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Rapport (s) des jeunes à la culture à l’ère du numérique aux Suds. Interroger les expressions, les pratiques et les postures juvéniles. Introduction
Texte intégral
1Les dispositifs socio-techniques de l’information et de la communication, DISTICs, ont révolutionné la filière culturelle en matière de procédés de production, de circulation des produits et de surabondance de l’offre (Rieffel, 2014, 52). La généralisation accélérée de l’Internet a bouleversé au passage les pratiques médiatiques, configuré de nouvelles pratiques culturelles numériques et apporté son lot de jargon technique et médiatique (Blogs, Podcast, Tags, VOD, Remix, mashups, Vlogging, etc. Dans son développement sur les effets de ces transformations et ceux de l’appropriation active de la culture permises grâce aux technologies de l’information et de la communication, TICs, Dominique Desjeux précise que « tout au long de l’itinéraire de production, de diffusion et d’échanges culturels, le numérique est devenu un passage obligatoire » (2010, 5). Pour Olivier Donnat (2009, 9), l’essor du numérique a favorisé l’accès à l’information et aux contenus culturels. Dans ce sens, il considère que « Les conditions d’accès à l’art et à la culture ont profondément évolué sous les effets conjugués de la dématérialisation des contenus, de la généralisation de l’internet à haut débit et des progrès considérables de l’équipement des ménages en ordinateurs, consoles de jeux et téléphones multimédias ». (Donnat, 2009, 10)
2Dominique Pasquier et Josiane Jouët définissent ces nouvelles formes de consommation culturelle qu’elles désignent "Cuture de l’écran" comme « des pratiques de communication diversifiées qui empruntent la médiation d’écrans comme terminaux de visualisation» (1999, 29). Rémy Rieffel, qui mobilise cette notion, pense que l’atout de cette définition se situe dans sa vision globale de la culture qui ne se limite pas aux contenus « mais regroupe les références pratiques, cognitives et symboliques (apprentissages informels des codes de la technique avec des savoir-faire, des connaissances empiriques et des représentations mentales) » (Rieffel, 2015).
3La reconfiguration de la culture et son arrimage à l’ère des TICs n’ont pas seulement bouleversé « les agendas culturels individuels, mais modifient également plus profondément le rapport à l’ensemble de la sphère culturelle » (octobre, 2009, 5). Or, ces DISTICs ont modifié, voire révolutionné le rapport à la culture surtout chez les jeunes. L’observation de cette mutation devient une réalité vécue, surtout avec l’usage précoce de la technologie omniprésente et l’adoption des habitudes de la « culture de la chambre ». En effet, il est rare de nos jours d’imaginer une journée ordinaire d’un jeune sans ces outils connectés, nomades et sédentaires : Les jeunes sont toujours connectés à la maison, devant la télévision, à l’école, au travail, en sport et durant d’autres moments de loisirs. Cette reconfiguration est aussi vérifiée par la recherche scientifique, notamment via les enquêtes nationales cycliques sur les pratiques culturelles dans les pays développés.
4Les jeunes ou les digitales natives qui fournissent toute une génération dite de Y ou de Z ou de génération silencieuse sont les premiers à s’approprier les TICs et leurs usages qui sont basés sur des stratégies de complémentarités des médias. Leurs pratiques numériques « nomades, intenses et visuelles (Jehel, 2015) font d’eux les premiers présents dans le monde virtuel, notamment sur les réseaux sociaux numériques (RSN). Ces usagers « sont aujourd’hui très bien équipés et hyperconnectés, fervents utilisateurs des nouveaux médias (smartphones, consoles de jeux, Ipod, téléviseurs, ordinateurs, tablettes numériques et jonglent allègrement avec les différents supports à leur disposition ». (Blandin et Hache-Bissette, 2013, 8)
5Olivier Donnat qui a réalisé une enquête nationale en France intitulée « Pratiques culturelles, 1973-2008. Dynamiques générationnelles et pesanteurs sociales », a démontré le caractère générationnel des pratiques culturelles. À ce sujet, dans son avant-propos, du rapport d’Olivier Donnat et Florence Levy «Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Philippe Chantepie rappelle que « l’analyse rétrospective qui a été menée sur une dizaine de pratiques culturelles et médiatiques confirme la nature générationnelle de la plupart des évolutions constatées depuis le début des années 1970 (…) Tout laisse à penser par conséquent que les profondes mutations aujourd’hui à l’œuvre risquent de s’amplifier dans les quinze années à venir en liaison avec le renouvellement des générations. » (Chantepie, 2007, 1)
6Compte tenu des tendances accélérées dans l’individualisation, la désinstitutionalisation et le désencadrement des consommations numériques chez les jeunes, l’enjeu de la socialisation et de la prescription culturelle s’impose en interrogeant « les mécanismes traditionnels de transmission et les institutions qui en sont les instruments. » (Octobre, 2009, 7)
