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Analyse de représentations et pratiques de réalisation de soi de jeunes Burkinabè par le biais de téléphones mobiles connectés
Résumé
Le téléphone mobile est l’un des dispositifs des technologies d’information et de communication (TIC) qui s’est le plus développé au Burkina Faso. Cela favorise des pratiques de présentation, d’affirmation de soi d’adolescents qui se construisent des identités sociales via leurs pratiques des TIC. Certaines de ces pratiques sont accusées d’éloigner ces jeunes de repères culturels Burkinabè.
Abstract
The mobile phone is one of the information and communication technologies (ICT) devices that has developed the most in Burkina Faso. This favors the presentation and affirmation practices of teenagers who build social identities through their ICT practices. Some of these practices are accused of keeping these young people away from Burkinabe cultural references.
Table of content
Full text
Introduction
1Le téléphone mobile est l’un des dispositifs des TIC qui a connu un «boom» en Afrique. (Do-Nascimento, 2005, p. 177), le nombre d’abonnés à la téléphonie mobile en Afrique a augmenté de plus de 1000% entre 1998 et 2003. « Avec 620 millions de connexions par téléphone mobile en septembre 2011, l’Afrique a dépassé l’Amérique latine et est devenue le plus important marché pour le mobile dans le monde après l’Asie. » (Chéneau-Loquay, 2012, p. 82). Ce succès s’explique entre autres, par la facilité d’utilisation, le faible coût pour certains appareils destinés à des utilisateurs à faibles revenus, la disponibilité sur les marchés africains d’appareils à double ou triple puces permettant aux consommateurs d’utiliser la puce du même opérateur que celui du correspondant qu’ils veulent appeler. Cela afin de réduire les coûts d’appels et d’utiliser parfois les bonus d’appels que les opérateurs offrent pour encourager l’utilisation de leur réseau. Parmi d’autres facteurs du succès du téléphone mobile en Afrique, on peut aussi citer l’utilité de ce dispositif et sa représentation symbolique qui est parfois valorisante pour la personne qui possède l’appareil. Le téléphone mobile est un dispositif de médiation sociotechnique. Les usages constatés au Burkina Faso ne sont pas plus motivés par un de ces trois déterminants: sociaux, techniques ou symboliques. L’ensemble de ces aspects coexistent et donc tous sont à prendre en compte conjointement. Parfois les pratiques que les jeunes Burkinabè ont de ces dispositifs sont critiquées car considérées comme déviantes (en exemple, on a les pratiques sexuelles qui sont mises sur internet). Et dans d’autres situations les pratiques de ces jeunes sont considérées comme des facteurs d’éloignement de ces derniers par rapport à des repères culturels burkinabè. En questionnant le symbolique, nous voulons savoir dans quelle mesure certains usages du téléphone mobile peuvent être considérés comme une démarche de réalisation de soi ou une pratique hédoniste pour certains jeunes au Burkina Faso. Nous interrogeons aussi la manière dont, à travers leurs pratiques sur les réseaux socionumériques (RSN) via leurs téléphones portables connectés à internet, ces jeunes arrivent à contourner les normes de contrôle social. À travers l’analyse de certaines pratiques de réalisation de soi, l’article a pour objectif de montrer que le symbolique joue un rôle non négligeable dans ces usages.
2Dans ce travail, nous nous intéressons à la réalisation de soi dans le cadre de processus sociaux. Ce positionnement se justifie par le fait que la société burkinabè est aujourd’hui marquée par une forte présence des communautés d’appartenance des individus et de fortes identités sociales qui imposent leurs normes, même si les mutations en cours laissent apparaitre une montée progressive de l’individualisme.
3Cet article s’articule autour des points suivants: tout d’abord nous évoquons l’approche méthodologique utilisée dans cette recherche, puis nous posons une base théorique qui sert de cadre de lecture, de compréhension des pratiques de réalisation de soi via des dispositifs numériques. Ensuite nous examinons des usages que de jeunes Burkinabè font du téléphone mobile pour se réaliser. Nous analysons aussi le fait que certaines pratiques «expressivistes» et «exhibitionnistes» des jeunes, combinant des usages du téléphone mobile et d’internet sont fortement critiquées, et créent parfois des scandales. Ce travail traite également de représentations que des jeunes ont d’eux-mêmes du fait qu’ils ne possèdent pas de téléphone portable.
Précision d’ordre méthodologique
4Une partie des données utilisées dans ce travail (les verbatim) sont issues d’une enquête de terrain menée en 2008 au Burkina Faso. Il s’agit de 57 entretiens dont 17 auprès d’élèves (collège et lycée), 13 avec des individus de catégories socioprofessionnelles différentes et 27 avec des acteurs institutionnels de la promotion des TIC au Burkina Faso. Il convient de préciser que l’ensemble des 57 entretiens semi-directifs n’ont pas été exploités dans le présent article qui ne s’inscrit pas dans une démarche quantitative, mais plutôt qualitative avec une exploitation de verbatim en appui à l’argumentaire fait. Ainsi, les verbatim exploités proviennent d’entretiens avec deux catégories d’enquêtés : tous les 17 élèves et 5 acteurs institutionnels de la promotion des TIC. Le choix de ces acteurs institutionnels se justifie par le fait qu’il s’agit de membres d’associations, d’ONG, ou de structures étatiques qui font la promotion de l’utilisation de ces TIC. Ainsi, ces acteurs contribuent aussi à l’éducation aux médias qui est faite pour sensibiliser les jeunes par rapports à certaines dérives de leurs pratiques des TIC. Des propos d’élèves ont été choisis pour une mise en relief, parce qu’ils font partie de la catégorie des jeunes concernés par le présent article. Concernant les jeunes collégiens et lycéens interrogés, ils ont un âge qui varie entre 11ans et 22 ans.
5Les entretiens semi-directifs exploités ont été menés dans les villes de Ouagadougou et de Fada N’Gourma au Burkina Faso. Ce sont des entretiens de 30 à 45 minutes pour ce qui concerne les élèves et de 1h à 1h30 pour ce qui concerne les acteurs institutionnels de la promotion des TIC. Il est question d’extraits de propos de personnes interrogées qui viennent appuyer nos analyses dans le présent travail.
6Les propos des enquêtés sont parfois mis en tension avec des points de vue d’auteurs ayant produit des travaux sur des thématiques similaires à notre présente étude.
