La médiatisation paradoxale des violences à l’égard des femmes dans la presse quotidienne belge francophone
Résumé
Une étude de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (2014) constate qu’une femme sur trois a subi une forme de violence physique et/ou sexuelle depuis l’âge de 15 ans. Les autorités placent les médias au cœur des dispositifs de lutte pour deux raisons : parce que la presse participe aux processus de violences en traitant mal ces sujets et parce que les médias constituent un outil dans les changements des mentalités. L’article examine comment la presse francophone belge couvre ces faits. Les résultats montrent que la médiatisation est paradoxale : beaucoup d’articles sont publiés, mais peu de place est offerte à l’analyse, les femmes sont absentes, les faits extraordinaires empêchent d’aborder une violence plus ordinaire et l’expertise des associations de femmes n’est que rarement sollicitée.
Abstract
A study of the European Union Agency for Fundamental Rights (2014) notes that a woman on three underwent a form of physical and/or sexual violence since the 15 years age. The authorities place the media in the middle of the means of actions for two reasons: because the press takes part in the processes of violence by covering these issues badly and because the media constitute an important tool in change of attitudes. The paper examines how the French speaking Belgian press covers these facts. The results shows that the cover is paradoxical: a significant number of articles are published, but very little place is offered to the analysis, women are absent, the extraordinary facts prevent from approaching a more ordinary violence and the expertise of women associations is seldom requested.
Table of content
Full text
Introduction
1Cet article s’intéresse à la manière dont les quotidiennes francophones belges ont couvert les faits de violences masculines en 2017. Il s’agit d’une analyse de contenu menée sur douze jours et six titres de presse. Les hypothèses qui sous-tendent la recherche sont que ces thématiques ne surviennent qu’à l’occasion des journées internationales, que les femmes sont l’objet de représentations ambiguës et que l’expertise de terrain (majoritairement féminine) n’est pas sollicitée. La méthodologie et les résultats seront présentés et discutés en deuxième partie de texte, après une contextualisation du phénomène des violences faites aux femmes, de l’importance donnée aux médias par les autorités dans les dispositifs de lutte et un premier cadrage de la place accordée aux femmes dans la presse.
2La quatrième Conférence mondiale sur les femmes1 organisée à Pékin en 1995 a marqué un tournant important pour l’égalité des sexes. Le programme d’action adopté par 189 pays fixe des objectifs pour la promotion des femmes et la réalisation de l’égalité des sexes. Une meilleure représentation des femmes dans les médias est incluse dans les mesures préconisées. C’est dans ce cadre que le Global Media Monitoring Project (GMMP) a été lancé. Le respect du principe d’égalité de traitement entre les femmes et les hommes est également garanti par l’Union européenne depuis 1957 et une douzaine de directives précisent les obligations des états membres afin d’atteindre cet objectif2. À ce niveau aussi, un axe prioritaire concerne les médias3. Dans la recommandation sur l’égalité entre les femmes et les hommes et les médias (Recommandation CM/Rec(2013)1), les autorités européennes établissent un lien direct entre la démocratie, les droits de l’humain, le pluralisme des médias, la diversité de leurs contenus et l’égalité entre les femmes et les hommes (2015, p. 50-51) puisque tous ces phénomènes sont reconnus comme interdépendants. Le Comité des Ministres soutient qu’« atteindre l’égalité entre les femmes et les hommes est une condition préalable pour réaliser la justice sociale » et qu’il « ne s’agit pas de l’intérêt seul des femmes, mais de celui de la société tout entière » (2015, p. 50). Les médias sont un acteur crucial dans la formation des « perceptions, des idées, des attitudes et des comportements de la société. Ils devraient refléter la réalité des femmes et des hommes dans toute leur diversité » (2015, p. 51). Ils peuvent soit freiner soit accélérer les changements en matière d’égalité.
3La lutte contre les violences à l’égard des femmes est également inscrite dans les textes internationaux. C’est d’ailleurs l’un des domaines stratégiques définis par la Conférence de Pékin. Au niveau européen, la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique4 (dite d’Istanbul) est le texte de référence. Cette Convention a pour but de « protéger les femmes contre toutes les formes de violence, et de prévenir, poursuivre et éliminer la violence à l’égard des femmes et la violence domestique ». Les autorités européennes visent une « tolérance zéro » pour toutes les formes de violences à l’égard des femmes : « le harcèlement, et notamment le harcèlement sexuel, les mariages forcés, les mutilations génitales féminines, l’avortement et la stérilisation forcés, et la violence domestique sous toutes ses formes (physique, sexuelle, psychologique ou économique) » (2016, p. 10).
4Dans l’article 17, le texte demande aux États signataires qu’ils encouragent les médias à contribuer à la prévention. Dans le livret qui accompagne et commente cet article, il est stipulé que les médias doivent développer des mécanismes d’autorégulation et s’engager à « promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes, à combattre les stéréotypes de genre, à éviter la publicité, le langage et les contenus sexistes, et à ne pas utiliser d’images dégradantes des femmes associant violence et sexe » (2016, p. 8). Les médias sont de nouveau considérés à la fois comme un outil de changement des mentalités et comme un terrain à surveiller. En effet, « une couverture médiatique inappropriée de la violence à l’égard des femmes, sortie de son contexte et qui privilégie le sensationnel, peut renforcer les stéréotypes de genre et perpétuer cette violence » (2016, p. 11).
