Les régimes de monstration télévisuelle des figures médiatiques de la nouvelle « Question noire » française
Table des matières
Texte intégral
Introduction
1Au courant des années 2000, les mobilisations de divers acteurs afro-antillais (collectifs et personnalités) ont mis au grand jour un certain malaise des populations d’ascendance africaine au sein de la société française. Associé aux drames du passé et aux discriminations d’aujourd’hui, ce malaise a été identifié dans la presse française comme étant l’expression d’une nouvelle « Question noire ». Au sein de la problématique générale de l’intégration des nationaux issus des migrations postcoloniales, la question du rôle des médias notamment de la télévision est essentielle : celle-ci favorise-t-elle le « vivre-ensemble » en aidant à mieux cerner les enjeux autour des revendications minoritaires d’égalité et de reconnaissance ? A partir d’un corpus d’émissions de la télévision publique française (1999-2008) traitant de la « Question noire », notre propos vise à nous demander comment celle-ci a été prise en charge notamment à travers la mise en visibilité de ses protagonistes, défenseurs ou pourfendeurs de la cause noire. Après un bref détour par les enjeux que cette question mobilise, j’analyserai les régimes de monstration en m’intéressant plus précisément aux « formes de distribution » des acteurs et « aux rôles sociaux représentés selon leur appartenance à telle ou telle catégorie ethnoracialisée ».1 (Macé, 2010 : 396).
Quels enjeux autour de la nouvelle « Question noire » ?
2L’historien Pap N’Diaye, qui a été parmi les premiers à théoriser cette question à partir d’une étude socio-historique, la définit comme « la formulation publique de situations et de demandes par des Noirs, s’affirmant tranquillement pour la plupart, avec outrance pour quelques uns »2( (N’Diaye, 2008 : 18). François Durpaire a, quant à lui, proposé d’envisager cette «Question noire» sous l’angle d’un mouvement français des droits civiques en ne perdant, bien évidemment, pas de vue les différences avec le mouvement des Noirs américains. Selon lui, il s’agit à partir de cette notion « de désigner la naissance d’un mouvement collectif destiné à faire reculer les discriminations racistes »3. Enfin, comme le souligne, à juste titre, Yoan Lopez, il convient de ne pas perdre de vue le caractère pluriel de cette question en raison notamment « de l’absence d’unification entre les acteurs observés dont découle, en partie, la non unité de cette problématique noire »4 (Lopez, 2010 : 17). Ainsi, cette question noire se démarque-t-elle de la « Question immigrée » apparue en France au début des années 70 avec l’arrêt officiel de l’immigration de travail. Alors que cette dernière relève de la problématique d’intégration, la première, elle, renvoie à celle de la reconnaissance.
3Ce sont d’abord les questions d’image, de visibilité et de représentation qui précipitent les collectifs afro-antillais sous les feux des projecteurs. « La télévision française, en créant les images d’un pays monochrome »5 (Durpaire, 2006) est la première à être au banc des accusés. On lui reproche d’être une projection nationale incomplète de la société française désormais marquée du sceau de la multiculturalité et de la pluriethnicité. Dans l’esprit des associations noires en charge de ce volet, notamment le Collectif Egalité, il s’agit de s’attaquer à un symbole de la nation française qu’il rend en partie responsable du rejet dont sont victimes les afro-antillais dans la société française.
4Comme l’image à elle seule ne peut soigner les maux d’une société, la question de la justice sociale, donc des discriminations, est également portée sur la place publique. C’est le deuxième pôle de lutte qui mobilise l’attention et l’énergie des collectifs afro-antillais à l’instar du Cran (Conseil représentatif des associations noires de France), du Collectifdom ou encore du Comité marche 986. Dans leur réquisitoire, sont pointées du doigt l’inertie des pouvoirs publics face à l’ampleur des discriminations et l’inefficacité des dispositifs de lutte existants. Les traditionnelles organisations antiracistes (SOS Racisme etc.) ne sont pas épargnées. La mobilisation sur ce front va coïncider avec la prise en compte dans le droit français des recommandations du droit communautaire au milieu des années 2000 qui débouche, par exemple, sur la création de la Halde (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité). Cependant, ces avancées pourtant saluées ne sont pas à la hauteur des enjeux des demandes exprimées. C’est dans ce contexte que refait surface le débat de la discrimination positive qui n’échappe pas à la caricature dans les discours médiatiques et publics.
5Enfin, les mobilisations noires prennent la forme d’un retour sur le devant de la scène des pages oubliées de l’histoire de France, notamment celles liées à l’esclavage et à la colonisation. L’oubli dans le récit national de ce passé, qui passe mal auprès des communautés noires qui en portent encore les stigmates, est appréhendé comme l’expression d’une forme de déni et de mépris. Face à cette occultation, des groupes se constituent pour réclamer leur reconnaissance et leur intégration dans la mémoire collective. Cette demande de reconnaissance, cependant, n’échappe pas à la confusion, voire à l’outrance, amplifiée par des polémiques en tous genres. Comme si, après le temps du silence, la guerre des mémoires, apparaissait comme l’ultime « moyen de faire entrer le passé dans le présent »7.
Les régimes de monstration des protagonistes de la nouvelle question noire française
6Qu’il s’agisse des questions de visibilité ou des questions mémorielles, la configuration de l’espace télévisé construit autour des problématiques de la «Question noire» épouse celle de nombre de questions minoritaires. Cet espace télévisé, saisi commeune arène symbolique de mise en débat des problématiques minoritaires met en scène deux fronts : d’un côté le front ultra-républicain, celui des défenseurs de l’universalisme abstrait de l’idéal républicain et de l’autre le front minoritaire représenté par les partisans d’une action positive en faveur des minorités immigrées.