7Les verbatim des entretiens utilisés portent sur des représentations sociales concernant les pratiques TIC de jeunes Burkinabè. Les représentations sociales sont « des univers d’opinions propres à une culture, une classe sociale ou un groupe et relatif à des objets de l’environnement social […] Il semble important de noter qu’en matière de représentations sociales les distinctions entre les notions d’opinion, d’information et de croyance sont inutiles ». (Moliner, Rateau et Cohen-Scali, 2002, p. 12) Il est vrai que les opinions sont du domaine de la prise de position, les informations relèvent du domaine des connaissances et les croyances de celui de la conviction. Mais en général, comme l’indiquent ces auteurs, pour les personnes interrogées, il y a des confusions régulières entre ces trois aspects surtout quand ils concernent un objet « socialement investi ».
8Les représentations sociales certes changent avec le temps, mais cela s’inscrit dans le temps long et dépend aussi de l’évolution des objets sur lesquels ces représentations portent. Pour ce qui est de cette étude, les aspects sur lesquels portent les verbatim datant de 2008 renvoient à des pratiques TIC qui sont toujours en cours. Il s’agit d’opinions d’enquêtés s’exprimant sur des usages portant atteinte à la vie privée et à l’image de jeunes. C’est parce que ces verbatim sont toujours d’actualité que nous les avons utilisés dans le présent article. De plus, les représentations concernant certaines pratiques critiquées sont toujours à l’œuvre. En outre, des pratiques évoquées dans les entretiens en 2008 existent de nos jours comme dit supra, et parfois elles ont investi de nouvelles plateformes de communication comme WhatsApp qui n’était pas utilisé en 2008, mais qui est associé de nos jours à ces pratiques. C’est dans l’optique de prendre en compte cet élargissement du champ de dispositifs investis par les pratiques critiquées que nous avons opté de collecter un corpus de textes de journaux en ligne pour actualiser certaines pratiques qui collent davantage avec les réalités actuelles.
9Cette recherche documentaire porte notamment sur des articles de presse traitant de campagnes d’éducations aux médias numériques menées par la Commission de l’informatique et des libertés (CIL), pour amener les jeunes à avoir un recul critique par rapport aux médias et aux RSN en particulier. Le corpus d’articles de presse choisi est issu des trois principaux journaux burkinabè (Sidwaya, L’Observateur Paalga et Lepays) et du principal journal en ligne du Burkina Faso: lefaso.net.
10Cette étude a aussi exploité des articles de presse qui traitent des pratiques que les jeunes Burkinabè ont des TIC, dont les résultats d’une enquête publiée le 27 décembre 2018 par l’Observateur Paalga sur son site internet, pour ne citer que cet exemple.
Contexte socioculturel et repères identitaires de réalisation de soi à travers les TIC
11Les recherches sur les usages sociaux des TIC doivent s’inscrire dans une perspective large qui ne se limite pas uniquement à l’analyse des rapports que l’individu entretient avec l’objet technique sans tenir compte du contexte. A ce sujet, selon Granjon et Denouël : «une analyse réaliste des usages sociaux des TNIC (technologies numériques d’information et de communication) doit pourtant ne jamais perdre de vue la dialectique entre conduites microsociales et orientations macrosociales, les expériences personnelles et les structures collectives. » (Granjon et Denouël, 2011, p. 13) À ce point de vue, on peut ajouter celui d’Olivier Voirol pour qui la conception d’un sujet contemporain «multiple» qui se construit en partie dans ses usages des dispositifs techniques cause parfois problème. Elle ignore quelquefois les considérations sociales et structurelles, de même que les normes culturelles ayant participé à l’apparition d’un sujet «expressif». «En séparant la technique du social, elle fait des seules mutations technologiques la cause de transformations qui ont pourtant à voir, tout autant, avec les transformations socio-structurelles de la société contemporaine.» (Voirol 2011, p. 128) Dans la présente étude, nous ne pouvons pas analyser les pratiques des jeunes sans tenir compte de l’environnement socioculturel dans lequel ces pratiques sont à l’œuvre. Les critiques faites à certains usages des jeunes Burkinabè le sont par rapport à un référentiel culturel qui n’est pas le même partout ailleurs et qui doit être pris en compte.
12S’il est question de prendre aussi en compte l’environnement technique dans lequel s’inscrivent les pratiques des TIC analysées ici, il n’est pas question de percevoir ces pratiques comme étant nécessairement conformes à des usages prescrits. Les usagers ont des buts recherchés dans leurs usages des dispositifs techniques. Sur ce point, Josiane Jouët indique que l’appropriation d’un objet de communication est un process qui permet à l’usager de se réaliser. En refusant tout paradigme techniciste, les études sur les usages rompent avec le modèle de consommation considérant que l’usager consomme passivement les produits et services proposés. Avec la nouvelle approche, l’usager, tout en restant agent économique face aux offres commerciales, devient un acteur. Ainsi, selon Jouët (2000, p. 502), l’usage des moyens de communication renvoie à une forme d’appropriation, où l’usager construit ses usages selon ses centres d’intérêts. Toutefois, il faut ajouter que la polyvalence des TIC conduit aussi à des applications multiformes (ludiques, professionnelles, fonctionnelles). Ainsi, l’appropriation dans le cadre de la construction des usages prend aussi en compte l’identité1 personnelle et l’identité sociale de l’individu. L’appropriation des objets techniques renvoie à une double affirmation : celle de la singularité de l’individu et celle de son appartenance à un groupe social. Dans cette configuration, le cadre privé serait propice à des pratiques individuelles où l’individu s’approprie les dispositifs de communication à des fins d’épanouissement personnel. Cette expression de soi à travers les pratiques de communication peut être source de divergence générationnelle. En outre, « l’identité de la personne se compose aussi dans l’altérité, dans l’affirmation de l’appartenance et par là aussi de la différence, affirmation qui se repère dans les usages. Aussi l’appropriation des objets de communication est-elle source de marquage social. Des pratiques spécifiques se repèrent au sein des groupes sociaux. » (Jouët, 2000, p. 504).
13Selon Claire Blandin et Françoise Hache-Bisette (2013), les jeunes entre 15 et 24 ans sont les premiers à suivre de nouvelles pratiques dites ATAWAD (anytime, anywhere, any device). Ainsi, c’est eux qui regardent la télévision en différé, sur d’autres écrans, et chez leurs amis. « Ces jeunes sont aujourd’hui très bien équipés et hyperconnectés, fervents utilisateurs des nouveaux médias (smartphones, consoles de jeux, iPod, téléviseurs, ordinateurs, tablettes numériques…) et jonglent allègrement avec les différents supports à leur disposition. » (Blandin et Hache-Bisette, 2013, p. 8). Comme évoqué supra, dans le présent article, les jeunes Burkinabè que nous considérons ont un âge qui varie entre 11 et 22 ans, correspondant à des collégiens et lycéens. Ces jeunes sont aussi concernés par les pratiques qu’évoquent ici Claire Blandin et Françoise Hache-Bisette.
