French Journal For Media Research

Simon Ngono

Bertrand Cabedoche (2023), Lire la communication-monde au XXIe siècle, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 620 p.

1Publié aux Presses de l’Université d’Ottawa au Canada, le volume de 620 pages apparaît comme un bilan de 45 années d’expériences et de recherche dans le domaine des sciences de l’information et de la communication. De par ses missions, à savoir responsable de la Chaire Unesco en Communication internationale, président du réseau mondial des chaires Unesco en communication, consultant pour des agences spécialisées des Nations unies, lesquelles l’ont souvent conduit à sillonner le monde dans le cadre de conférences ou séminaires de formation, Bertrand Cabedoche a été alerté par l’usage intempestif, entre autres, de l’expression communication internationale, prégnante dans les discours scientifiques, politiques, et même dans des organismes internationaux. Cet ouvrage se présente comme un retour d’expérience, combinant investissements de terrain et expertise scientifique pour lire les ressorts actuels de la communication internationale et, dans une perspective critique, proposer son remplacement par l’expression communication-monde. L’exigence s’impose d’autant plus que, comme le dit Bertrand Cabedoche, l’expression objectivante communication internationale n’a aucune valeur scientifique, sauf en tant qu’objet de recherche. Le titre de l’ouvrage revêt une dimension prescriptive dans la mesure où l’auteur propose de : Lire la communication-monde plutôt que de parler de « communication internationale ». Cette dernière se présente comme relevant d’un méta-discours dont l’opacité sémantique ne permet aucunement de saisir l’ensemble des enjeux et acquis épistémologiques. 

21 – Résumé de la problématique de l’ouvrage portant sur la déconstruction critique de l’appellation pseudo-objectivante et limitante de communication internationale, au profit de celle de communication-monde

3La problématique de l’ouvrage s’articule autour de la notion de communication-monde que Bertrand Cabedoche aborde clairement selon une approche anthropologique et historique, tout en l’inscrivant dans la dimension critique des sciences de l’information et de la communication. Son cheminement théorique est influencé par les travaux de nombreux auteurs à l’instar de Gilles Deleuze à qui il emprunte le terme « agencement », au sens de modalité qui produit les énoncés, ceux d’Armand Mattelart (1982) dont il reprend le concept structurant de communication-monde afin de lire les enjeux communicationnels planétaires à l’aube du XXIe siècle, en la décloisonnant des approches purement ethnocentristes, enfin ceux d’Immanuel Wallerstein (2006) autour du couple conceptuel de centre-périphérie à partir duquel il propose de relire les systèmes-monde contemporains.

4La première partie de l’ouvrage intitulée « De l’éclosion à l’explosion » (pp. 97-122) est constituée de cinq chapitres au cours desquels Bertrand Cabedoche démontre le caractère inopérant du concept de « communication internationale ». Dans le chapitre 1, l’auteur fait savoir que la communication internationale est une formulation ambiguë, imprécise et ne permet pas de saisir le réel. Il s’agit d’« une locution nominale déconnectée du social » (p. 27). Si l’expression fait jusqu’ici l’objet « à l’envi dans les convocations académiques », Bertrand Cabedoche relève qu’elle est en butte à des « terrains d’application débridés chez les acteurs » et ce, au gré de leurs intérêts (pp. 41-67). Dans le chapitre 2, l’auteur, à travers une approche historique, propose un ensemble de référentiels associés au terme communication internationale au niveau d’acteurs et organismes internationaux, témoignant de leur saisissement d’une expression de plus en plus instituée comme relevant de la vulgate. Malgré la circulation tous azimuts de l’expression « communication internationale », Bertrand Cabedoche constate que cette appellation fait l’objet d’une tension palpable entre valeurs spirituelles et pratiques communicationnelles (p. 55). Le chapitre 3 donne l’occasion à l’auteur de discuter des ambiguïtés de la tradition universaliste autour du terme communication internationale. À la lecture, il apparaît que la dimension internationale de la communication se présente comme relevant de l’utopie. Car elle se traduit par « une dérive techno-rétiologique accélérée à partir du XIXe siècle » (p. 75). Aussi, l’expression se retrouve-t-elle tiraillée entre les ambitions du multilatéralisme et les enjeux mondiaux du souverainisme (p. 113). Or, comme le révèle Bertrand Cabedoche dans le chapitre 4, les configurations du monde contemporain interpellent quant au « renouvellement de la réflexion critique » (p. 129) autour de l’expression communication internationale. Il propose aux chercheurs de se servir des apports de la sociologie dite « à la française », et de prendre acte de la recherche erratique de modèles politiques pour une alternative crédible (p. 146). Dans le chapitre 5, Bertrand Cabedoche démontre que ce renversement de perspective consiste également en la déconstruction de l’espace public habermassien (p. 201), révélant au passage l’invitation au décrochage de la modalité de lutte contre les effets négatifs de la mondialisation.