Le front des Ultra-républicains
7L’existence d’un front républicain n’est pas nouvelle, puisque de nombreuses études portant sur les questions sexuelles ou encore sur les questions postcoloniales l’ont déjà mis en évidence. Dans l’ouvrage qu’ils consacrent à la fracture coloniale, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (2005) évoquent par exemple ce front à propos du fait colonial. Celui-ci, s’appuie, expliquent les trois auteurs, sur « un argumentaire, centré sur la défense de la « France éternelle ». « On retrouve ici les tenants d’une république « en guerre » contre tout ce qui leur apparaît comme une menace de délitement » (Blanchard et al., 2005 : 18). Ce front n’est pas partisan. Ceux qui y sont associés peuvent venir de familles politiques différentes. Les trois historiens précisent qu’il s’agit d’une « tendance lourde » promue par une cohorte – en vérité limitée, mais surmédiatisée- de croisés des temps modernes », aussi disparates que combatifs, aussi médiatiques que peu nuancés, aussi militants que prompts à se dire « humanistes »…Une nébuleuse qui semble unie par la peur d’un monde qu’ils ne comprennent plus » (Blanchard et al., 2005 : 19).
8Autre particularité de ce front incarné par la figure du défenseur de la francité, c’est la dimension raciale de la posture défendue qui dissimule mal la construction d’un clivage ethno-racial entre « blancs » et « non-Blancs». Comme on l’a vu avec les événements lycéens de février et mars 2005, où certains intellectuels réputés de sensibilité républicaine8 n’ont pas hésité à parler d’un racisme anti-blanc. L’enjeu de ce clivage semble le maintien de la frontière entre citoyens majoritaires « blancs », assimilés directement au « Sujet de la Nation française » marqué d’un attribut ethno-racial neutre et générique (Dalibert, 2012) et citoyens d’origine immigrée. C’est ce que démontre le philosophe et militant Pierre Tévanian dans son enquête sur l’affaire du voile islamique. Il écrit : « il y aurait d’un côté une « France blanche », parlant d’une seule voix, et faisant front pour défendre « les valeurs de la République » et de la « modernité », de l’autre un péril incarné par des « Arabo-musulmans ». Une représentation biaisée, faussée et simplifiée de la réalité politique, qui s’inscrit dans le paradigme du « choc des civilisations »9 (Tévanian, 2005 : 55). Aussi, la construction de ce clivage ethnoracial participe-t-elle d’une forme de légitimation de la « blanchité » (Whiteness) en tant que norme ethnoraciale de la Nation française. Ce qui revient à considérer les « non-Blancs » comme sujets non légitimes et dont le discours critique envers la Nation ne peut qu’être lu en termes de menace ou de déloyauté.
9Aux yeux de certains analystes, l’émergence de ce front a pu être associée à « un symptôme de l’extrémisation du débat intellectuel en France »10 (Lancelin, 2005). A en croire, cette auteure dans un article paru en 2005, les intellectuels français surferaient ainsi sur une « vague droitière » faisant « tomber chez certains le faux nez de la subversion » et laissant découvrir « une droitisation dure ».
Les figures médiatiques du débat de la visibilité : les « antiquotaïstes »
10Comme tous les débats qui se nouent autour de l’altérité, la question de la visibilité fit transparaître les visions clivées par rapport aux questions d’intégration des minorités extra-européennes. Les figures de l’ultra-républicanisme apparaissent donc dès la question de la visibilité portée par le collectif Egalité sur la place publique au seuil des années 2000. A l’époque il s’agit des « antiquotaïstes » qui s’opposent à la discrimination positive promue par les membres du collectif afro-antillais. Leur argumentaire ne change pas, même si les positions sont moins défendues avec dogmatisme comme dans le cas de la question mémorielle. Cet argumentaire reste centré sur la défense du modèle républicain, la stigmatisation des quotas et la mise en garde contre le communautarisme. On retrouve dans ce front des antiquotaïstes, une diversité de figures qui vont de l’antiracisme classique à des personnalités en charge des questions d’intégration. A l’instar de feu Mouloud Aounit, président du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), qui s’opposa farouchement aux quotas, tout comme Blandine Kriegel, ancienne présidente du haut conseil à l’intégration. Partisans de l’orthodoxie républicaine, les antiquoïstes font l’impasse sur les failles d’un modèle qui a montré les limites face à la question des discriminations raciales.
11Dans le débat télévisé de la visibilité, il convient de souligner combien la position « quotaïste » s’est révélée minoritaire, suscitant des critiques tous azimut (professionnels des médias, politiques, société civile). Hormis quelques soutiens marginaux, les proquotaïstes ont été acculés à une posture défensive face au rouleau compresseur des avis antiquotaïstes largement surreprésentés dans les différentes émissions. Le parti pris journalistique de la disqualification des quotas a eu pour effet de privilégier les avis antiquotaïstes. Mais l’on se gardera d’affirmer s’il s’agit « d’un parti pris idéologique assumé ou d’une soumission à des consignes politiques que le simple fonctionnement du champ journalistique avec ses contraintes de temps, ses habitudes et ses « invités permanents. Sans doute, cette partialité est-elle aussi l’effet d’un préjugé qui n’a rien de spécifique au monde journalistique (…) »11 (Tévanian, 2005 : 38).