5Dans ce document d’accompagnement, une analyse des médias permet de souligner quelques faiblesses dans la couverture de ce type de faits. Il est indiqué que la recherche d’audience occasionne des reportages stéréotypés où les « aspects sensationnels » sont mis en avant ce qui « risque d’entrainer une normalisation de la violence dans la société » (2016, p. 33). Par ailleurs, les articles de presse se contentent trop souvent de causes superficielles renvoyant aux cas individuels et ne permettant pas de concevoir cette violence comme un fait global explicable par le sexisme encore à l’œuvre, « un phénomène ordinaire et fréquent concernant chacun et chacune dans la société. » (2016, p. 34). Les médias ont également tendance à ne présenter que la violence issue des milieux sociaux et économiques peu favorisés alors que les statistiques montrent que les violences affectent les femmes de toutes les couches sociales (2016, p. 34). Enfin, les reportages se concentrent sur les femmes en tant que victime et non sur les hommes auteurs de ces violences, ce qui invisibilise la pièce maitresse du puzzle tout en les dédouanant puisque les textes sont imprécis ou minimisent les actions des auteurs en renvoyant la responsabilité sur les victimes notamment (2016, p. 35).
Une violence omniprésente
6Si les autorités supranationales et nationales agissent contre les violences faites aux femmes, c’est parce qu’il s’agit d’un problème majeur dans nos sociétés. Une étude européenne de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (2014) constate qu’une femme sur trois a subi au moins une forme de violence physique et/ou sexuelle depuis l’âge de 15 ans. Une femme sur dix a subi une forme de violence sexuelle et une femme sur vingt a été violée. La violence entre partenaires est très répandue puisque 22 % des femmes l’ont connue et 43 % relatent une forme de violence psychologique (humiliation, menace, séquestration). Une femme sur cinq a subi une forme de harcèlement sexuel (attouchements, étreinte ou baiser non consenti) et, pour 32 % d’entre elles, ces faits se sont déroulés sur le lieu du travail. Plus d’une femme sur dix a subi des violences avant 15 ans.
7La même recherche européenne constate qu’en Belgique, pays dont la presse écrite est étudiée dans cet article, plus d’une femme sur trois a subi des violences physiques et/ou sexuelles depuis l’âge de 15 ans. Une femme sur quatre a subi des violences de la part de sa/son (ex-)partenaire. Près de la moitié des personnes connaissent des victimes de violences conjugales. En 2016, l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS) a publié quelques chiffres « qui font mal ». En 2015, 16 029 plaintes ont été enregistrées pour violence dans le couple (44 plaintes par jour). Parmi ces plaintes, la moitié concerne des faits de violence physique. Les auteurs sont majoritairement des hommes (84 %). Cette même année, la police a reçu 1 032 plaintes pour viol (3 plaintes par jour) dont la moitié émane de mineurs d’âge. Ces chiffres sont cependant probablement largement peu représentatifs puisque, selon une étude menée par Amnesty et SOS viol en 2014, seulement 16 % des victimes s’adressent à la police.
8Une recherche menée par Jérôme Pieters, Patrick Italiano, Anne-Marie Offermans, Sabine Hellemans en 2010 pour l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes constatait :
« La violence verbale est de loin la plus fréquente (41,5 %), suivie par les intimidations (22 %), et ensuite les coups (15 %). Les violences sexuelles touchent surtout les femmes (5,6 % contre 0,8 % d’hommes), et ce sont également elles qui sont le plus enfermées ou mises à la porte (5,9 %, contre 2,7 % pour les hommes). Les hommes sont un peu plus souvent victimes de violence verbale et de coups que les femmes et sont plus ou moins autant confrontés à des intimidations. Parmi les victimes féminines, on observe cependant plus souvent des violences entre partenaires et des situations violentes, tandis que les victimes masculines sont plus couramment témoins d’événements ponctuels commis par un auteur inconnu. » (Pieters et al., 2010, p. 168-169)
9Par ailleurs, les auteurs notent que peu de victimes portent plainte : seulement 13,9 % des victimes féminines, ce chiffre descendant à 6,2 % si l’auteur de la violence est un parent. Selon leur enquête, les femmes sont plus souvent victimes de formes plus graves, plus fréquentes et différentes de violence entre partenaires et que les faits s’aggravent en cas de rupture (Pieters et al., 2010, p. 168-169).
10Les auteurs citent le Conseil de l’Europe qui définit la violence comme « tout acte ou omission commis par une personne (ou un groupe) s’il porte atteinte à la vie, à l’intégrité corporelle ou psychique ou à la liberté d’une personne (ou d’un groupe) ou compromet gravement le développement de sa personnalité et/ou nuit sa sécurité financière » (2010, p. 13). Maryse Jaspard utilise la définition de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes :
« Tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée (article 2-ONU, 1993) » (2005, p. 8).
11Cette déclaration de l’ONU (1993) précise que la violence à l’égard des femmes englobe, sans y être limitée :
« a) la violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la famille, y compris les coups, les sévices sexuels infligés aux enfants de sexe féminin au foyer, les violences liées à la dot, le viol conjugal, les mutilations génitales et autres pratiques traditionnelles préjudiciables à la femme, la violence non conjugale, et la violence liée à l’exploitation ;
b) la violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la collectivité, y compris le viol, les sévices sexuels, le harcèlement sexuel et l’intimidation au travail, dans les établissements d’enseignement et ailleurs, le proxénétisme et la prostitution forcée ;
c) la violence physique, sexuelle et psychologique perpétrée ou tolérée par l’Etat, où qu’elle s’exerce. » (Jaspard, 2005, p. 9)
12Maryse Jaspard souligne cependant, dans la conclusion de son ouvrage, que la violence est « une réalité multiforme, non réductible à un seul modèle interprétatif ». Le concept est très large et désigne « sous un même vocable des situations aussi diverses que les incivilités, massacres, viols, agressions verbales ou inégalités criantes est une forme d’amalgame courante » (2005, p. 110).