5Constituée aussi de cinq chapitres, la deuxième partie a pour titre : « Du resserrement au décentrement » (pp. 255-495). L’auteur part du constat selon lequel avant que la communication n’explose comme c’est le cas depuis le XXIe siècle, il y eut un « resserrement » scientifique, obtenu à la faveur des « offres disciplinaires et théoriques voisines », la communication revêtant par essence un caractère interdisciplinaire. Le chapitre 6 propose un décentrement de la réflexion critique, à partir d’ « un regard-monde dans le champ des sciences humaines et sociales » (p. 255). Bertrand Cabedoche introduit ainsi l’apparition dans le répertoire critique d’un savoir non cumulatif dans un environnement jusque-là englué de positivisme (p. 256). Cette posture suppose une rupture épistémologique se traduisant par une mise à distance vis-à-vis du « sens commun » porté par les regards politico-médiatiques sur le monde (p. 270). Le chapitre 7 donne l’occasion à l’auteur d’entrevoir un glissement des paradigmes de la publicisation de l’information scientifique. Celui-ci se traduit par des configurations sciences/médias plus ouvertes à la convergence des regards-monde (p. 304), témoignant de l’évolution des rapports sciences/sociétés. Le chapitre 8 met alors l’accent sur l’affirmation depuis la France d’une pensée communicationnelle et revisite les contributions théoriques et épistémologiques des chercheurs français et leurs apports significatifs pour l’éclosion et l’émancipation d’une pensée communicationnelle critique.

6Le chapitre 9 permet à Bertrand Cabedoche de faire preuve d’humanisme communicationnel dans un contexte où les nationalismes débordent jusque dans les cercles scientifiques et où certaines parties du monde sont parfois reléguées dans la considération scientifique, leurs recherches étant souvent ignorées ou reléguées au second rang. Au contraire, l’auteur entend « privilégier la richesse née du dialogue scientifique avec des espaces scientifiques offshore, sur chacun des continents » (p. 2). Ainsi, il constate « un désaxement des productions scientifiques vers l’Est et l’Orient » (p. 417), surtout à travers les influences « à bas statut » du Moyen-Orient et du « monde arabe ». L’auteur fait cependant remarquer que « des productions scientifiques sur l’Afrique, en Afrique et avec l’Afrique, sont en attente de reconnaissance » notamment à l’international (p. 451). Le chapitre 10 lui permet enfin de clarifier sa pensée autour de la proposition de l’expression communication-monde. Bertrand Cabedoche entend autoriser un regard-monde qui soit véritablement structurant (p. 461), notamment à partir de la prise en compte du temps long de l’économie-monde, comme le suggérait en son temps déjà Fernand Braudel. Enfin donc, l’auteur prend ensuite acte du glissement du système-monde d’Immanuel Wallerstein à la communication-monde, concept qu’il reprend d’Armand Mattelart. Ce glissement à la fois théorique, épistémologique et méthodologique suppose d’adopter finalement « une posture de décentrement », synonyme d’ « ouverture », voire de décloisonnement de la pensée et de sortir des nationalismes scientifiques. Cette production scientifique présente des points forts et quelques « angles morts » qui suscitent des interrogations.