Les anti-repentants
12Dans la catégorie des Ultra-républicains, la figure des anti-repentants est particulièrement intéressante. Elle apparaît dans les débats télévisés au moment des polémiques médiatiques sur l’héritage de la colonisation. Ce qui distingue les anti-repentants, c’est essentiellement une rhétorique anti-mémorielle dirigée spécifiquement contre les demandes de reconnaissance mémorielle formulées par les collectifs des descendants d’immigrés postcoloniaux. On peut retenir trois arguments principaux dans cette posture anti-mémorielle : le premier associe ces demandes mémorielles à des entreprises de culpabilisation de la France. Les tenants de cet argument dénoncent, par exemple, ce qu’ils appellent une vision accusatoire de la France. Parmi eux, on retrouve l’historien Max Gallo qui parle de manipulation de l’histoire à propos des lectures du passé faites par les activistes des mémoires postcoloniales. Le deuxième argument cible le désir de reconnaissance des collectifs mémoriels qui, selon les anti-repentants, l’emporterait sur le désir de vérité historique. Les partisans de cet argument fustigent notamment ce qu’ils appellent la litanie de la parole victimaire. On retrouve dans cette catégorie par exemple les philosophes Alain Finkielkraut et Pascal Brückner. Ce que vise cet argument en arrière-plan, c’est la tentation de certains groupes de bénéficier du statut de victime afin « d’exploiter [le] passé de souffrances comme une source de pouvoirs et de privilèges »12 (Shelby, 1991 : 118). Le dernier argument porte sur l’injonction d’oubli : (le passé c’est le passé, il ne faut plus revenir dessus !). Le discours selon lequel « Nous sommes tous des anciens colonisés » de l’académicien Jean-Marie Rouart13 peut être rangé dans cette dernière catégorie d’arguments.
13Les anti-repentants ont une place privilégiée dans les débats. Outre qu’ils bénéficient d’une attention accrue de la part du médiateur, ils parlent plus longtemps avec une présence conséquente à l’image, au grand dam de leurs contradicteurs. Le lendemain de la diffusion de l’émission Cultures et dépendances du 14 décembre 2005, l’un d’entre eux, Tariq Ramadan, déplorera, dans une tribune publiée dans Oulala.net14,les coupes faites sur certains de ses passages notamment au moment de la séquence consacrée au livre de Pierre Péan « Noires fureurs, Blancs menteurs ». Dans la séquence introductive de l’émission, le médiateur Frantz Olivier Giesbert laissera d’ailleurs échapper quelques traces discursives de son positionnement dans un débat où il fut censé se situer au dessus de la mêlée :
Frantz Olivier Giesbert : un autre point de discorde, c’est la politique africaine et le Rwanda avec ce gros livre sur le Rwanda. C’est Pierre péan qui publie Noires fureurs, Blancs menteurs. C’est l’histoire du Rwanda entre 1990 et 1994 aux éditions mille et une nuit. Vous avez écrit ce livre, parce que vous avez été très choqué par la façon dont on a présenté les choses contre la France. Encore une minute patriotique avec Pierre Péan qui va nous expliquer comment pourquoi on a diffamé la France dans l’histoire du génocide rwandais.
14Si le présentateur parla de « minute patriotique » à propos de la séquence consacrée au livre de Pierre Péan, c’est qu’auparavant, dans les débats occupant ses invités et les chroniqueurs, il fut notamment question entre autre de restaurer l’image d’une France confrontée à son passé colonial à la suite de mobilisations de divers collectifs demandant reconnaissance et réparation.
La coalition des défenseurs de la cause noire : les Figures de l’ami, entre encensement et stigmatisation
Les leaders communautaires : opérateurs symboliques d’intégration ou suspect envers la Nation
15La promotion médiatique d’une «Question noire» s’est accompagnée de la promotion de personnalités revendiquant le statut de portes paroles des minorités noires. Signe distinctif de ces personnalités, ils affichent tous une réussite professionnelle, symbole d’une intégration « réussie ». La promotion publique de ces personnalités participe entre autre d’un phénomène de production d’ethnicité par le haut (Vincent Geisser, 1999). Pharmacien, Normalien, Universitaire etc., leurs titres montrent qu’ils appartiennent plutôt à des milieux sociaux très favorisés, à l’élite qu’à la majorité dont ils veulent être les représentants. A l’instar de l’ancien président du Cran, Patrick Lozès et de son successeur Louis-Georges Tin. Le premier est pharmacien de profession, le second, normalien et agrégé de Lettres. Leur parcours médiatique est intéressant pour constater les lectures publiques associées à leur combat malgré un discours de légitimation très « assimilationniste », mettant l’accent sur l’attachement à la République. Or, c’est au nom même de cette République que le discours de l’ancien président du Cran va être attaqué, voire disqualifié.
16Incarnant un stéréotype positif de citoyen intégré, Patrick Lozès n’échappe pas au discours « de réduction des « non-Blancs» à leurs origines constitutives de leur étrangeté à la société française »15. Invité dans l’émission Revu&Corrigé (08/11/2008) avec d’autres leaders noirs (Calixthe Beyala, Dominique Sopo, Jean Claude Beaujour, etc.) au lendemain de la victoire historique de Barak Obama à l’élection présidentielle américaine de 2008, l’ex-président du Cran est surpris d’être interpellé avec insistance par le présentateur de l’émission Paul Amar sur ses origines :
Paul Amar : [Vous êtes Français d’origine béninoise ?]16
Patrick Lozes : je suis français, quand on insiste encore [sur mes origines], je réponds je suis de Paris et quand on insiste encore je suis du 4ème arrondissement.
