont la création est attribuable aux ingénieurs électriques et informatiques et à la naissance de la cybernétique. On évoquera à ce sujet les auteurs tels que Claude Shannon (1975), Norbert Wiener (2013, 2014) et Abraham A. Moles (1971).
19 Il faut ici préciser que la production de la connaissance, si on s’en tient à la critique freitagienne doit se concevoir non pas comme une addition d’information, mais bien à l’articulation synthétique des informations traitées idéologiquement et normativement dans la société qui est d’ores et déjà ontologiquement et épistémologiquement engagée dans son processus de reproduction.
20 Comme le démontre Céline Lafontaine (2004), la « révolution cybernétique » marque le coup d’envoi d’une révolution épistémologique, mais aussi ontologique et politique. Elle engendre une redéfinition de la nature de la réalité sociale et du rapport sociopolitique au monde de nature communicationnelle. En ce qui a trait à la nature du politique et sa pratique, celui-ci se voit ancré dans une conception pragmatique et techniciste de gestion du social qui repose non pas sur l’institution normative et pratique d’un projet de société, mais sur l’efficacité et l’efficience de la gestion des comportements individuels. Pour plus de précisions sur le concept de totalitarisme systémique et sur la question de la gestion technocratique et pragmatique du social, voir Michel Freitag (1998, 2003, 2005, 2013)
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