72 – De la posture de décentrement de la réflexion au repérage de quelques objets et aspects méritant d’amples développements

8L’ouvrage de Bertrand Cabedoche est d’une richesse incommensurable tant sur le plan théorique qu’épistémologique. Il s’agit d’une référence majeure dans le champ des SIC, tant par les acquis épistémologiques qu’il recèle que par l’ouverture des frontières intellectuelles, culturelles, identitaires et politiques. C’est un véritable traité de communication-monde. Il s’agit d’une réflexion théorique et métadiscursive qui, abordant le flou sémantique propre au langage, s’intéresse aux effets de cette opacité sémantique sur la notion de communication et à ce que peut alors vouloir signifier ce terme, sans toutefois le circonscrire d’une façon qui empêche que la pensée se poursuive. Reconnaissant que l’expression « communication internationale est vide (ou trop pleine) de sens pour saisir les enjeux mondiaux » (p. 247), Bertrand Cabedoche invite plutôt à une posture de décentrement. Selon lui, cette dernière consacre, non pas un état, mais une anamnèse permanente entre le doute, moteur de la recherche et les certitudes provisoires, constitutives des répertoires disciplinaires marqués par l’érudition et l’évaluation rigoureuse. Le décentrement désigne une posture d’accompagnement, qui ne renie pas les contributions hors frontières et participe d’une remise en cause réciproque et permanente, en même temps qu’elle assume ses cheminements historiques propres (p. 514). La force l’ouvrage est donc d’engager un plaidoyer pour l’adoption de l’expression communication-monde au détriment de celle de communication internationale. La communication-monde invite à être sans cesse en alerte, c’est-à-dire à réactualiser les analyses en permanence, à la lumière des questions nouvelles nées parallèlement de la rencontre avec d’autres cultures, d’autres écoles de pensée, d’autres traditions épistémologiques, sans pour autant renier ses sources et sans rechercher d’impossibles synthèses.

9Malgré sa richesse et densité, la lecture de cet ouvrage a tout de même permis de repérer quelques objets et aspects qui auraient, de notre point de vue, mérité d’amples développements. C’est le cas de la définition par l’auteur de l’appellation communication-monde qui reste parfois imprécise. Ainsi, s’agit-il finalement d’une communication mondialisée ? Ou de l’internationalisation de la communication dans le monde ? Le livre n’apporte pas de véritables réponses à ce questionnement. Un autre point qui aurait mérité plus d’amples développements est relatif au manque d’inclusivité sous le prisme de l’approche culturelle. En effet, une critique pourrait porter sur le fait que la communication-monde au XXIe siècle ne prend pas en compte de manière adéquate la diversité culturelle du monde. Celle-ci se traduit notamment par des identités, des particularismes et singularités propres à chaque aire géographique, sociale, culturelle. L’idée de communication-monde peut laisser penser à une homogénéisation des cultures où les valeurs, les normes et les traditions locales s’effacent au profit d’une culture universelle et globale. Une telle perspective pourrait conduire à une perte de diversité culturelle et à la marginalisation des cultures minoritaires, pourtant si chères à des organismes tels que l’Unesco. Par ailleurs, l’idée de communication-monde laisse envisager une communauté de réception et interprétative identiques. Alors même que Ndiaga Loum (2021) fait remarquer qu’ « au terme de l’étude des particularismes culturels, on découvre que la réception d’un message n’est jamais la même, et son exploitation reste toujours marquée par le prisme culturel » (Loum, 2021, p. 55). Dans le même sens, des auteurs tels que Arjun Appadurai (2001) ont souligné l’importance de tenir compte des différences culturelles dans les analyses et compréhensions de la communication mondiale. Une autre piste d’approfondissement possible aurait été celle de la prédominance de la langue anglaise dans la communication-monde au détriment d’autres langues. Ce d’autant plus que l’anglais se positionne comme langue des échanges commerciaux et des organismes internationaux. Daya Kishan Thussu et Michaël Oustinoff (2013), pour ne citer que ceux-ci, ont discuté de l’impact de cette domination linguistique sur la diversité culturelle et la représentation équitable des différentes voix. Dans les années 70-80, le débat autour du Nouvel ordre mondial pour l’information et la communication (NOMIC) mettait déjà en évidence le déséquilibrage de la circulation des flux informationnels et culturels entre les pays du Nord et ceux du Sud.