Paul Amar : (…) moi je pense à votre famille qui était d’origine béninoise et ça a du sens. Et vous Jean Claude Beaujour, vous êtes encore plus français, [vous êtes des DOM-TOM] ?.
17Cette séquence est intéressante à plus d’un titre : la différenciation se double d’un discours de hiérarchisation. Le renvoi des deux invités à leurs origines sur fond de hiérarchisation (« Français d’origine » et « les plus Français » venant des Dom-tom) montre comment les « non-blancs » ne sont pas vus d’emblée comme des citoyens appartenant au corps de la Nation française. En plus, il est souligné leur degré d’assimilation à la francité. Mais la réponse de l’intéressé est tout aussi intéressante : il se trouve dans une position de devoir, prouver et justifier sa qualité de citoyen français en rappelant avec insistance son lieu d’habitation. Aussi, parlons-nous à propos de ces leaders médiatisés d’une reconnaissance publique mi-figue mi-raisin, partagée entre l’encensement d’un côté et la stigmatisation de l’autre. Ces opérateurs symboliques d’intégration apparaissent en même temps comme des suspects envers la Nation dont les initiatives portent le risque d’un délitement de la nation française.
18Dans l’extrait suivant (Ce soir ou Jamais, du 23/01/2007), si la démarche de l’ex-président du Cran est parfaitement entendue réclamant davantage de diversité dans les hautes sphères de l’Etat, les arguments que l’essayiste Fiammenta Venner lui oppose font état du danger d’un glissement vers une représentation identitaire à l’américaine.
Fiammetta Venner : […]. C’est un problème de se dire il y a pas assez de noirs pas assez d’arabes, il y a pas assez de femmes à l’assemblée et une fois qu’ils se présentent ils deviendraient des objets du système. Deuxième chose, c’est le glissement systématique de ce que l’on voit, effectivement les équipes de campagne sont très très blanches, l’assemblée nationale est blanc, mais ça n’est pas la même chose la réalité, l’identification, la représentation. Un député qui serait une femme noire ne représenterait pas les femmes noires. Elle représenterait la totalité des français. Ca c’est très important, il faut toujours le souligner. On n’est pas dans le cas américain. Le cas américain, c’est justement, fonctionne sur une représentation identitaire, en France les députés ont l’obligation de représenter la totalité du territoire.
Le bounty
19Les figures médiatisées du minoritaire ne sont pas seulement disqualifiées au niveau des régimes de distribution dans les programmes télévisés, elles le sont aussi au niveau des discours tenus par les minoritaires eux-mêmes. Elles font l’objet de commentaires, de débat, de raillerie. C’est ainsi que Rama Yade17 pourra apparaître aux yeux de certains comme « une des nôtres » qui a réussi par son talent et ses capacités à se faire une place dans l’échiquier politique français. Alors que pour d’autres, elle est l’objet de discours désobligeants, voire méprisants la réduisant à une « vendue » du système, une « collabo » etc.
20Toutefois, la disqualification du minoritaire par le minoritaire ne concerne pas seulement les figures consensuelles médiatisées. Un personnage comme l’humoriste Dieudonné présenté dans les médias comme la figure antipathique d’un communautarisme noir exacerbé est lui-même discuté au sein des membres du groupe noir auquel il est supposé appartenir de par son phénotype métisse le réduisant à un non blanc.
21Perçus comme des entrepreneurs communautaires, les leaders médiatiques de la cause noire sont ainsi assimilés à des « Bounty ». Ce mot anglais dérivé du français « bonté », lui-même partageant la même racine avec le mot bon, rappelle le célèbre nègre banania. Le hasard a voulu que ce mot soit aussi l’appellation d’une célèbre friandise à base de chocolat et de noix de coco. D’où son utilisation à propos des personnes noires dont le discours est supposé être une copie conforme de celui du majoritaire « blanc ». A travers son usage est clairement posée la question de la légitimité des porte-paroles autoproclamés. Aussi, peut-on parler de double disqualification du leader minoritaire à la fois par le discours majoritaire et le discours minoritaire. Sa démarche de prétendre parler au nom des siens est aussi bien stigmatisée par les tenants de l’orthodoxie républicaine que par ceux qu’il prétend vouloir représenter.
22La figure médiatique de Gaston Kelman est par exemple la cible de critiques venues d’intellectuels noirs hexagonaux qui ne partagent pas ses vues sur les populations noires de France. A l’instar de Bernard Zongo, auteur d’un ouvrage critique18 sur l’essayiste franco-camerounais qui, en guise de réponse à son pamphlet, écrit : « De la légitimité d’abord. Kelman qui revendique sa « bourguignonnité » en rejetant sa « négritude », son africanité, sa camerounité, sa bassaïté, est-il mieux placé pour parler des Noirs ? La prétention qui accompagne son projet de « lancer un vrai débat sur la place des Noirs » ressemble davantage à une imposture ». La communauté noire, ni celle de France ni celle d’Afrique d’ailleurs ne l’a pas attendu, lui, pour questionner son sort (…)»19(Zongo, 2006).
23Dans les productions visionnées, cette figure du « bounty » apparaît souvent mobilisée pour servir d’opposant à d’autres figures médiatiques de la cause noire dont le positionnement semble ne pas épouser le point de vue majoritaire.