La recherche sur la presse écrite quotidienne belge francophone
13Le 14 mars 2016, la Belgique a ratifié la Convention d’Istanbul5 et ce texte est devenu la référence du cinquième plan d’action national de lutte contre la violence basée sur le genre6 qui couvre les années 2015-2019. Cependant, aucune étude scientifique ne s’était penchée sur la manière dont la presse couvre ces faits. La recherche a été menée dans le cadre des travaux d’Alter Égales7, l’assemblée participative pour les Droits des femmes rassemblant les organisations féminines et féministes de terrain et le monde politique sous l’égide de la Ministre des Droits des femmes, Isabelle Simonis. En 2017, le thème choisi était le droit à l’intégrité physique et psychique et l’une des sous-commissions était consacrée au traitement médiatique des violences contre les femmes. L’étude était pilotée par l’Association des journalistes professionnels (AJP) et encadrée par un comité scientifique rassemblant le cabinet de l’Égalité des chances, l’AJP et trois associations de terrain : SOS Viol, le Collectif des femmes (Louvain-la-Neuve), et Solidarité femmes (La Louvière).
14Six titres de la presse quotidienne francophone ont été examinés : La Dernière Heure, La Libre Belgique, Le Soir, Métro et le Nord Éclair (Sudpresse)et, pour la partie qualitative, Le Courrier de l’Escaut (les éditions de L’Avenir). Douze jours ont été sélectionnés selon deux techniques différentes. Un premier échantillonnage aléatoire permet de vérifier le discours ordinaire des médias. Cet échantillon est composé des lundi 3 octobre 2016, mercredi 21 décembre 2016, vendredi 3 février 2017, mardi 9 mai 2017, jeudi 27 juillet 2017, samedi et dimanche 16 et 17 septembre (édition du week-end). Un second échantillonnage raisonné se concentre sur des jours où le thème risque particulièrement d’être abordé. Cet échantillon est composé des jours qui préparent le 8 mars 2017 (Journée internationale des Droits des femmes), le 11 novembre 2017 (Journée nationale belge de la Femme) et le 25 novembre 2017 (Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes). Ont été sélectionné les lundi 6, mardi 7 et mercredi 8 mars 2017, l’édition du week-end8 des 10-11-12 novembre 2017, le vendredi 24 novembre et l’édition du week-end des 25-26 novembre 2017.
15Le corpus est exploré au moyen de deux méthodes différentes. L’encodage systématique que l’analyse quantitative suppose permet de produire des données fines et rigoureuses sur le corpus. La grille de codage utilisée pour cette partie est inspirée de celle utilisée par l’AJP pour son Etude de l’image et de la représentation des jeunes dans la presse quotidienne belge francophone (2015). Outre les métadonnées liées aux journaux et aux articles, nous avons vérifié le placement des textes, le type de titraille, la présence de photographie, les genres et les thèmes journalistiques, la localisation des informations, le type de violences présentées, les sphères sociales mobilisées, les mobiles annoncés, les acteurs intervenant dans les articles selon plusieurs indicateurs sociodémographiques et narratifs. L’analyse qualitative est un travail moins systématique sur les textes. Cependant le positionnement plus surplombant permet de saisir les grandes tendances des discours tenus et donc de comprendre plus globalement les représentations offertes. Nous avons choisi une approche inductive du corpus. Après une phase exploratoire, quatre catégorisations successives ont été appliquées aux articles. Une première a permis de classer les textes dans des rubriques liées aux genres journalistiques généraux. Une seconde s’est concentrée sur le type de cadrage qu’offraient les articles. Les deux dernières se sont attardées sur les victimes et les auteurs. Le descriptif complet de la méthodologie est décrit dans le rapport de la recherche9.
16L’étude se glisse dans les pas des travaux en analyse de contenu (de Bonville, 2006, Mucchielli, 2006) et des recherches observant comme les médias racontent le monde. Les publications des psychologues sociaux montrent que les représentations sociales sont élaborées simultanément par un ensemble d’acteurs sociaux (Moscovici, 1989, p. 83, Jodelet, 2003, p. 366-367) dont les médias (Boyer, 2008, § 10). Ces derniers ont ainsi la possibilité de mettre à l’agenda des sujets (Wolton, 1997, Brune, 1997), des personnes, des problèmes publics (Neveu, 2015), d’orienter la manière dont la réalité est perçue. Concernant les violences faites aux femmes, les recherches ont déjà démontré que le tableau n’est pas exact (Guérard et Lavender, 1999, Debras, 2003, Romito, 2006, Herrera et Esposito, 2009), les médias ont même créé le mythe du crime passionnel (Houel, Mercarder, Sobota, 2003, p. 16) qui influence non seulement les mentalités mais aussi la manière (indulgente) dont les auteurs sont jugés (Houel et al., 2003, p. 42-49).
17Les résultats de la recherche ne seront pas systématiquement décrits, nous ne retiendrons pour cet article que les éléments permettant de répondre à la thématique du dossier axée sur les formes de visibilité et d’invisibilité des femmes dans les médias d’information. Faute d’espace, il sera également impossible de reproduire l’entièreté de la démonstration10. Nous nous contenterons de certains résultats particuliers appuyés par l’un ou l’autre exemple. Dans ce texte, il s’agira d’examiner si le sujet des violences à l’égard des femmes est présent dans la presse et comment ; la manière dont les articles parlent des femmes, principalement victimes dans ces affaires. Enfin, le corpus a été une nouvelle fois analysé afin de vérifier quelles étaient les sources des discours médiatiques. Les hypothèses qui sous-tendent cet article sont que les violences faites aux femmes ne mobilisent pas les journalistes sauf aux moments particuliers que sont les journées internationales ; que les femmes quand elles sont présentées sont l’objet de représentations ambiguës (par exemple double victimisation) et que les experts sollicités sont principalement issus des institutions traditionnelles peu sensibilisées au sujet ce qui ne permet pas de renouveler les discours.