14Nous convoquons la notion d’identité dans cette étude pour analyser les facteurs autours desquels les jeunes étudiés construisent leurs pratiques. En se référant à Ehrenberg, Peeters et Charlier (1999, p. 20) on peut affirmer que «l’identité individuelle se construit désormais autour d’un principe d’individualisation, de conquête de l’autonomie et d’exigence de réalisation de soi.» Cet aspect se présente de nos jours avec acuité dans la mesure où chacun doit dorénavant se créer une identité «authentique et originale».
15Certaines réalisations de soi via des TIC (le téléphone portable entre autres) de jeunes Burkinabè sont fortement critiquées dans ce pays et cette situation peut en partie être analysée dans le cadre d’un conflit générationnel par rapport à l’appropriation de ces dispositifs. En effet, ces dispositifs se développent dans un contexte où les individus dans les sociétés modernes ne se réfèrent plus à une seule norme sociale mais à des repères normatifs multiples, cela concerne aussi des Burkinabè. Pour Peeters et Charlier, ce changement fait que d’une part, il ne faut plus attendre un comportement homogène des individus et d’autre part, ces individus ont du mal à se repérer dans cet environnement changeant des normes à adopter. Les pratiques des jeunes Burkinabè faisant l’objet de critiques sont accompagnées de changements socioculturels en cours. Dans ce sens, les TIC en tant que dispositifs peuvent être appréhendées comme des outils de communication permettant à ces jeunes de se construire des repères identitaires, culturels.
16Les aspects symboliques sont importants dans les rapports à des objets techniques comme le téléphone mobile, parce que les utilisateurs accordent toujours du sens à leurs pratiques et même au fait de posséder tel ou tel téléphone selon qu’il soit «intelligent» (smartphone) ou non. La compréhension de ces faits renvoie dans une certaine mesure à la médiation culturelle puisque les pratiques liées aux TIC sont des pratiques culturelles. Nous convenons avec Bernard Lamizet (1999) pour affirmer que les faits culturels ont lieu dans la mise en œuvre de pratiques sociales où les individus assistant à cette mise en œuvre, attribuent des significations et des formes d’une part esthétiques, et, d’autre part symboliques de représentation. Pendant ces moments de sociabilité, le plus important est moins lié à l’appartenance ou la relation aux autres qu’à la signification même que peut revêtir pour chacun son appartenance à une communauté donnée. C’est à ce niveau que se trouve l’intérêt de considérer les faits culturels comme une logique sémiotique de l’interprétation.
Jeunes scolaires Burkinabè et réalisation de soi par le biais du téléphone mobile
17Au-delà du fait que le téléphone mobile permet d’entretenir des relations avec des parents, amis, camarades de classe etc., il donne aussi aux élèves interrogés, la possibilité de tisser de nouvelles relations. En effet, en échangeant leur numéro de téléphone mobile avec d’autres élèves de leur établissement par exemple, ils accroissent leur réseau d’amis. Il est intéressant d’évoquer cela parce que comme l’indique Metton (2010), à l’adolescence, le fait de s’affilier à un groupe de pairs rassure car, ce groupe protège et établit une enveloppe assez consensuelle et favorable à l’expression de soi. « Mais le groupe impose également ses règles, et en premier lieu celle de la fidélité, marque de déférence essentielle, contraignant le jeune à choisir ses copains et à traîner avec eux. Les possibilités d’interactions avec les membres des autres groupes sont donc limitées. » (Metton, 2010, p. 104) Ainsi le téléphone mobile s’avère important pour ces jeunes dans la mesure où il permet d’entretenir d’autres relations amicales tout en restant «attaché» à un groupe de référence. En convoquant Metton, on peut dire que le téléphone portable autorise les adolescents à nouer des liens indépendamment du groupe et, de ce fait, à se produire comme des individus autonomes et singuliers.
18En outre, le téléphone mobile étant en principe un objet à usage privé, l’utilisateur peut dans ce sens être joint directement sans que l’on passe par un intermédiaire comme cela peut arriver quand on appelle sur un téléphone fixe. Cette possibilité de pouvoir joindre son interlocuteur directement est un élément important pour les jeunes, surtout les adolescents qui ont parfois besoin d’intimité. Avec le téléphone mobile leurs marges d’autonomie sont plus importantes. Les adolescents par exemple, ne veulent pas que leurs parents soient toujours intermédiaires dans leurs activités.
19Vu sous cet angle, le téléphone mobile apparaît comme un symbole de liberté supplémentaire pour les adolescents. Pour certains d’entre eux, l’acquisition du téléphone mobile est considérée comme un passage à l’âge adulte, comme le fait d’entrer dans la cour des grands. Des élèves interrogés affirment que leurs camarades ont parfois changé d’attitude quand ils ont acquis leur premier portable. « Le cellulaire peut aussi changer le caractère des gens, quand certains jeunes ont un cellulaire, ils se disent qu’ils ne sont plus petits, eux aussi ils sont devenus des grands.» (Selon un des élèves rencontrés)
20On peut dire qu’en plus du sentiment de distinction sociale que peut encore procurer l’acquisition d’un téléphone mobile dans des zones pauvres de pays comme le Burkina Faso, il y a aussi ce fait que des collégiens ont tendance à croire que la possession d’un téléphone mobile est un signe de maturité.
21Cette identification de ces adolescents au monde des adultes est en partie facilitée par la confiance que les parents leur ont accordée, en acceptant de leur offrir cet objet de communication. Ce besoin de s’affirmer qui s’exprime par cette identité subjective2 conférée par le téléphone portable n’est bien sûr pas une spécificité rencontrée uniquement chez les jeunes Burkinabè, il se constate ailleurs et des auteurs comme Metton (2010) en font cas aussi.
22Certes on rencontre au Burkina Faso des enfants d’une dizaine d’années à peine, qui possèdent des téléphones portables, mais ce sentiment d’avoir franchi un «palier» se manifeste surtout chez les adolescents.
23Par ailleurs, le téléphone portable est aussi un canal de rencontres amoureuses, pas seulement pour les adolescents mais aussi pour les adultes. Par le biais de ce qui peut être qualifié de prothèse, les adolescents font leur «entrée en amour». Dans certains établissements d’enseignement secondaire au Burkina, une pratique de création ou de consolidation de liens sociaux et affectifs entre élèves préexistait au développement du téléphone mobile et s’est approprié ce dispositif comme canal d’expression. En effet, dans ces établissements, des délégués élus par les élèves organisaient des «jeux d’invisibilité». On attribuait à chaque élève qui s’inscrivait un ou une correspondante. Pendant une période donnée, ces deux personnes communiquaient sans se connaître physiquement. A la fin de la période qui leur était accordée pour faire connaissance à travers leurs échanges épistolaires, une soirée, généralement dansante, était organisée pour que les élèves se rencontrent physiquement, le but étant qu’ils continuent de se fréquenter après cette soirée.