La mise en opposition symbolique des figures de la diversité
24Ce cas de figure nous est offert par l’extrait suivant (Mots croisés du 12/12/2005) où l’on voit apparaître une mise en opposition entre deux figures imposantes au sein de la minorité noire. La première Calixthe Beyala, incarnant ici un stéréotype positif à travers une posture d’adhésion au discours majoritaire sur la mise en accusation de la France par la repentance. Calixthe Beyala apparaît ici dans le rôle d’une figure positive de l’intégration réussie, car en devenant Française, dit-elle, elle a épousé tout de la France, aussi bien son passé colonial que ses lumières. En confortant de manière surprenante le point de vue majoritaire sur le passé colonial, la romancière est dans un rôle attendu qui ne déstabilise pas pour ainsi dire les allants de soi de la normalité blanche.
C. Beyala : (…). Mais, ceci étant, moi qui suis devenue française, je suis devenue comptable de l’histoire de France. En devenant Française, j’ai épousé son passé colonial, son passé esclavagiste et en même temps ses lumières également. Je ne peux pas dire simplement : la France responsable. Qui est cette France responsable ? Cette France responsable, c’est aussi moi.
C. Taubira : mais qui dit ça, responsable ? J’ai l’impression qu’on entend des voix, on entend parler de repentance, personne ne réclame de repentance, on entend la France mise en accusation, personne ne met la France en accusation, je sais pas où on est. Mais non, mais non…
Y. Calvi : alors dites le nous ce soir ?
C. Taubira : je le dis à longueur de temps, vous m’avez jamais entendu mettre la France en accusation, vous m’entendez constamment évoquer des événements positifs qui souvent ne sont pas connus, dit justement par des gens qui prétendent défendre la France. Mais la vie est plus compliquée que ça. Donc, moi je ne comprends pas ce débat, mais je ne l’empêche pas de se dérouler.
25Un peu plus loin le présentateur revient à la charge dans un propos plus explicite.
Y. Calvi : il y a en ce moment, des tas de Français qui vous écoutent, qui disent en gros qu’ils n’ont pas de comptes à rendre ?
C. Taubira : mais personne ne leur demande de rendre des comptes, personne ne demande la repentance, personne ne met la France en accusation, je ne sais pas s’il faut le dire en latin, en gréco-latin, je ne sais en quelle langue, donc il n’est pas question de ça donc arrêtons, arrêtons.
[…]
Y. Calvi : il y a personne autour de cette table qui ne songe à ça… ?
C. Taubira : on trouverait une virgule qui prouve ça quelque part...c’est quand même incroyable ?
26Le régime de monstration de la deuxième personnalité, Christiane Taubira, est en revanche plus proche de l’anti-stéréotype. « Les antistéréotypes sont définis par le fait qu’ils utilisent les stéréotypes comme la matière même de leur réflexivité, conduisant ainsi, en les rendant visibles, à déstabiliser les « allants de soi » essentialistes, culturalistes et hégémoniques de la majorité, que ce soit sur le ton de l’humour, de l’interpellation plus directe ou à travers la complexité des récits fictionnels »20. C’est le cas ici où la députée de Guyane interpelle de manière ferme sa voisine de plateau Mme Beyala : « Mais qui dit ça responsable ? ». De plus la tonalité véhémente de cette interpellation porte la marque d’une posture de contestation de cette « assignation à demeure fantasmatique »21. C’est-à-dire celle d’une identité stigmatisée de communautariste qui cherche à obtenir de la République un acte de contrition.
27Au-delà de ce rôle qu’elle tenait dans ce cas précis du débat, Calixthe Beyala reste perçue comme une figure tout aussi ambiguë au regard de ses prises de position la confinant parfois dans le rôle de l’intellectuel « communautarisé », après l’utilisation d’un « Nous » aux accents ethniques. Comme le montre cet échange avec la journaliste E. Levy et l’essayiste Jean François Paoli, dans l’émission Culture et dépendances (04/05/2005), qui la somment de dire au nom de qui elle parle et qui elle représente (Vous parlez au nom de qui ? Vous êtes qui pour parler au nom des Noirs ?) :
[…]
E. L. : Qui est ce « Nous » ? Qui est ce « Nous » ? Qui est ce « Nous » Mme Beyala ?
J. F.P. : Pourquoi parlez-vous toujours de « Nous », vous représentez qui ?
C.B. Je ne représente peut être que moi-même
JFP : Vous n’avez pas la légitimité de parler de dire « Nous les Noirs », quand Dieudonné dit « Nous les Noirs », il commence déjà à parler au nom du peuple noir, si un intellectuel, un homme politique dit le peuple blanc, si un homme politique disait le peuple blanc, on le stigmatiserait tout de suite et on le traiterait de raciste
C. B. : on a le droit, on a le droit …
28Cet exemple de Calixthe Beyala, tantôt dans le rôle d’une figure consensuelle tantôt dans celui d’une figure ambiguë, semble montrer que les figures minoritaires de l’ami ne sont pas épargnées par le discours majoritaire de suspicion qui s’applique volontiers aux figures de l’ennemi.
Les figures de l’ennemi : la menace extrémiste et communautariste
Les figures négatives du rap : l’exemple de « Monsieur R »
29La monstration de la visibilité publique des populations noires, c’est aussi la mise en scène médiatique (caricaturale) de personnages très stéréotypés dans le rôle de l’ « ennemi intérieur ». Dans ce cas de figure, il s’agit de produire l’image d’une altérité menaçante, d’une figure ethnique de la menace. On pense notamment au rappeur « Monsieur R », de son vrai nom Richard Makéla, dont la chanson « FranSSe », (La France, écrit avec les initiales SS de la Schutzstaffel, est comparée au régime Nazi) avait défrayé la chronique au courant de l’année 2005. Le texte de la chanson incriminée, issue de l’album "Politikment Incorrekt", sorti à l’été 2005, dit notamment : « La France est une garce, n’oublie pas de la baiser jusqu’à l’épuiser, comme une salope faut la traiter, mec". Et, plus loin : "Je pisse sur Napoléon et le général de Gaulle ». « Le clip l’illustrant montrait des femmes poitrines nues dans des attitudes lascives, et des images mettant en cause la politique française dans les ex-colonies et dans les banlieues »22.