Une présence paradoxalement invisibilisante
18Les femmes sont sous-représentées dans la presse. Les recherches du GMMP le constatent depuis 1995. En Belgique francophone (AJP, 2016), les femmes ne représentent en 2015 que 21% des intervenant·e·s dans la presse, un chiffre en régression par rapport aux résultats de 2010 (28%) (AJP, 2010). Une recherche similaire menée par l’AJP sur la presse écrite en 2015 (AJP, 2015) montrait que seulement 17,31% des personnes apparaissant dans les pages étaient des femmes (contre 17,83 en 2011). Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a publié entre 2011 et 2017 quatre baromètres Diversité et égalité, au mieux les femmes étaient 36,88% (2013), mais le pourcentage a régressé à 34,33% en 2017.
19Les recherches s’intéressant aux thèmes rapportés par la presse (par exemple, AJP 2015), les classent en fonction des catégories classiques, comme “politique”, “économie/finance”, “sport”, “culture”, “enseignement” sans s’intéresser à la perspective adoptée. Il est donc impossible de savoir combien de ces articles adoptent un angle “femme”. Probablement peu. En effet, Sylvie Debras montre que la presse quotidienne écrite marginalise les femmes, construisant « un espace public sans femmes, sans valeurs et préoccupations féminines, sans féminin, en un mot » (2003, p. 186). Selon elle, ni le type de contenu, ni la hiérarchie de l’information, ni l’écriture ne font place aux femmes.
20L’on aurait donc pu s’attendre à ce que la violence à l’égard des femmes ne soit pas abordée dans la presse, or l’analyse quantitative dévoile que c’est loin d’être le cas. En effet, en moyenne les journaux publient 15 (corpus aléatoire) et 19 (corpus raisonné) articles par jour. Ce score relativement important de textes est atteint grâce aux faits divers11, même si les deux sous-corpus présentent des profils très différents au niveau des genres d’articles. Au sein du corpus aléatoire, un article sur deux est un fait divers, un texte sur trois est un compte-rendu de justice et 9% sont des articles “société”. Dans le corpus raisonné, les trois premiers genres sont identiques, mais se classent différemment puisqu’un article sur deux relève du thème “société”, un sur trois est un fait divers et 12% sont des comptes-rendus de justice. Derrière ces divergences apparentes, l’élément commun est le fait divers. Ils sont au nombre de 21 dans les deux sous-corpus (même si beaucoup plus d’articles sont publiés durant les jours “marqués”, 76 contre 44).
21La violence à l’égard des femmes n’est donc pas absente de la presse écrite belge, au contraire, ces faits sont relativement nombreux à accéder à la médiatisation. Cependant, nous allons le démontrer dans la suite de cet article, le travail d’information sur ces phénomènes reste lacunaire.
Les violences sont traitées comme des faits divers
22Deux types d’articles sont majoritaires dans le corpus : les faits divers et les articles de société. Les premiers constituent le cœur de la médiatisation. En effet, ils traversent tous les jours du corpus. Si les articles de société sont plus nombreux dans le sous-corpus raisonné, ils ne remplacent pas les faits divers, mais s’y ajoutent. Il faut aussi garder à l’esprit que le corpus raisonné fausse un peu les chiffres. Ces jours ont été choisis parce que nous savions que la thématique allait être abordée, nous savions aussi qu’elle le serait d’une manière particulière. Les journées internationales et nationales pour les droits des femmes ou de lutte contre les violences faites aux femmes ne sont pas des jours ordinaires de presse. Ces éditions s’intéressent particulièrement aux informations féminines, les autres jours, « les femmes quittent la scène médiatique » (Debras, 2003, p. 12). Le registre majeur par lequel les violences sont médiatisées est donc le fait divers.
23Les deux genres présentent des profils extrêmement différents. Les faits divers sont principalement des brèves et des comptes-rendus qui rapportent majoritairement des violences que l’on pourrait qualifier de “physiques”, apparaissant dans la sphère privée et “motivées” par des mobiles interpersonnels (dispute par exemple). Les personnels judiciaire, policier et médical – en règle générale, les intervenants de terrain – sont plus présents dans ces articles. Qu’il s’agisse des victimes ou des auteurs de violences, ils sont caractérisés par l’indétermination puisqu’on ne connait que peu d’éléments les concernant. Ces faits divers sont majoritairement non contextualisés, les articles exposent seulement les faits. Par exemple, on connaît le détail des événements qui ont émaillé un conflit de voisinage qui dure depuis 17 ans, le déroulement de la soirée où Johnny B. a tenté de tuer sa belle-mère ou le programme des jours où un adolescent a séquestré sa copine. Quand les journalistes dépassent le simple compte-rendu, c’est généralement pour donner la parole à l’un ou l’autre protagoniste. Quand ce sont les victimes qui s’expriment, il s’agit souvent de célébrités (Emma Watson ou Flavie Flament12). Quand les auteurs sont privilégiés, c’est souvent l’occasion de fournir des éléments “explicatifs”. Pour les faits divers, les analyses plus globales des phénomènes de violence restent rares. Les articles plus approfondis s’attardent surtout à expliquer les ressorts juridiques d’un verdict ou le contexte d’une affaire. Cependant, on dépasse rarement le cadre particulier de l’affaire en cours. Les portraits des victimes et des auteurs se contentent de quelques traits, quand ils ne sont pas inexistants. Les articles de faits divers sont donc peuplés de silhouettes et non de personnages.