24Avant l’arrivée du téléphone mobile, les correspondances dans ce type de jeux se faisaient donc à travers l’envoi de lettres comme évoqué supra. Actuellement, le téléphone mobile est utilisé dans le cadre de ces jeux, amenant ainsi les correspondants à échanger des messages écrits : des SMS. Il arrive par ailleurs qu’un opérateur de téléphonie accepte de parrainer le jeu, à condition que les échanges de SMS se fassent uniquement entre des clients de son réseau. Des amitiés intéressantes se noueraient par le biais de ces «jeux d’invisibilités» via le téléphone mobile: «Grâce au cellulaire il y a parfois des gens qui te contactent, comme dans le cas de jeux d’invisibilité et ça peut aboutir à quelque chose de sérieux.» (Selon une élève enquêtée). Le téléphone mobile change les modalités de l’échange entre correspondants en donnant notamment la possibilité de se joindre plus rapidement et avec éventuellement plus d’intimité. Ce qui n’est pas à négliger puisque ces échanges permettent parfois à ces jeunes en construction de tisser des relations amoureuses entre élèves. En plus de ces pratiques conduisant à des rencontres amoureuses, les jeunes Burkinabè ont aussi des usages hédonistes du téléphone portable.
Le téléphone mobile : un objet d’hédonisme
25Les usages hédonistes que les jeunes Burkinabè ont du mobile ne sont pas très différents des usages qu’en ont les autres jeunes du monde. Cet appareil ne leur sert pas seulement à établir la communication avec d’autres personnes. Il s’agit aussi d’un objet pour se faire plaisir parfois en usage individuel (ou collectif) de distraction. Les usages suivants sont faits du téléphone portable : jeux, musique, visionnage de vidéos, navigation sur des RSN (type Facebook, WhatsApp …), entre autres. Il ressort de nos entretiens que le téléphone mobile est quelquefois utilisé pour passer le temps quand l’ennui s’installe. Pendant ces moments de solitude, les utilisations ci-dessus citées tiennent compagnie aux possesseurs de téléphone portable. Une des personnes qui utilise parfois le téléphone mobile comme passe-temps, nous a affirmé ceci : « le téléphone mobile me permet d’être joint et je peux jouer avec mon cellulaire, donc ça me permet de passer le temps pour ne pas m’ennuyer.» Mais les élèves n’utilisent pas les téléphones mobiles seulement quand ils n’ont rien à faire. Parfois en classe, pendant le cours, des élèves, voire des étudiants s’occupent à visionner des images ou écrire sur les RSN au lieu de suivre les enseignements, créant des situations conflictuelles. En tant qu’enseignant-chercheur, nous avons nous-même pu observer cela à de multiples reprises. Ainsi, dans certains établissements scolaires on interdit aux élèves d’avoir accès au téléphone portable dans l’enceinte de l’établissement.
26Les jeunes ont également d’autres usages du téléphone portable qui sont potentiellement conflictuels. Il leur arrive de converser avec leurs amis tout en écoutant de la musique ou en jouant avec leur portable. Étant de même génération, cela ne cause pas souvent de problème de relation. En revanche, ce type de comportement des jeunes est mal apprécié quand il est tenu devant leurs parents ou des adultes qui trouvent cette attitude irrespectueuse. Les jeunes concernés, en revanche, vivent cette attitude comme une capacité à faire plusieurs choses en même temps : jouer par exemple en entretenant une conversation. Il s’agit d’un comportement de plus en plus constaté avec le développement des dispositifs numériques de communication.
27Les jeunes Burkinabè ont aussi des pratiques communautaires d’écoute et de partage de contenus artistiques. Ils téléchargent des musiques ou des vidéos sur internet et ils se regroupent par affinités dans les cours d’écoles ou ailleurs pour partager via le téléphone mobile leurs goûts avec des amis. Ce sont des moments où ils rivalisent parfois pour montrer à leurs copains qu’ils ont de meilleurs sons (musiques), bien souvent occidentaux. Le but étant de montrer qu’ils sont plus « branchés » en étant au courant de nouveautés musicales par exemple. Le téléphone mobile donne ainsi la possibilité de se distinguer « positivement » à l’intérieur de son groupe de référence, et c’est une fierté alors que de disposer dans son appareil de nouveautés musicales encore inconnues des amis de son groupe.
28Une pratique qui tend aussi à se développer est le fait d’avoir une « belle musique » à la mode ou caractéristique d’une catégorie de mélomanes comme sonnerie de téléphone portable. Ainsi quand le téléphone sonne, on se voit valorisé et parfois c’est une affirmation identitaire qui renvoie à une communauté de mélomanes. Pour cette raison, il arrive que des utilisateurs laissent leur téléphone portable sonner longuement pour se faire « positivement » remarquer. À noter aussi que les jeunes se partagent par Bluetooth les musiques qu’ils téléchargent. Les opérateurs de téléphonie mobile ont lancé des offres spéciales depuis ces trois dernières années pour permettre aux jeunes de télécharger des contenus sur internet ou de naviguer sur les RSN. Ce sont des offres à bas coûts de Méga (débits de connexion internet), couvrant souvent la période d’une journée.
29Le téléphone mobile est aussi un dispositif d’exposition de soi : ceux qui ont des téléphones qui le permettent, font des photos ou des films qu’ils montrent à leurs amis. Avec le développement des RSN, ces photos sont de plus en plus exposées sur Facebook ou d’autres réseaux sociaux, pour les montrer au maximum de personnes. Et parfois, les jeunes mettent des photos plus ou moins compromettantes d’eux sur ces RSN. Cela amène la Commission de l’informatique et des libertés (CIL) à faire régulièrement des interventions dans des établissements scolaires pour sensibiliser les jeunes par rapport à certaines pratiques qui ternissent leur image. Cette campagne de sensibilisation des élèves a commencé en janvier 2014 et « l’objectif de cette campagne est de sensibiliser les élèves à la protection des données à caractère personnel. Aussi, de développer leur sens critique par rapport aux outils numériques utilisés3 » La CIL continue ses tournées de sensibilisation. Ainsi, elle a organisé une rencontre d’échange le 14 mars 2019. Il s’agit d’une campagne d’éducation numérique au profit des élèves du collège des jeunes filles de la commune rurale de Loumbila. Cette campagne a eu pour thème : « les élèves, Internet, les réseaux sociaux et les téléphones portables : avantages et inconvénients, conseils pratiques pour une utilisation saine et responsable des TIC4 ».