30La violence des propos et du clip provoque la colère de deux députés23 François Grosdidier et Daniel Mache qui demandent au garde des sceaux d’interdire le clip et d’engager des poursuites contre le rappeur pour « incitation à la haine raciale » et à la « haine contre les Français ». Ce dernier comparaîtra finalement pour "diffusion de message violent, pornographique ou contraire à la dignité, accessible à un mineur". En l’espace de quelques mois, « Monsieur R » devient le symbole de l’ « anti-France » dans les discours publics et médiatiques. En témoigne les mots du présentateur Paul Amar à son sujet dans le magazine « Etats généraux » (10/10/2005) intitulé « racisme anti-blanc… aussi ? » :
« Oreilles chastes s’abstenir. Les mots sont violents, l’image l’est aussi. Il est question de sexe et de sang à propos d’un pays qui s’appelle la France ».
31Au cours de cette émission, il lui est opposé, une autre figure du rap français, Kerry James, salué dans le commentaire journalistique comme le symbole d’un rap assagi et responsable :
« A tout juste 27 ans, Kerry James sort son deuxième opus solo, « Ma Vérité ». L’ancien bad boy du rap provocateur et violent s’est assagi. Après un premier album solo en forme de méa culpa, il a trouvé un équilibre entre militantisme et responsabilité, conscient de l’influence qu’il peut avoir sur son public ».
32Toutefois, cette mise en opposition symbolique, entre « Monsieur R » en figure négative de la mal intégration et Kerry James en figure positive d’un rap assagi, n’a pas l’effet escompté : les déclarations des deux artistes attestent qu’ils se vouent un respect mutuel. Tout comme la levée de boucliers des parlementaires UMP contre la chanson « FranSSe » qui semblait tourner à l’avantage du rappeur dont le sens de la répartie le rapproche davantage du stéréotype du « bon client médiatique » que de celui du stéréotype « de raciste anti-français ». Présenté dans les médias sous l’étiquette de « mauvais garçon du rap français », Richard Makéla incarne en réalité un anti-stéréotype. Pour sa défense, il opte pour l’explication de texte en plaidant la liberté d’expression de l’artiste. Le verdict rendu le 26 juin 2006 le relaxe et déclare irrecevable la plainte de M. Daniel Mach. Les juges estiment que le député n’avait aucune qualité juridique pour agir puisqu’il n’avait subi aucun préjudice.
La convocation des extrêmes : l’exemple de Dieudonné
33La convocation des extrêmes est une pratique discursive visant à aligner les arguments des activistes de la cause noire sur ceux d’un tiers souvent absent de l’espace du débat aux positions extrêmes ou qualifiées d’extrémistes. Le cas fréquent dans les débats relatifs à la «Question noire» est la mobilisation de la figure radicale de l’humoriste Dieudonné perçu comme un personnage antisémite. On rappelle au passage la mutation phénoménale en quelques années de ce personnage qui est passé de la figure du comique antiraciste des années 90 à la figure de « l’ennemi public N°1 » des années 2000, de star du show-biz au personnage du bouffon extrémiste.
34L’agitation de la figure de l’humoriste se déploie sur deux registres : le premier est un registre de mise en garde tandis que le second agit comme un anathème visant à assimiler l’interlocuteur à la figure extrémiste convoquée. S’agissant du dernier registre de l’anathème ou de l’injure, Luce Albert et Loïc Nicolas expliquent que celle-ci,
« loin de briser l’espace de l’interlocution, (…) fonctionne souvent, d’une part, comme un embrayeur dans la surenchère polémique, provocant l’autre à réagir et à contrer l’image éthique négative qui est donnée de lui. L’injure, qui appartient dès lors au régime d’attentes du discours, possède donc une dimension fortement dialogique dans la mesure où elle interpelle l’adversaire et le convie – le force plutôt – à la réponse (à cause du Tiers, il est parfois impossible d’ignorer l’injure et nécessaire d’y donner suite). D’autre part, elle peut s’imposer comme une ressource pleinement intégrée à la démarche argumentative »24.
35On rappelle que la «Question noire» se déploie dans un contexte polémique où « l’attaque et l’opposition »25 - « voire la disqualification systématique de la parole d’un autre (adversaire réel ou imaginé) » -constituent les modalités pratiques de la prise de parole. Il s’agit, pour reprendre les termes de Luce Albert et de Loïc Nicolas, « d’un usage vectorisé de la violence verbale » (Albert et Nicolas, 2010). Selon Kerbrat-Orecchioni et Gelas, « polémiquer c’est tenter de falsifier la parole de l’autre » (Kerbrat-Orecchioni et Gelas 2003 : 54)26. Aussi, la convocation des extrêmes apparaît-elle comme un moyen de disqualifier la parole minoritaire.
36Une démonstration de la mobilisation de la figure extrême de Dieudonné se trouve dans cette séquence de l’émission Ripostes du 04 mai 2005. Ici, le présentateur Serge Moati, connu aussi pour son engagement en faveur de la cause de la diversité, va se livrer à une surinterprétation des propos du producteur animateur d’origine guadeloupéenne Claudy Siar, qui s’était engagé à l’époque pour la cause noire avant de tomber dans le jeu de la récupération politique. Puisque ce dernier sera nommé plus tard en mars 2011 au poste de délégué interministériel à l’égalité des chances des Français d’outremer, en remplacement de Patrick Karam, ancien président du Collectif dom.