24Les articles “société” sont aussi plutôt de brefs comptes-rendus, mais le spectre générique est plus varié (enquêtes, interviews, analyses, reportages). Ces textes s’intéressent plutôt aux violences symboliques dépendant de la sphère sociétale et dont les mobiles sont plus abstraits. Les représentants symboliques sont plus massivement représentés dans ces papiers. On parle par exemple des femmes en général ou les intervenant parlent au nom d’un groupe. On y trouve aussi beaucoup d’acteurs médiatiques et politiques. Les personnages qui habitent les articles “société” sont des institutions, des associations et des référents abstraits. Les victimes sont collectives (les femmes ou les sans-abris de Rotterdam). Les auteurs des violences sont également des groupes : des entreprises, des gouvernements, la société, etc. Contrairement aux femmes (en général) qui sont victimes, les hommes (en général) ne sont jamais désignés comme auteurs des violences.
25C’est donc un véritable fossé qui sépare ces deux types d’article. Ce sont bien deux mondes différents qui coexistent dans les pages des journaux et qui ne dialoguent à aucun moment. Il n’y a manifestement pas de politique éditoriale globale concernant les violences faites aux femmes ou les questions de genre. Cependant, ces deux types d’articles ont un point commun : l’invisibilisation des femmes.
Invisibilisation des femmes : silhouettes et institutions
26Les victimes représentent 20 % des personnages, dans plus de 80 % des cas, ce sont des femmes. Elles ne sont qu’un type d’acteurs dans le corpus, entourées par les auteurs, les témoins, mais aussi les politiciens, les journalistes, les policiers, les juges, les associations de femmes, etc. Elles ne sont pas au centre des préoccupations. On distingue surtout deux profils de victimes, qui correspondent aux deux grands types de textes publiés.
27Dans les faits divers, les victimes sont des individus. L’analyse quantitative montre qu’on ne connait presque rien à leur propos puisque l’âge, l’origine, l’orientation sexuelle et un éventuel handicap sont souvent non précisés. Quand ces informations sont livrées, on est face à des femmes anonymes, majeures, hétérosexuelles, blanches et valides. L’analyse qualitative permet de comprendre cette indétermination. Les victimes sont souvent désignées par des mots comme « une dame », « la mère », « le cadavre », « l’ex-compagne », « Hélène F. », « une infirmière ». Ces articles sont peuplés de silhouettes.
28Seulement 11 victimes bénéficient d’un portrait un peu plus long. Par exemple, l’adolescence (particulièrement le moment où elle est en relation avec son violeur), la carrière et l’environnement familial de Flavie Flament sont évoqués. Linda et Majde (deux prénoms d’emprunt) sont deux survivantes qui expliquent, à l’occasion du 25 novembre, comment elles sont sorties de la situation de violence dans laquelle elles vivaient. Nathalie Lahaye est retrouvée morte dans sa voiture à Walcourt. Elle est décrite à travers l’émotion de ses collègues et quelques témoignages de personnes qui la connaissaient.
29Les mots utilisés pour décrire les victimes sont caractérisés par une « neutralité énonciative » caractéristique de l’exigence d’objectivité qui pèse sur la presse (Touboul, Damian-Gaillard et Marty, 2012, § 10). « Ce n’est pas à proprement parler de l’objectivité, mais c’est le jeu de l’objectivité par effacement énonciatif » précise Patrick Charaudeau (2006, §15). Quand les journalistes utilisent des termes connotés, ils sont d’autant plus signifiants. Pour les victimes (autant les mineures que les adultes), ces descriptions sont négatives. Trois souffrent de problèmes psychiatriques. Plusieurs femmes sont stigmatisées par le milieu dans lequel elles vivent : leurs proches ou leurs parents sont maltraitants, peu éduqués, les protgonistes vivent dans des campings, etc. D’autres sont stigmatisées et endossent une certaine responsabilité dans leur propre agression. Kylie Jenner est victime de chantage en ligne, mais on rappelle qu’elle a un côté sombre et qu’elle est poursuivie pour plagiat. Lolita Verdier est dépeinte à travers son histoire (le décès de sa maman, ses mauvaises fréquentations) et est droguée (ce que la famille conteste). Véronique Pirotton a été tuée par son compagnon, un politicien belge. Les informations la concernant émanent des personnes entendues lors du procès et presque tous les éléments se rapportent à son couple « malsain », à sa personnalité « fragile » et à sa vie sexuelle « débridée ».
30Les victimes sont donc absentes des articles, soit parce qu’elles sont mortes, soit parce qu’elles n’ont pas droit à la parole, surtout parce qu’elles sont peu décrites. Quand elles le sont, cela se retournent contre elles puisqu’on souligne leurs faiblesses, leurs comportements à risque, le milieu défavorisé dans lequel elles vivent. C’est le retournement de la faute identifié par Albert Bandura (cité par Romito, 2006, p. 68-69) et régulièrement constaté dans les travaux (Debras, 2003, p. 158-164, Houel et al. 2003).