30Parfois l’exposition de soi se caractérise par l’affichage sur son écran de téléphone mobile de photos de soi ou de proches chers au propriétaire du téléphone. C’est une manière d’exposer sa vie privée quand on a par exemple une photo de son amoureuse ou amoureux sur son écran.
31En résumé, le téléphone mobile pour certains scolaires ne représente pas uniquement un objet de communication permettant de téléphoner. C’est un outil qui est utilisé pour passer le temps, se distraire ou faire du snobisme, se mettre en scène devant ses camarades, en un mot pour se réaliser. Cette envie de s’affirmer, de s’exposer cause parfois des problèmes.
Téléphone mobile: dispositif d’exposition de soi et pratique de perversion
32Cette question concerne notamment des élèves dont les usages d’exposition de soi à travers des images pornographiques qui circulent entre téléphones mobiles sont critiqués autant par des jeunes que par d’autres catégories de la population. Des faits divers en 2008, 2009 et 2018, ont particulièrement retenu l’attention des Burkinabè sur cette pratique des jeunes.
33L’année 2008 a connu plusieurs cas de scandales et les années suivantes, quelques rares cas ont parfois été évoqués. Pour ce qui est des cas les plus emblématiques en 2008, le scandale qu’a provoqué la diffusion d’images pornographiques est parti de révélations du journal Sidwaya. Cette affaire a été relayée pendant plusieurs semaines dans les médias burkinabè. On peut lire dans le Sidwaya du 25 janvier 2008, ceci:
« depuis le début du mois de janvier 2008, des images pornographiques "made in Burkina" circulent de téléphone portable à téléphone portable et même sur Internet. Des images qui ont été réalisées par des élèves du Burkina Faso. 5»
34Il ne s’agit pas d’images prises sur internet et dont les élèves ont fait des montages. Les élèves concernés se sont filmés eux-mêmes. Avec la convergence en matière de multimédias, les jeunes accèdent à internet sur leur téléphone portable. Cette possibilité est davantage favorisée par la pénétration croissante des téléphones dits intelligents (Smartphone) dans le marché burkinabè. Plusieurs séries d’images ont circulé. Tout est parti du fait qu’une élève a envoyé des images nues d’elle-même (prises avec son téléphone portable) à son copain. D’autres personnes ont eu accès à ces images qui ont circulé par la suite de portable en portable dans les lycées de Ouagadougou et sur internet. Après cela, des élèves de différents établissements, dans une sorte de mimétisme se sont aussi filmés dans des scènes de relations dénudées, en cachant leurs visages et ont fait circuler ces images en les envoyant par téléphone notamment à des amis. Ces mêmes images se sont aussi retrouvées sur internet.
35Une dizaine d’années plus tard, ces pratiques ont toujours cours, même si elles se font plus discrètes et circulent particulièrement dans des circuits fermés de RSN (WhatsApp et Facebook particulièrement. (Voir en annexe, des extraits de l’enquête qui a révélé un nouveau scandale en fin décembre 2018.)
36Notre enquête de 2008 a fait ressortir la pratique de jeux d’invisibilité qui se terminent par des soirées dansantes pour que les élèves se rencontrent physiquement. En 2018, on constate que les jeunes sont encore mieux organisés et la soirée en question ici est un moment de libertinage pour des adolescents. Ce qui est très choquant pour beaucoup de Burkinabè. Il est vrai que les adolescents ont cette pratique en utilisant les RSN (WhatsApp, Facebook) pour arriver à leurs fins ; mais on ne peut bien sûr pas attribuer aux RSN la responsabilité de l’existence de ces pratiques de libertinage. Ces dernières sont en effet une conséquence de l’évolution de la société burkinabè où les adolescents ont des pratiques sexuelles précoces. Les RSN dans ce sens ne font ici qu’accompagner des pratiques qui sont déjà en cours, aussi bien celles des jeux d’invisibilité que celles de sexualité précoce.
37Les usages consistant à exhiber publiquement son intimité, sa sexualité sur des plateformes de communication accessibles partout dans le monde entier ont été très mal accueillis. Cette manière de se montrer via ces prothèses numériques a rencontré la réprobation du regard social d’autant plus qu’il s’agit de jeunes en construction qui s’exposent. Ces usages sont accusés de contribuer à la perversion des jeunes. On dit aussi que ces dispositifs numériques conduiraient les jeunes Burkinabè à se détourner de leur culture, celle du Burkina Faso. Un écrit publié sur le journal le Pays donne une idée de l’ampleur des critiques que ce type de scandale a provoquée :
« Les images pornographiques impliquant des élèves d’établissements de Ouagadougou sont au cœur de l’écrit ci-dessous. Pour son auteur, cette pornographie est la traduction du passage du caractère tabou du sexe dans la tradition à celui du libertinage sexuel dans la modernité […] Ce qui s’est passé dans les établissements scolaires de la place et qui a été balancé sur internet est une injure à la culture africaine. Le Burkina Faso est réellement à la croisée des chemins en ce début de troisième millénaire6»
38On peut se demander si ce scandale n’a pas entrainé une exagération de l’impact des TIC, accusées d’éloigner les jeunes Burkinabè des repères traditionnels voire de l’identité culturelle du Burkina Faso. Mais certaines personnes, même choquées par ce qu’ils apprennent des usages des TIC par les jeunes, ne veulent pas « jeter le bébé avec l’eau du bain » comme l’indique l’Observateur Paalga :
39« Abdoul Aziz Zongo pour sa part ne veut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. « Les réseaux sociaux aident les enfants à bosser, à découvrir certaines choses. Ils donnent une autre forme de mentalité à nos enfants ». Ce qui est bien selon le commerçant. Mais il admet qu’il y a, en toute chose, des brebis galeuses qui utilisent les téléphones à d’autres fins. « Se draguer, montrer ses parties intimes ou regarder des vidéos pornographiques », a énuméré l’octogénaire. D’après la logique de l’octogénaire c’est à force de regarder les « choses bizarres » que les gamins veulent les appliquer dans la vraie vie, considérant que c’est ce qui se fait dans la réalité. « Du coup, ils ne peuvent qu’échouer dans la vie. Il y a des choses qu’un enfant ne doit pas faire. Il y a un proverbe moaga (une ethnie du Burkina Faso) qui dit : si un chien fait certaines choses avant d’avoir un certain âge, il est un chien mort », a prévenu le vieux. » (Enquête publiée en ligne le 27 décembre 2018 par l’Observateur Paalga).