Claudy Siar : je m’interroge sur quelque chose. Taubira a dit combien nous étions attachés à cette république. Depuis un an et demi, on a cristallisé des millions de Français, ayant la peau noire, en parlant d’antisémitisme chez les noirs, qui est encore dans les fantasmes
Serge Moati : là vous parlez de Dieudonné ?
[…]
Serge Moati : Le MRAP, la LICRA, SOS Racisme ne vous représentent pas ?
Claudy Siar : malheureusement, il y a eu cette constatation là de la part de certains. Malheureusement que les problèmes qui touchaient les Français de couleur noire étaient quelque part moins défendus que les autres. On a eu ce sentiment là pour un certain nombre d’organisation antiraciste.
Serge Moati : pour Dieudonné il n’y a pas eu suffisamment de lobbys noirs qui l’aient suffisamment défendu ?
Claudy Siar : non non souvent la réaction, j’ai pas envie de parler de Dieudonné, le fait qu’il soit pas là, cela me gêne toujours de parler de quelqu’un qui n’est pas là. Le fait qu’il n’y ait pas eu ce soutien là, cet homme là, à travers son combat faisait peut être entendre des choses que d’autres n’arrivaient pas à dire à tort ou à raison.
Serge Moati : c’est grave, si c’est ça que les autres n’arrivaient pas à dire.
Claudy Siar : là je parle de certains afro français, parce qu’il y a eu des condamnations. Vous ne pouvez pas dire que les Français qui ont cette couleur de peau ne vivent pas une discrimination à l’école, à l’embauche.
37La mobilisation de cette figure sonne parfois comme une injonction adressée aux leaders noirs qui doivent justifier leur attitude par rapport à ce dernier au risque d’être assimilés à un de ses potentiels soutiens. Ce cas de figure où les leaders communautaires devaient se désolidariser de l’humoriste est mis en exergue d’ailleurs par le présentateur lors de l’émission Arrêts sur image du 5 mars 2005 sur FR5, au titre évocateur « Noirs visibles, mais à quel prix ? ». L’émission fait suite au scandale provoqué par les propos de l’humoriste Dieudonné tenus à Alger en février 2005 sur la mémoire de la Shoa pour lesquels il sera deux ans plus tard condamné. Ce cas de figure illustre ce registre anomique d’immixtion cathodique du minoritaire dans l’espace médiatique. Un registre tributaire d’événements « hors norme » liés à un scandale ou à un fait divers traumatique etc.
D. Schneidermann. : C’est vrai que ce montage procure des sentiments mélangés, on est à la fois heureux de voir cette unanimité des leaders d’opinion, des intellectuels noirs condamner les propos de Dieudonné et en même temps troublés de les voir comme sommés de le faire sur les plateaux de télévision.
(…)
D. Schneidermann : qu’est ce qu’on cherche à voir ?
C. Taubira : est ce qu’ils sont tous pareils ? Est ce qu’ils sont capables de ces dérapages là, ils pensent tous la même chose etc. Cette assignation à tous les noirs à venir s’exprimer la dessus ça me paraît profondément malsain, parce que la Shoa est une tragédie humaine qui concerne la France tout entière, l’Europe tout entier et qui interroge l’humanité tout entière si un jour demain dit une insanité sur les noirs moi je ne vais pas aller rechercher tous les juifs pour leur dire qu’est ce que vous en pensez et est ce que vous êtes solidaires.
[…]
38La dynamique discursive consistant à mobiliser la figure extrême de l’humoriste participe d’une logique de stigmatisation de l’adversaire. Cette figure, même non convoquée, semble dotée de surcroît d’un effet performatif au point que certains leaders de la cause noire anticipent leur désolidarisation avec le personnage de l’humoriste pour ne pas risquer d’y être associés. Cela a été le cas lors de l’émission Culture et dépendance du 14 décembre 2005. Au cours de cette émission, l’historien Max Gallo qualifie Tariq Ramadan de représentant de la communauté musulmane. Dans la foulée, l’historien Claude Ribbe, ancien président du Collectifdom, sans même qu’il soit interpellé, se voit comme sommé d’afficher son positionnement par rapport au personnage de l’humoriste :
[…]
T. Ramadan : pourquoi me parlez-vous d’islam ou de voile, je ne parle pas de cela.
Max Gallo : parce que ça renvoie à l’état colonial. C’est une loi qui évoque l’état colonial. La colonisation en Afrique noire a favorisé la diffusion de l’islam. Je vous en parle de ça parce que c’est dans le texte du manifeste [manifeste des Indigènes de la République]. Je vous en parle parce que vous êtes là, j’imagine, au titre de la représentation de la communauté musulmane.
Tariq Ramadan : absolument pas. Pas du tout. Vous venez de sortir exactement dans le débat l’aveuglement de votre représentation. Je ne suis pas représentant des communautés musulmanes.
C. Ribbe : et moi je ne représente pas Dieudonné, et je vous arrête tout de suite.
M. Gallo : je ne vous ai pas interpellé
39Le personnage de l’humoriste n’est pas la seule figure médiatique de l’ultra-radicalisme noir. La tribu Ka avec son leader Kémi Séba, bien que moins médiatisée que la figure du comique, ont attiré aussi l’attention des médias. Dans le reportage d’Envoyé spécial (27/05/2007) consacrée aux « Identités noires » sur FR2, le journaliste parle d’un mouvement « haineux » distillant une « thèse bizarre » aux relents antisémites. Ici le stéréotype de l’ultra-radicalisme est moins à relier à un « défaut d’intégration à la modernité et à la nation » (Macé, 2010) mais à l’antisémitisme qui est aussi un motif de disqualification. L’ultra-radicalisme de la figure de Kémi Séba est donc lu négativement en rapport avec ses « thèses fumeuses » sur les juifs et le sionisme.