7Si Florian Dauphin (2012, 33) souligne dans son texte « Culture et pratiques numériques juvéniles : Quels usages pour quelles compétences ? », que les rapports des jeunes aux technologies appliquées à la culture numérique « sont essentiellement ludiques et communicatifs », d’autres auteurs pensent que lesdits rapports dépassent ces aspects de loisirs et d’expressions. Pour la sociologue des pratiques culturelles juvéniles, Sylvie Octobre, ces dispositifs multimédias connectés et interactifs « permettent et favorisent l’expressivité, un lieu d’expérimentation de l’autonomie qui contribue à la construction identitaire des individus. » C’est pourquoi elle estime que le rapport renouvelé et agissant à la culture chez les jeunes se légitime, autrement dit, « les liens entre culture, savoir et information méritent d’être relus à l’aune de cette mutation qui interroge les modalités de la transmission culturelle, souvent considérée comme en crise ». Elle considère aussi que « La révolution numérique provoque une évolution des pratiques et consommations, mais également des représentations et positions symboliques des objets culturels dans les jeunes générations » (2008, 1). Toujours selon cette même vision de mutation, les résultats de recherches sur le sujet renforcent les facteurs explicatifs du processus de fragilisation de la transmission culturelle traditionnelle des parents chez les jeunes, lesquels en ont développé d’autres en cohérence avec les TICs. (Merah, Gellereau, Bouchaala, 2017 ; Fourmentraux, 2016). Les dispositifs numériques, notamment avec les RSN, ont réduit les quatre éléments de socialisation traditionnels en accélérant les modifications sur « l’offre culturelle d’une génération à l’autre (effet de contexte), les effets de l’autonomie croissante de l’enfant en matière de choix de comportements culturels (effet d’âge), les effets de l’école (effet de socialisation scolaire) et les effets de l’insertion dans des réseaux de pairs (effet de socialisation juvénile) » (Octobre et Jauneau, 2008, p. 712; Lahaye et collab., 2007; Donnat et Lévy, 2007).
8La chaîne de prescription culturelle a été aussi bousculée par de nouveaux agencements techniques qui relèvent de l’économie de l’attention avec ses mécanismes de recommandation, son marché de visibilité et ses dispositifs de référencement et de classement (Rieffel, 2014, 61). Ces techniques fournissent de nouveaux prescripteurs culturels sur le Net qui rivalisent avec les traditionnels professionnels de l’expertise et de la critique journalistique. Les contenus culturels diffusés, partagés et commentés sur Internet sont désormais déterminés par la prééminence des technologies, autrement dit les logiques des industries culturelles et créatives et les habitudes de connexion des usagers réseautés. C’est pourquoi de nouvelles formes de médiation et de recommandation des publics s’installent et influencent les processus de choix, d’engagement en pratiques culturelles des consommateurs et en modes d’expression des amateurs-créateurs. Cette diversification en modalités et en acteurs de prescription devrait avoir aussi un rôle dans la configuration des rapports des jeunes à la culture.
9À ce propos, Sylvie Octobre souligne : « Les jeunes d’aujourd’hui, qui se caractérisent par une plus grande mobilité culturelle que leurs aînés, vieilliront-ils avec cette plasticité ? Voudront-ils durablement faire des objets culturels des espaces de performance et de réalisation de soi, y compris dans les formes de mobilités identitaires similaires à celles qu’ils auront expérimentées durant leur jeunesse ? » (Octobre, 2014, 238-239) Dans cette vision, plusieurs travaux de recherche sur le sujet démontrent que « les pratiques culturelles juvéniles tendent de plus en plus vers l’omnivorisme, désigné aussi par l’expression « éclectisme culturel ». (Ladjouzi, Merah, 2018)
10En effet, la revue de la littérature et des résultats accumulés sur le sujet permet de constater un déficit flagrant dans la rive Sud du monde en matière de recherche et de valorisation scientifiques. Nous entendons ici par le Sud ou au pluriel les Suds les pays de l'Amérique centrale/du sud, l'Afrique, l'Asie du sud, l'Océanie. Les quelques travaux recensés relèvent beaucoup du registre du discours moralisateur, des études psychologisantes et de la théorie du complot. Il est utile de rappeler ici qu’il y a aussi « un écart entre le discours scientifique qui tend à montrer le développement de capacités intellectuelles, artistiques et affectives en relation avec les nouveaux outils d’Internet et un discours médiatique qui tend à mettre en évidence des stratégies d’enfermement des industries culturelles de l’Internet qui dénaturent celui-ci. » (Bouette, 2013, 1) Dans ces aires géographiques des Suds, le secteur de la culture souffre en matière d’infrastructures, de fréquentation et même en politiques publiques, l’arrivée de l’Internet a réalisé une véritable ‘intrusion’ des contenus culturels et une installation manifeste de nouvelles pratiques culturelles.