40Néanmoins, on est conscient que l’utilisation des TIC n’est pas dépourvue de sens: «les dispositifs matériels sont considérés comme à la fois créateurs et porteurs de sens car ils représentent les différentes modalités par lesquelles les personnes ou les organisations établissent un lien entre ce qu’ils sont, leurs horizons d’attente et les traces que livrent leurs environnements» (Granjon, Denouël, 2011, p. 26) Les TIC étant porteuses de sens contribuant à déterminer les pratiques de réalisation de soi des jeunes Burkinabè, ces pratiques font l’objet de critiques lorsque les sens qui leur sont accordés -et/ou ceux qui contribuent à les déterminer -sont issus de repères culturels considérés comme étrangers. Dans un monde « globalisé », les jeunes Burkinabè en milieu urbain veulent parfois se réaliser en se construisant une identité qui peut être analysée comme une quête de personnalité spécifique sans pour autant être un simple mimétisme de pratiques «occidentales». La société burkinabè est en train de vivre une mutation caractérisée par le fait que les pratiques culturelles numériques dans les villes tendent à s’uniformiser avec celles des pays «occidentaux». Dans les milieux urbains il arrive que des jeunes à travers leurs pratiques des TIC en général et pas seulement du téléphone mobile, se construisent une identité qui puise dans des traits identitaires partagés dans divers pays du monde.
Quelques pistes pour comprendre la fabrique identitaire de ces jeunes
41Parlant d’identité culturelle, Jean Caune convoque Finkielkraut pour dire que cette identité est en tension entre, d’une part la singularité, et d’autre part l’unité globalisante. La question se pose de savoir comment maintenir cette diversité culturelle dans un monde assujetti à l’uniformisation et à la monotonie des « expressions et des comportements sensibles ». Caune dans cette interrogation, se demande comment sortir du paradoxe qui d’un côté accepte la spécificité de certains modes de comportements, et qui de l’autre admet l’unité de l’homme ; il trouve une réponse chez Finkielkraut. Il faudrait « placer la différence sous la dépendance de l’universel et […] postuler la continuité culturelle de l’humanité contre la pluralité des cultures. » (Caune, 1999, p. 74) Dans ce sens, l’unité des comportements et des formes culturelles ne serait pas prédéterminée et déclinable en diverses variétés. Parce que l’universel est un produit de la culture. Autrement dit, il est « le résultat conceptuel d’une opération de globalisation qui transcende les formes distinctives et leur donne un sens en les considérant comme les parties d’un tout. » (Caune, 1999, p. 75)
42Certaines caractéristiques des sociétés contemporaines industrialisées en particulier, qui touchent de plus en plus des pays en voie de développement comme le Burkina Faso, contribuent à poser des bases pour une individualisation des pratiques culturelles numériques. Ce fait peut donc conduire l’individu à s’écarter des repères culturels habituels de son environnement. A ce propos, Caune affirme que la société industrialisée connaît une dispersion des communautés. Cette société est caractérisée par une culture à la force de cohésion qui se dégrade et aux modes de communication qui isolent les gens. Cependant, cet effritement du lien social s’accompagne d’une apparition de «microcultures» autour de communautés censées procurer une solidarité affective et effective que la société dans son ensemble n’apporterait plus.
43Au Burkina Faso, comme évoqué plus haut, les TIC et en particulier internet, sont perçus comme favorisant l’hégémonie culturelle de pays nord-américains et européens aux dépens de la culture burkinabè. A ce sujet, un des enquêtés nous affirmait ceci :
«Je pense que notre culture va disparaître totalement parce que déjà on l’a abandonnée même s’il y a des efforts qui tentent de la préserver. Les quelques moyens de communication dont nous disposons ont déjà changé quelque chose dans notre culture. En plus, dans la mentalité actuelle, les jeunes ne s’intéressent plus à la culture burkinabè. Les parents et personnes âgées ne font pas suffisamment d’efforts pour sensibiliser les enfants à la préservation de cette culture. »
44Cet enquêté a une position radicale puisque qu’il prédit sans réserve la disparition de la culture burkinabè du fait notamment des incidences des TIC.
45D’autres enquêtés tout en soutenant, d’une part, l’idée des incidences des TIC sur les comportements des jeunes Burkinabè, et d’autre part, le fait que ces jeunes s’identifient de plus en plus à des cultures étrangères, ne prédisent pas pour autant la disparition de la culture burkinabè. Ils insistent sur le fait qu’avant même le développement de ces dispositifs numériques, ce processus était déjà en cours. Par ailleurs, ils affirment la nécessaire prise en compte de facteurs sociaux liés à l’éducation pour comprendre les incidences culturelles que les TIC pourraient avoir sur les jeunes. Une responsable associative tenait à ce sujet ces propos :
« Actuellement, les enfants maitrisent les TIC, donc il va se poser des problèmes d’éducation parce que les enfants d’aujourd’hui apprennent plus avec les TIC que par le canal familial. Avec l’évolution de la société, les parents ne sont pas toujours disponibles. Donc les enfants passent leur temps devant internet ou devant la télé. Et on ne contrôle rien des contenus sur ces écrans. Est-ce que ces contenus sont adaptés à l’Afrique ? Parce que quoi qu’on dise, tout n’est pas négatif en Afrique. Nous avons des valeurs que nous devons protéger. »
46Sur cette question de protection des enfants, d’éducation aux médias, le 1er responsable de conseil supérieur de la communication (CSC), organe chargé de la régulation des contenus des médias au Burkina Faso interpelle les parents sur le rôle qu’ils ont à jouer.
47 Selon le président du CSC, Mathias Tankoano, il est clair que de nouvelles approches institutionnelles s’imposent. Mais cela doit se faire avec le concours des parents.
« Il faut que les parents comprennent que le développement d’Internet est d’une contribution à l’éducation, mais c’est en même temps notre chute si nous n’y prenons garde. Vous parlez de réseaux sociaux : aujourd’hui, pratiquement tous les jeunes élèves sont dans des groupes WhatsApp. Combien de parents savent ce qui s’y passe ? Tentez de toucher le téléphone d’un enfant de 13 ans, il le cache. Parce que dans sa tête il y a des choses que vous ne devez pas voir » (Enquête publiée en ligne le 27 décembre 2018 par l’Observateur Paalga)
48Certes, les Burkinabè ne vivent pas le même contexte que certains habitants de pays développés où la population active est parfois prise dans l’accélération de la vie quotidienne, accélération en lien avec les trajets parcourus dans la journée, une vie professionnelle chronophage et un environnement social marqué par l’individualisme qui ne permet pas toujours de faire appel à des proches pour s’occuper des enfants. Mais même si le Burkina Faso semble encore loin de cette situation, le sentiment selon lequel certains Burkinabè dans les villes consacrent de moins en moins de temps à leurs enfants à cause de leurs activités professionnelles, est souvent évoqué.