Conclusion
40Ce que montre cet article, c’est l’érection en permanence d’un clivage ethno-racial à travers une configuration des protagonistes qui rejouent les lignes de frontières ethno-raciales de la société française avec d’un côté ceux qui se posent en défenseurs de la république et de l’autre les « dissidents de la norme majoritaire »27, entre « républicanistes » supposés assurer la défense de la forteresse de la « Nation » contre les «non-Blancs» qui « (…) sont dans le même temps stigmatisés comme menaçants ou comme criminels, de sorte que leur contestation est immédiatement relativisée, voire disqualifiée par leur conduite »28(Macé, 2006). Cette configuration dessine la trame essentielle d’un espace social télévisé faisant intervenir plusieurs figures médiatiques majoritaires et minoritaires (le défenseur d’une francité assimilée à la « blanchitude », les figures symboliques minoritaires de l’ami ou de l’ennemi etc.). Cette configuration dissimule mal également la disqualification du minoritaire et son corolaire la remise en cause des fondements de son action. En réalité, il convient de parler d’une double disqualification. Le minoritaire n’est pas seulement disqualifié par le discours majoritaire mais il peut l’être aussi par le minoritaire lui-même contestant par exemple le « porte-parolat » de certains leaders perçus comme des « bountys ».
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Notes
1 Macé, Eric (2010), « Postcolonialité et francité dans les imaginaires télévisuels de la nation », in Bancel, N. et al. (dir.), Ruptures postcoloniales, les nouveaux visages de la société française, Ed. La découverte, p. 396.
2 N’diaye Pap (2008), La condition noire, essai sur une minorité française, Ed. Calman Levy, p. 18.
3 Durpaire François « Vers un mouvement français des droits civiques ? », Mouvements 3/2007 (n°51), p.13-23
4 Lopez Yoann (2010), Les questions noires : revendications collectives contre perceptions individuelles », thèse de doctorat sous la direction de François Dubet, Université Bordeaux II, p.17
5 Durpaire François (2006), France blanche colère noire, Odile Jacob, p. 179
6 L’action de ces deux dernières organisations ne cible que les ressortissants des Outre mers françaises notamment (Antilles, Guyane, Réunion et Mayotte).
7 Stora Benjamin, « La France et ses guerres de mémoires », préface, dans Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson (dir), Les guerres de mémoires, La découverte, p. 8
8 Parmi eux Alain Finkielkraut, Jacques Julliard, Pierre-André Taguieff. Voir l’article : « Un appel est lancé contre les ratonnades anti-blancs », Le Monde du 25 mars 2005.
9 Tévanian Pierre (2005), le voile médiatique, Raisons d’agir, p. 55
10 Lancelin Aude, « Intellos : la vague droitière », Le Nouvel Observateur, 1er décembre 2005.
11 Tévanian Pierre, Le voile médiatique, op. cit., p. 38
12 Shelby Steele, The Content of Our Character, New York, Harper Perennial, 1991, p. 118, cite par Tzvetan Todorov (2004), Les abus de la mémoire, Arléa, P. 27.
13 Ripostes du 11/12/2005
14 Le site s’appelle désormais Oulala.info.
15 Macé Eric (2010), op. cit., p. 398
16 La transcription ici ne reprend pas textuellement les mots du présentateur.
17 Ancienne secrétaire d’état aux droits de l’homme, puis chargée des sports de 2007 à 2010.
18 Zongo Bernard (2006), Mensonges et vérités sur la question noire en France, Ma réponse à Gaston Kelman, Ed. Asphalte.
19 Zongo Bernard, op. cit., p. 14
20 Macé Eric, idem, p.400
21 Ahmed BOUBEKER, « le creuset français », ou la légende noire de l’intégration », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire (dir) (2005), La fracture coloniale, la société française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, p.183.
22 Daniel Mach est député (UMP) des Pyrénées-Orientales, François Grosdidier, député (UMP) de la Moselle.
23 Sources TF1 News.fr : Monsieur R. jugé pour avoir voulu "baiser" la France, article publié le 26/06/2006
24 Luce Albert et Loïc Nicolas « Introduction. Le « pacte » polémique : enjeux rhétoriques du discours de combat », in Polémique et rhétorique, De Boeck Supérieur, 2010, p. 148.
25 Luce Albert et Loïc Nicolas, op. cit.,
26 Cités par Desterbecq Joëlle, « La polémiques mise en mots et en image dans Répondez@la question », in Burger, Marcel, Jérôme Jacquin & Raphaël Micheli (éds). 2011. La parole politique en confrontation dans les médias (Bruxelles : de Boeck, coll. Culture & Communication), Ed. De Boeck, p. 153.
27 Simon Patrick, « La République face à la diversité : comment décoloniser les imaginaires ? », in Pascal Blanchard et al., La fracture coloniale, op. cit., p. 237
28 Macé Eric, « "Ne pas quantifier, ne pas nommer". L'impossible lutte contre les discriminations dans les programmes de la télévision française », dans Nacira Guénif-Souilamas (dir.) (2006), La république mise à nu par son immigration, Paris, éditions La Fabrique.
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