10Enfin, le questionnement peut s’orienter au niveau de la réception vers les inégalités d’accès aux technologies de communication qui limitent la participation équitable à la communication-monde. D’ailleurs, l’approche stratégique développée par Ndiaga Loum (2021) met l’accent sur l’importance de la domination dans les rapports de pouvoir à l’échelle internationale » (Loum, 2021, p. 56). Partant des différentes formes de fractures (sociales, culturelles et numériques), Serge Théophile Balima (2004) s’interrogeait sur l’existence d’une ou des « société(s) de l’information », en référence aux disparités pouvant entraver la participation de certaines populations à la communication mondiale. La question des vecteurs de la communication-monde méritait également un développement plus appuyé. L’auteur ne met pas guère l’accent sur les médias transnationaux, prépondérants pendant la Guerre froide (1945-1990) et le rôle des communications numériques généralisées (depuis la décennie 2000). Les rappels auxquels procède l’auteur ont vocation à rafraîchir la mémoire afin de mettre en évidence les enjeux hors-frontières de la communication internationale. Pourtant, selon l’approche idéologique de la communication internationale défendue par Ndiaga Loum (2021), derrière les différentes formes de communication, se cachent des moyens de manipulation s’inscrivant dans des rapports de pouvoir à l’échelle internationale (Loum, 2021, p. 53).

11Les points d’approfondissement soulevés n’ont aucune incidence sur la qualité scientifique et les débats épistémologiques contenus dans cet ouvrage de Bertrand Cabedoche qui propose une déconstruction critique de l’appellation objectivante de communication internationale, au profit de cette de communication-monde. Il appelle à un changement de perspective au sein de l’espace-monde de la recherche, substituant à la dénomination faussement éclairante de « communication internationale » le concept hautement signifiant de communication-monde. Sur ce point, le positionnement de l’auteur est formel : « scientifiquement, l’expression communication n’existe ni en tant que concept, ni en tant que champ, catégorie, théorie, école, discipline ou filière. (…) Son domaine de circonscription reste flou et particulièrement élastique » (p. 70). Le chercheur grenoblois rejoint ici l’une des conclusions déjà évoquées par Ndiaga Loum (2017) selon laquelle « la pertinence de l’enseignement et de la recherche en communication internationale ne fait pas l’ombre d’un doute (et le) débat, s’il a existé un moment, n’est plus un centre d’intérêt réel » (Loum, 2017). Aussi, Bertrand Cabedoche critique-t-il la notion de centre-périphérie à laquelle est souvent assignée l’expression « communication internationale ». Il plaide, in fine, à l’appréhension de la « communication internationale » comme relevant d’un « système-monde » parmi d’autres. Ce livre très documenté et magistral sera sans doute apprécié des étudiants, doctorants, enseignants-chercheurs en SIC et acteurs des organismes supranationaux (à l’instar de l’ONU et l’UNESCO), car il propose une riche et pertinence réflexion sur des appellations « légitimantes » et relevant parfois de l’ordre du convenu. Le lecteur à la recherche des éléments de compréhension des enjeux théorétiques et épistémologiques de l’émergence de la communication internationale et de son basculement vers l’appellation communication-monde que propose l’auteur sera amplement édifié. Avec plus de 5 000 références des plus anciennes à celles actualisées en sciences humaines et sociales, l’ouvrage de Bertrand Cabedoche se présente comme un véritable « Traité de communication internationale » dans un contexte où les réseaux socionumériques et des hoax en folle circulation ont la particularité de transformer chaque individu en acteur du jeu qui se déroule sur la scène mondiale.

Pour citer ce document

Simon Ngono, «Bertrand Cabedoche (2023), Lire la communication-monde au XXIe siècle, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 620 p.», French Journal For Media Research [en ligne], Browse this journal/Dans cette revue, 18/2023 Varia - autres articles en cours de publication, Notes de lecture, mis à jour le : 08/02/2024, URL : https://frenchjournalformediaresearch.com:443/lodel-1.0/main/index.php?id=2270.

Quelques mots à propos de :  Simon Ngono

Simon Ngono

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication

Université française de La Réunion

Chercheur au Laboratoire de recherche sur les espaces créoles et francophones (LCF, EA 7390)

 ngonosimon@yahoo.fr

 

 

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