31Dans le corpus raisonné, des connotations positives apparaissent. Il s’agit surtout des survivantes. L’actrice française Marlène Jobert est fière de la manière dont sa fille, Eva Green, a géré l’agression subie par Weinstein. Jane Fonda trouve l’amour malgré les agressions sexuelles et Emma Watson répond de manière assurée quand des féministes l’attaquent à propos de ses photos dénudées. On ne peut que constater que ces connotations positives apparaissent le 25 novembre, alors que l’affaire Weinstein a éclatée, et que les victimes ainsi décrites sont des célébrités…
32Deux survivantes de violences conjugales, Majde et Linda, apparaissent comme des figures actives. Cependant, même dans ces cas, les éléments livrés ne permettent pas de comprendre réellement qui sont ces femmes, ce qu’elles ont vécu et comment elles l’ont traversé. Majde et Linda semblent “simplement” avoir rencontré des personnes ressources au bon moment. Pourtant, les recherches montrent que les victimes ne sont pas si simples à appréhender et que leurs parcours ne sont pas linéaires. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) souligne que « la plupart des femmes maltraitées ne sont pas des victimes passives et, qu’en fait, elles adoptent des stratégies actives pour renforcer leur sécurité et celle de leurs enfants » (Krug, 2002, p. 106-107). Une recherche-action de Vie Féminine montre aussi que les sorties des situations ne sont pas aussi simples que cela. Les victimes peuvent par exemple faire des allers et retours au domicile, retirer leurs plaintes, développer des discours contradictoires. Pourtant, durant ces phases, « elles accumulent en fait des ressources, des contacts, de la confiance. Derrière ces ambivalences apparentes se trouvent des actes de résistance et des prises de consciences qui leur permettent de survivre dans un milieu violent et qui renforcent leur sécurité et celle de leur(s) enfant(s) » (Vie Féminine, 2010, p. 4-5). Ces profils et parcours nuancés n’apparaissent jamais dans la presse.
33Le deuxième type de victime présenté dans la presse apparaît dans les articles “société”, il s’agit des victimes collectives. Certains groupes sont précis (les personnes exploitées par le proxénète Dominique Alderweireld, les sans-abris auxquelles la ville de Rotterdam veut imposer la contraception, les esclaves opprimées par les Saoudiennes de l’hôtel Conrad). D’autres articles, s’intéressant à des phénomènes plus globaux, font référence aux femmes en général. Par exemple, on lit que 98% des femmes ont déjà été harcelées ou que « les victimes de viol » ne devront plus se rendre au commissariat. On constate donc un certain degré d’abstraction dans ces articles.
34Roger Herla s’intéresse à la manière dont les assistants sociaux catégorisent les personnes qui s’adressent à eux. Ce qu’il explique à propos de l’accompagnement des victimes peut s’appliquer à la presse. Selon lui, deux travers sont fréquents : rester trop attaché au niveau individuel ou, au contraire, trop abstraire.
« Quand on est noyé par la singularité, avec la culpabilité qui peut l’accompagner et les effets parfois contre-productifs d’une posture victimaire, cet équilibre passe par le rappel du contexte et de l’histoire des rapports sociaux de genre. Mais quand ce sont les récits politiques qui prennent le pas sur le récit personnel, il implique de ne jamais oublier qu’on a à faire à une femme unique, dont l’histoire individuelle et conjugale est à nulle autre pareille et mérite d’être entendue – sous peine de perdre le lien qui nous lie à elle ou simplement d’écraser son vécu propre sous l’histoire et les espoirs collectifs au détriment d’une position tout aussi indispensable : celle de l’empathie, de la reconnaissance, en une mot, celle du care. » (Herla, 2017, p. 6-7)
35Les journalistes tombent dans les deux pièges. Dans les faits divers, ils ne parviennent pas à dépasser la singularité des cas. Les explications ne valent que pour les personnes concernées et reste cantonnées à des interprétations individuelles, psychologiques (par exemple le mari n’a pas supporté la séparation, la victime était fragile) ou relationnel (le couple malsain). Au phénomène de responsabilisation des victimes que nous venons de décrire s’ajoute celui de la déresponsabilisation des auteurs13. Le fait d’analyser les situations en termes individuels a « pour effet de dépolitiser les conflits découlant des rapports sociaux de sexe et par conséquent de conforter la domination masculine » (Gillioz, 2009/1, p. 122). Dans les articles de société, les humains disparaissent au profit des institutions, des chiffres, des abstractions (c’est le marché de l’emploi qui est discriminant). Par ailleurs, nous l’avons déjà souligné, le fossé est tel entre les articles que ces phénomènes ne peuvent jamais être appréhendés comme des parties d’un tout. Patrizia Romito déplore que ces violences ne soit jamais replacées dans le « continuum de violence » (Liz Kelly, citée par Romito, 2006, p. 151). « Une autre technique d’occultation est la séparation. En effet, si l’on nous présente diverses formes de la violence comme si elles étaient distinctes entre elles, et qu’on leur attribue de ce fait des appellations différentes, nous n’arrivons pas à les considérer dans leur continuité ni à réaliser qu’elles sont perpétrées dans une large mesure par la même catégorie d’individus. » (Romito, 2006, p. 147)
Médiatisation contre-productive
36Les violences à l’égard des femmes sont donc bien présentes dans la presse écrite francophone belge. Cependant, la couverture médiatique ne permet pas de réellement prendre la mesure du problème puisque les faits sont peu expliqués, peu remis en contexte, et que les explications restent individuelles. Quand on examine le type de faits relatés, les intervenants qui ont la parole et les moments de publication, il apparaît également que cette médiatisation occulte autant qu’elle met en lumière.