11C’est pourquoi nous proposons ce numéro thématique pour répondre à ce besoin de découvrir la réalité du phénomène et de la discuter. Les questions principales que nous posons sont : comment les TICs reconfigurent-elles les rapports des jeunes à la culture dans les pays des Suds ? Comment les jeunes s’approprient-ils les TICs dans les pratiques culturelles numériques ? Les pratiques culturelles numériques des jeunes des Suds permettent-elles l’ouverture sur autrui et surtout l’altérité ? Quels types de socialisation induisent ces pratiques au sein des cultures et des sociétés des Suds ?
12Ce présent numéro ambitionne de répondre à plusieurs questions légitimes, et ce, compte tenu du rythme accéléré du processus d’appropriation du numérique appliqué à la culture dans ces aires géographiques dites zones périphériques. Ce développement spectaculaire peut être expliqué par les efforts fournis dans le cadre des politiques publiques des TICs ayant réduit la fracture numérique, l’acquisition de la culture informationnelle chez les jeunes, mais aussi par la tolérance du piratage.
13Nous considérons que traiter la thématique de la culture combinée aux TICs dans ces aires géographiques avec toute leur complexité ne peut être envisagé sans interroger les aspects liés à la diversité et aux spécificités linguistiques, ethniques, civilisationnelles, etc. C’est pourquoi les pistes de recherche sur l’apport des TICs à l’ouverture culturelle, à l’omnivorisme culturel et le tandem du global et du glocal culturels sont également les bienvenues.
14Les articles composant ce numéro thématique interrogent la notion de culture à l’ère du numérique dans ses diverses acceptions, déclinaisons et visions portant sur les enjeux traditionnels et nouveaux du couple conceptuel culture et Société. Nous attendons des textes situés qui prennent en charge les éléments contextuels et spatiotemporels permettant de rendre intelligibles ces problématiques. Sylvie Octobre précise à ce propos que « le niveau d’investissement dans les pratiques « traditionnelles » croît parallèlement l’investissement dans les pratiques numérique » (Donnat, 2009).
15Le premier article de Marcel Bagare traite de la problématique de l’articulation d’un élément de visibilité social ; à savoir le pagne avec la question de l’identité. Il s’agit de la compréhension du rôle des réseaux sociaux numériques RSN dans la construction de l’identité culturelle à travers la vulgarisation du pagne traditionnel Faso-Danfani. L’auteur revient sur ce à quoi renvoi l’identité culturelle, en l’approchant à partir d’une définition constructiviste, tout en soulignant l’importance des TICs dans cette quête. Pour l’auteur, les RSN participent au renouvellement de l’identité en la soumettant à la discussion, créant ainsi l’illusion d’une participation citoyenne. Mais comme toute technique, Internet représente à la fois le remède et le mal. Car, si les gens ont cette opportunité de tout débattre via ce mode de communication, il reste à définir les modalités de mise en visibilité adoptées par les acteurs pour saisir la portée de leurs actions. Surtout que derrière cette exposition identitaire, se profilent des stratégies commerciales dont l’intérêt économique, recherché par les acteurs (stylistes/modélistes, vendeurs, producteurs…..etc.), est certain. L’auteur en adoptant une analyse structurale des réseaux entend expliciter la structuration des relations et la maximisation des échanges, assurée par les fonctionnalités de Facebook et Whatsup (partage de vidéos, photos, contenus…Etc). Or, l’analyse de contenu des entretiens vient consolider la visée rationnelle des acteurs de la promotion du pagne dont l’articulation avec la question identitaire a été salutaire pour leur projet. Il relève par ailleurs une des caractéristiques des RSN, qui est celle de favoriser le mimétisme, constaté à travers ses observations. L’auteur conclut sur l’existence d’influence relative entre les activités des acteurs et la construction d’une identité culturelle.