Usage du téléphone mobile et snobisme
49A l’image de ce qui s’est passé dans d’autres pays, la possession d’un téléphone mobile au Burkina Faso est parfois symbole de distinction sociale. De nos jours, cela dépend du modèle de téléphone qu’on possède. Mais au début des années 2000, la simple possession d’un téléphone portable était parfois vue comme signe de distinction sociale. Le fait d’utiliser des machines à communiquer comme signe de distinction sociale n’a pas commencé avec le téléphone mobile. L’usage de la télévision a aussi donné lieu à ce type de valorisation symbolique. C’est dans ce sens que Perriault indique que : « la machine à communiquer devient ainsi, souvent emblème de pouvoir, signe distinctif. Il est vraisemblable que le fait d’avoir une antenne sur le toit a contribué à domestiquer les téléviseurs, qui commencèrent par être regardés dans les cafés » (Perriault, 1989, p. 212-213)
50Les valeurs symboliques associées au téléphone mobile permettant aux utilisateurs de se distinguer sont des faits observables pour tout type de dispositifs de communication dont l’appropriation est faible. La rareté de l’objet considéré valorise la personne qui le possède. Cela peut amener cette personne à présenter de manière ostentatoire son appareil à communiquer. Si aujourd’hui le téléphone portable est très accessible aux Burkinabè, jeunes ou moins jeunes (y compris les Smartphones), il n’en demeure pas moins que certains téléphones portables de luxe permettent toujours à des utilisateurs de « faire du snobisme.»
51En outre, le boom de la téléphonie mobile contribue à créer un sentiment de frustration chez les personnes qui ne peuvent pas s’offrir cet appareil. Le fait de constater que de plus en plus de Burkinabè accèdent à cet objet de communication n’est pas toujours bien apprécié par ceux qui n’en possèdent pas. A ce propos, un élève rencontré affirmait ceci : « nous sommes présentement dans un monde de cellulaires. Ceux qui n’ont pas cet appareil sont frustrés. Quand on se rend compte qu’on est au bas de l’échelle, ça joue sur les comportements. Quand tu obtiens un cellulaire, tu peux jouir de ça aussi. Tu peux faire comme eux. » Un autre élève interrogé affiche plus clairement la frustration qu’il a personnellement vécue. Il affirme qu’avant d’obtenir un téléphone mobile, il considérait cet objet comme luxueux et enviait ses camarades qui en possédaient. Ceux-ci semblaient être issus d’une catégorie sociale supérieure à la sienne. Le fait de posséder lui-même un portable (actuellement) lui donne le sentiment d’avoir gravi un niveau dans l’échelle sociale. Il dit ceci :
« quand on obtient soi-même un cellulaire, on se dit qu’on sort d’une certaine classe. La classe de ceux-là qui n’ont pas de portable et en ce moment on a tendance à s’approcher de ceux qui en ont. Personnellement je sais qu’avant d’avoir mon portable je n’aimais pas côtoyer ceux qui en possédaient parce que : quand l’autre était en train de manipuler son portable, moi je n’y connaissais rien. Et comme je n’aime pas utiliser les choses des autres je me retenais. C’était important pour moi d’avoir un cellulaire.»
52Il semble qu’il est difficile pour certaines personnes d’accepter le fait de ne pas disposer de téléphone portable. Les données récoltées montrent qu’en se banalisant, le téléphone mobile entraine une dévalorisation de l’individu n’ayant pas accès à cet objet caractérisant pour lui un statut social supérieur au sien. Ainsi l’aspect symbolique lié à la possession du téléphone mobile renvoie à l’envie de se distinguer des autres, mais aussi à l’envie d’être avec les autres.
Conclusion
53Le téléphone portable est loin d’être seulement un objet de communication dans le cadre de relations avec son entourage. Bien entendu c’est l’une de ces fonctions premières mais ce dispositif est investi d’autres fonctions auxquelles on ne pense pas systématiquement quand on évoque ses usages. Ce travail a permis de mettre l’accent sur les signes produits par la possession ou non d’un téléphone portable mais aussi sur différentes pratiques burkinabè de réalisation de soi via cet appareil. Ces pratiques donnent quelquefois lieu à des constructions identitaires parfois accusées de mettre en péril la culture burkinabè.
54Mais il n’est pas question dans ce travail de laisser croire que les TIC provoqueront la disparition de la culture burkinabè. Dans la mesure où ces objets ne sont que des dispositifs, ils ne sont pas nécessairement déterminants dans les actes que les utilisateurs peuvent poser à la suite de leur rapport à ces objets de communication. En d’autres termes, comme l’affirme Daniel Bougnoux (2001, p. 62), on corrigera ce discours exagérément mécaniste en revenant au primat de la relation, en rappelant que nos relations techniques sont nécessairement enchâssées dans des relations pragmatiques qui les précèdent et les pilotent. On s’accorde aujourd’hui à dire que si l’outil autorise, il détermine rarement.
55Il faudrait donc se garder de tout déterminisme technique en réaffirmant que les TIC n’engendrent pas directement des conséquences sur les individus, ces dispositifs ne font qu’autoriser. Par ailleurs d’autres paramètres, socio-culturels notamment, sont à prendre en compte pour la compréhension des actes que les individus posent. Mais il ne faudrait pas pour autant verser dans un socio-déterminisme. C’est le lieu de préciser que : faits sociaux et faits techniques contribuent tous à la co-détermination des pratiques culturelles numériques.