Des violences et des protagonistes extraordinaires
37Les violences à l’égard des femmes apparaissent majoritairement dans les faits divers ou les comptes-rendus judiciaires. Les actes décrits se déroulent alors principalement dans la sphère familiale et dans la sphère publique (la rue). Il s’agit surtout de violences qu’on pourrait catégoriser comme “physiques” : des meurtres, des assassinats, des coups et blessures, des agressions sexuelles, des attaques, des empoisonnements, des disparitions. La plupart des faits sont extraordinaires : des incendies volontaires, un conflit de voisinage qui dure depuis 17 ans, des meurtres, une attaque à la voiture contre un groupe de Témoins de Jéhovah, un enfant enfermé durant une journée entière sur un balcon en plein hiver, une attaque à la machette dans un camping, la séquestration d’une directrice d’école par une adolescente qualifiée de « machiavélique », le meurtre d’une famille complète, etc. Les violences n’occasionnant pas la mort, les humiliations et les injures, les cas qui ne débouchent pas sur un procès, les violences moins spectaculaires n’apparaissent nulle part dans les pages de la presse.
38Un cinquième des articles (25 sur 120) concernent une célébrité, qu’elle soit la victime (13 cas) ou l’auteur (11 cas). Les violences ne sont pas nécessairement différentes de celles qui touchent des inconnues puisqu’il s’agit de menaces, d’agressions sexuelles, viol, attaques, harcèlement sexuel, harcèlement, injures. Les articles ont cependant tendance à être plus longs. Les procès de Bernard Wesphael (politicien belge) ou d’Oscar Pistorius (sportif de haut niveau) accusés du meurtre de leur compagne remplissent des pleines pages. La sortie du téléfilm relatant l’histoire de Flavie Flament occupe deux feuillets. Par ailleurs, les victimes célèbres ont beaucoup plus la parole et sont dépeintes comme plus actives que les inconnues. Jane Fonda a été agressée sexuellement, mais cela ne l’a pas empêché de faire carrière et de trouver l’amour ; Emma Watson tient tête à celles qui l’injurient ; Flavie Flament est longuement interviewée et milite pour l’allongement du délai de prescription. À l’exception de quatre survivantes, les femmes qui ne sont pas célèbres n’ont pas la parole car elles sont mortes ou sont absentes des discours. Ce sont alors les autorités, les témoins, leurs proches, souvent des parents, qui prennent la parole pour elles.
39Harvey Weinstein cumule ces deux caractéristiques : il est célèbre et les faits qui lui sont reprochés sont hors du commun par le nombre de victimes. L’affaire éclate le 5 octobre 2017 lors de la publication de l’article du New York Times, soit à la fin de notre corpus. Pourtant, il semble que les journées des 11 et 25 novembre subissent un « effet Weinstein ». Le nombre de textes n’est pas nécessairement élevé, mais rien que sur ces journées, un article concerne Charlie Sheen, deux Harvey Weinstein et cinq Kevin Spacey. Ces textes ne renouvellent cependant pas vraiment la couverture des faits de violence puisqu’ils sont très descriptifs, totalement centrés sur l’auteur dont la seule célébrité semble suffire à la publication. Par ailleurs, les victimes sont complètement évacuées de ces brèves. Au mieux, des mères s’expriment pour leurs enfants, notamment Marlène Jobert sur la manière dont sa fille Eva Green a réagi.
Jours extraordinaires, couverture extraordinaire
40Les jours du corpus raisonné sont l’objet d’une médiatisation hors du commun. Beaucoup plus d’articles sont publiés aux alentours des 8 mars, 11 et 25 novembre en raison de l’augmentation du nombre de textes de société. En effet, le nombre de faits divers ne chute pas vraiment (de 70 à 63) ; par contre, le nombre de de papiers de société explose (de 10 à 64). Or ces publications sont très différentes de l’ordinaire fait divers. Ces derniers sont peu contextualisés (en blanc dans le tableau 1). Un événement se produit, il est décrit, mais peu commenté et peu mis en perspective. Quand le journaliste dépasse le simple inventaire factuel, il se contente d’apporter le point de vue d’une des parties ou il développe des explications ponctuelles.
41Les articles de société sont les seuls qui s’éloignent des faits (en grisé dans le tableau 1). Un tiers d’entre eux présentent des mesures prises par les politiques ou des actions menées par des associations. Ces textes souvent rappellent des chiffres, des faits liés au phénomène mis en lumière. Les analyses plus systémiques apparaissent plus régulièrement dans le corpus raisonné. Les faits de violence sont alors interprétés dans le contexte d’une société discriminante : le marché de l’emploi n’est pas égalitaire, les normes genrées et patriarcales pèsent sur les individus, les femmes sont l’objet de violences parce qu’elles sont des femmes, etc.