16Quant au deuxième article de Brahim Abaragh, il interroge la place de la trace numérique dans l’utilisation d’un dispositif de communication médiatisé, en l’occurrence le dispositif d’enseignement du (Français sur Objectif Spécifique En Ligne) FOSEL, mis en place par Faculté des Lettres et des Sciences Humaines d'Agadir. En sens où, les usagers des fonctionnalités du numérique transforment les interactions en traces d’activité, à travers les connaissances partagées et les connaissances générées lors de ce processus communicationnel. A partir de données tirées d’une observation participante, l’auteur revient sur les conditions de formation à distance dans le contexte marocain, terrain de son étude. Il donne par ailleurs les caractéristiques de l’apprentissage collaboratif (mutualisation des connaissances par les étudiants via forums et wiki collaboratif) signalant au passage le changement de paradigme autant sur la question de l’apprentissage que sur les traces produites lors de cet acte. D’ailleurs, il introduit au concept d’apprenance qui recouvre, selon l’auteur, à la fois la posture mentale, la capacité et le désir de tirer de ses environnements les ressources nécessaires au développement de connaissances, habiletés, comportements nouveaux ou à la modification des anciens.
17Dans le troisième texte, Mustapah Guenaou aborde la problématique de la culture à l’ère du numérique et pratiques juvéniles : IVA entre expressions et Big Data enrichi. En partant d’une approche socio-anthropologique, il questionne l’usage des TICs, notamment le téléphone portable, par les jeunes des grandes villes de l’ouest algérien. L’enquête conduite par l’auteur auprès d’une population hétérogène révèle les nouvelles pratiques culturelles associées à Internet (visites virtuels de lieux culturels, écoute de la musique, jeux ludiques, …..etc.). L’IVA, qui désigne à la fois l’innovation, la volonté et l’action, renvoient aux « rites de passage », lesquels représentent désormais une dimension importante dans l’usage des TICs. Il s’est agi de comprendre comment l’usage de la 3G par ces jeunes tend à valoriser leur pratiques culturelles, et ceci en analysant le rôle des médias numériques dans la mise en visibilité de contenus culturels. Or, l’usage par les jeunes des fonctionnalités de smartphone, nonobstant la variation des niveaux intellectuels, révèle une forte socialisation avec ces technologies. Pour l’auteur, ces pratiques sont à même de pouvoir enrichir le big Data dès lors que l’accès, le traitement, l’archivage des données sont à la portée de ces jeunes de moins de 30, donc appartenant à la génération des natifs d’Internet.
18Dans le dernier article, Evariste Dakouré traite des usages de la téléphonie mobile connectée des jeunes burkinabé et leurs auto-représentations. Loin de s’inscrire dans une vision critique des pratiques jugées éloignées des valeurs et de l’identité culturelles du pays, l’auteur insiste sur la fonction symbolique en interrogeant les facteurs des usages mais aussi des équipements numériques. Sa question principale vise à comprendre le processus de contournement des normes sociales déterminées par les éléments identitaires et culturels des communautés d’appartenance chez des jeunes désormais hyper-connectés à travers leurs pratiques sur les réseaux socionumériques. Le texte rapporte une enquête qualitative réalisée sur le terrain chez de jeunes collégiens et lycéens. Elle consiste à analyser les verbatim des répondants obtenus à l’aide d’entretien semi directif. Le chercheur a axé ses questions sur les représentations sociales, comme « des univers d’opinions propres à une culture, une classe sociale ou un groupe et relatif à des objets de l’environnement social», portant sur le rapport des jeunes au numérique en tant que dispositif, usages et signification. Dans cette vision de l’ancrage culturel des jeunes dans leur société, l’auteur met en relief les aspects contextuels et socioculturels définissant ce rapport aux Tic, ici à la téléphonie mobile.
19Le texte examine plusieurs thématiques liées au trinôme socialement investi et construit: jeunesse, culture et numérique. En effet, l’auteur questionne les nouvelles pratiques numériques dites ATAWAD(anytime, anywhere, any device), les usages hédonistes en revenant sur les pratiques «expressivistes» et «exhibitionnistes» juvéniles, le numérique comme dispositif d’exposition de soi et pratique de perversion, et les repères identitaires des usagers.
20Pour mieux contextualiser ces rapports à la culture à l’ère des TICs dans les suds chez les jeunes, nous avons sollicité un spécialiste du sujet et de la grande région: Le professeur Alain Kiyindou. Par ses travaux de recherche menés notamment dans la Chaire Unesco Pratiques émergentes en technologies et communication pour le développement, le laboratoire Médiations, informations, communication et arts, Université Bordeaux-Montaigne qu’il dirige, il nous fournit une analyse pertinente de ses rapports et apports au développement des jeunes à travers l’émergence d’une « nouvelle forme culturelle adolescente liée au numérique » et à travers de « nouvelles sociabilités ».
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