Annexes
Bibliographie
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Annexes
Voici ci-dessous quelques extraits de l’enquête publiée en décembre 2018 par l’Observateur Paalga, concernant le scandale sexuel impliquant l’usage de RSN et dont des adolescents sont à base :
« LTO est grave» ou encore «Bangré-Weogo est gâté» ! Vous vous en souvenez certainement ? Si non il s’agit des titres donnés à des sextapes d’adolescents qui se sont retrouvés sur la place publique (dans les téléphones) dans les années 2008, 2009. Une situation embarrassante qui avait poussé les éducateurs à initier des séances de sensibilisation à la sexualité et aux TIC dans les lycées et collèges. Opération réussie ? En tout cas depuis on n’a plus eu échos de scandales sexuels de jeunes jusqu’en cette année 2018 où la vidéo d’un viol en groupe d’une lycéenne par des ados a suscité un tollé général. C’était à qui s’indignerait et condamnerait avec le plus de virulence. Savez-vous seulement que ces enfants, qui se sont à peine affranchis des jupons de leur maman, font maintenant mieux, ou pire, de façon organisée et très loin des regards de leurs géniteurs ? Pendant les vacances, les congés et les week-ends, nombreux sont ceux en effet qui, à longueur de journée, utilisent leurs téléphones à la recherche de sensations fortes. Confinés par leurs parents à la maison, certains trouvent le moyen d’échapper à ce contrôle. » (Observateur Paalga, enquête publiée en ligne le 27 décembre 2018)
On peut aussi y lire que :
« Depuis le développement d’internet mobile au Burkina et l’usage progressif de plateforme comme WhatsApp par des jeunes, des pratiques de rencontres fortement décriées sont en cours. Une enquête intitulée « Ados et réseaux sociaux au Burkina : Sexe 2. 0 à haut débit » publiée le 27 décembre 2018 par le quotidien l’Observateur Paalga, relève l’ampleur de cette pratique. » (Observateur Paalga, enquête publiée en ligne le 27 décembre 2018)
L’auteur de l’enquête soutient aussi que :
« Offrir un Smartphone à sa progéniture est devenu chose banale de nos jours. Mais vérifier l’usage qu’il en fait ne préoccupe pas forcément les parents. Si Internet est une bénédiction pour le 21e siècle, il n’en demeure pas moins qu’il peut être dangereux pour les jeunes utilisateurs. En un clic, affleurent sur la toile des sujets de tous bords et de tous genres, y compris le sexe avec des images et des vidéos pornographiques. WhatsApp, Facebook, Viber, Instagram […] tous les ingrédients sont réunis pour que les jeunes échappent au contrôle des parents et se livrent à une sexualité précoce. Bienvenue dans l’univers du sexe 2.0.7 »
L’enquête de l’Observateur Paalga va plus loin en révélant des pratiques que les jeunes ont :
« Samedi 2 juin 2018, dans un « QG » d’adolescents à la Patte d’oie de Ouagadougou, quelques-uns acceptent de déverrouiller leurs portables pour montrer l’utilisation qu’ils en font. « Mes parents ne veulent pas que je sorte. Comme il y a le wifi à la maison, je cause avec mes amis sur les réseaux sociaux dans les groupes et in box. On parle de tout et on s’envoie des photos », confie Bertin dit Tintin. Âgé de seulement 15 ans, il flirte déjà avec une fille du même âge avec qui il échange des photos obscènes. Son ami Oumar, physique ingrat et teint ébène, moins pudique, à un exemple concret : « Ma copine peut être dans la douche et m’appeler en vidéo et moi aussi je fais pareil, ou elle m’envoie une photo d’une de ses parties intimes. » (Observateur Paalga, enquête publiée en ligne le 27 décembre 2018)
Il y a aussi des pratiques consistant à créer des groupes WhatsApp ou Facebook de rencontres qui finissent par l’organisation d’une soirée dansante où des adolescents ont des rapports sexuels.
Le samedi 21 juillet 2018, le groupe WhatsApp constitué essentiellement d’ados du nom Rien que du sexe Ouaga tient sa première rencontre dans une villa du quartier huppé de la capitale, Ouaga 2000. L’heure du rendez-vous est fixée à 23 heures. C’est finalement à minuit que les jeunes prennent d’assaut le R+1 de couleur grise. Pour avoir accès à cette maison dont le rez-de-chaussée a été transformé en boîte de nuit, et l’étage en « baisodrome » (excusez la vulgarité), il fallait décliner son identité pour avoir droit à un badge où était inscrit son prénom. Nous avons infiltré le groupe en mai de la même année avec le pseudonyme « Maya, élève de 1re », notre silhouette frêle se fondant facilement dans la masse, composée essentiellement d’adolescents. (Observateur Paalga, enquête publiée en ligne le 27 décembre 2018)
En outre, l’Observateur Paalga a recensé plus d’une centaine de groupes de rencontre créés par des jeunes sur les RSN, aux noms des plus choquants :
« Des groupes de ce genre, nous en avons dénombré 142, en l’espace de trois mois (mai, août, septembre 2018) sur Facebook, WhatsApp, Viber, …tous axés sur le sexe, avec des noms aussi évocateurs les uns que les autres : Mougoupan Ouaga ; Bonne baise ; Désir et sexualité ; Baise sans lendemain ; Bizi Ouaga ; 226 sexe ; Niker entre nous ; Baise jeunes ; Ado baise ; Baise au lycée ; Baise jeunes-vieux, Baise rapide ; Sexe ni vu ni connu ; …excusez de la vulgarité ! » (Enquête publiée en ligne le 27 décembre 2018 par l’Observateur Paalga)
Notes
1 Selon Denys Cuche (2004, 83) «pour la psychologie sociale, l’identité est un outil qui permet de penser l’articulation du psychologique et du social chez un individu. Elle exprime la résultante des diverses interactions entre l’individu et son environnement social, proche ou lointain. L’identité sociale d’un individu se caractérise par l’ensemble de ses appartenances dans un système social : appartenance à une classe sexuelle, à une classe d’âge, à une classe sociale, à une nation, etc. l’identité permet à l’individu de se repérer dans le système social et d’être lui-même repéré socialement.»
2 « Pour les subjectivistes, l’identité ethno-culturelle n’est rien d’autre qu’un sentiment d’appartenance ou une identification à une collectivité plus ou moins imaginaire. Ce qui compte pour ces analystes, ce sont donc les représentations que les individus se font de la réalité sociale et de ses divisions. Mais le point de vue subjectiviste poussé à l’extrême aboutit à réduire l’identité à une question de choix individuel arbitraire, chacun étant libre de ses identifications » (Denys Cuche, 2004, p. 85)
3 Voir article de presse en ligne : http://news.aouaga.com/h/20824.html Consulté le 18 mars 2019
4 Voir article sur le journal en ligne Lefaso.net du 15 mars 2019 : http://www.faso-tic.net/spip.php?article511&lang=fr consulté le 18 mars 2019
5 Extrait du Sidwaya du 25 janvier 2008. Consulté le 18 février mars 2019 sur : http://www.lefaso.net/spip.php?article25244
6 Extrait de la parution du 06 févier 2008 du journal Le Pays, consulté le 18 mars 2019 sur :
7 Voir article en ligne à l’adresse : http://lobservateur.bf/~paalga/index.php?option=com_k2&view=item&id=3384%3Aados-et-r%C3%A9seaux-sociaux-au-burkina-sexe-2-0-%C3%A0-haut-d%C3%A9bit&Itemid=112
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