Tableau 1 : Mises en perspective dans les articles
Type de mise en perspective |
C. aléatoire |
C. raisonné |
Faits non contextualisés (tous des faits ponctuels) |
45 |
41 |
Pas de faits de violence directe |
- |
6 |
Les faits restent énigmatiques |
2 |
- |
Les faits sont uniquement énoncés |
44 |
35 |
Prise de parti (tous des faits ponctuels) |
11 |
19 |
Les faits sont présentés en privilégiant l’avis de la victime |
1 |
9 |
Les faits sont présentés en privilégiant l’avis de l’auteur |
6 |
|
Victime et auteur dos à dos |
- |
1 |
Des éléments sont apportés pour comprendre l’auteur |
5 |
5 |
Parti pris contre l’auteur |
4 |
|
Analyse ponctuelle (tous des faits ponctuels) |
10 |
5 |
Analyse de la situation particulière |
2 |
2 |
L’article apporte une explication à une échelle individuelle |
8 |
3 |
Analyse plus globale |
11 |
42 |
Les faits sont mis en perspective avec d’autres affaires (faits ponctuels) |
1 |
1 |
Prises de mesures et actions (événements à portée plus globale) |
- |
14 |
L’article apporte une explication systémique (événements à portée plus globale) |
10 |
27 |
Articles d’opinion |
- |
4 |
42Cela a déjà été abordé, les profils des victimes et des auteurs dans ces articles, sont plus collectifs et abstraits. Aux côtés de ces protagonistes, les intervenants sont très différents (tableau 2). Les acteurs du terrain (témoins, personnels policier, judiciaire, médical) reculent au profit d’acteurs institutionnels. Les représentants symboliques, les personnalités médiatiques (par exemple une réalisatrice d’un documentaire sur les violences gynécologiques) et politiques sont deux fois plus nombreux dans le corpus raisonné que le corpus aléatoire. Ce sont les ministres qui prennent des mesures. Par exemple, la ministre fédérale de l’Égalité des chances inaugure des centres d’accueil pour les victimes de viol ; la ministre des Droits des femmes et de l’Égalité des chances wallonne fait le bilan d’une année d’appel à la ligne Écoute violences conjugales ; la ministre du Logement annonce l’ouverture d’une centaine d’habitations sociales pour les victimes. Ce sont aussi les associations de femme qui entrent en action : l’asbl Touche pas à ma pote lance une application pour lutter contre le harcèlement de rue, un groupe Facebook d’étudiant·e·s permet de discuter du sexisme dans une université. Les explications plus globales sont fournies par un organisme de prévention de sécurité et santé au travail, une plateforme d’associations féministes, des groupes politiques, etc. Ce sont ces journées-là, que la parole est donnée aux principales intéressées : deux femmes témoignent des choix qu’elles ont posé en termes de conciliation vie privée/vie professionnelles, deux autres survivantes expliquent comment elles ont échappé à un conjoint violent. Mais ce sont aussi ces jours-là que les voix des victimes sont les plus recouvertes par un discours institutionnel.
Tableau 2 : Acteurs intervenant dans les articles
Intervenants (sauf signataires) |
Corpus aléatoire |
Corpus raisonné |
Non déterminé |
0,30 |
1,74 |
Victime |
15,55 |
19,61 |
Victime secondaire |
2,13 |
2,83 |
Témoin |
7,01 |
3,49 |
Auteur |
10,06 |
9,15 |
Autorité policière |
5,18 |
2,83 |
Autorité judiciaire |
18,29 |
6,75 |
Représentant symbolique |
16,77 |
30,07 |
Personnalité médiatique |
2,74 |
5,88 |
Personnalité politique |
2,13 |
4,79 |
Autre |
9,76 |
6,10 |
Personnel médical |
8,54 |
1,09 |
Institution médiatique |
1,52 |
5,66 |
Total |
100 (N= 328) |
100 (N = 459) |
43On voit que la médiatisation des violences faites aux femmes est lacunaire. Tous les faits de violence ne sont pas couverts, mais seulement ceux relevant du spectaculaire ou impliquant une célébrité. L’augmentation du nombre d’articles et leur diversification les jours du corpus raisonné permettent de présenter des explications plus globales de ces phénomènes. Pourtant la parole des survivantes qui apparaît alors est noyée par un discours institutionnel opportuniste. Par ailleurs, ces explications plus systématiques se font au prix d’une abstraction du propos qui invisibilise les victimes et les auteurs. Enfin, l’affaire Weinstein focalise l’attention sur un agresseur exceptionnel, ce qui détourne le regard de tous les hommes ordinaires qui violentent. Les mécanismes de médiatisation de ces faits sont donc largement paradoxaux.
44Ce type de traitement équivoque a déjà été souligné à propos de la journée internationale pour les droits des femmes. Dominique Desmarchelier remarque un double traitement à l’occasion du 8 mars : celui réservé aux femmes ordinaires et celui des célébrités, mieux loties. « […] la journée des femmes (anonymes, opprimées, victimes de violence) et la description des journées de certaines femmes (célèbres, emblématiques), dont l’épanouissement personnel et professionnel cache la réalité quotidienne vécue par l’immense majorité des femmes dans le monde. » (2007, p. 75) Simonie Bonnafous et Marlène Coulomb-Gully soulignent également que la couverture du 8 mars mélange conservatisme, progressisme, récupération marketing, stigmatisation des étrangers. Les autrices constatent que la focalisation sur cette date est un risque de « marronisation » et de « ritualisation » de cette journée, y compris « au profit d’opérateurs dont les intérêts sont aux antipodes des ambitions revendicatrices » (2007, p. 94). Ce côté superlatif de la couverture lors des journées internationales s’apparente au vacarme décrit par Patrizia Romito où les voix des psychiatres, des avocats, des travailleurs de la santé, des experts, des messieurs et mesdames tout le monde s’entremêlent (Romito, 2006, p. 22).
Les sources des récits médiatiques
45Il est intéressant de se pencher sur les sources des articles afin de vérifier quel point de vue domine. Tout d’abord, un tiers des textes n’indiquent aucune source (tableau 3). Ces articles semblent apparaître sans point de vue dans les pages du journal. Pour certains de ces papiers, il est évident que le journaliste a assisté à une audience de justice ou qu’il y a eu une conférence de presse, mais sans que l’énonciateur soit clairement indiqué. Pour le reste, les résultats de ce codage est cohérent avec les résultats concernant les genres d’articles et leurs caractéristiques décrites ci-dessus. En effet, dans le corpus aléatoire, les sources secondaires (policiers, procureurs, urgentistes, etc.) représentent un autre tiers alors que, dans le corpus raisonné, cette place est occupée par les informateurs institutionnels. Les sources primaires (les acteurs directs des faits : victimes et auteurs), ne se classent qu’en troisième ou quatrième position. Ce qui confirme les effets d’invisibilisation déjà décrits.
Tableau 3 : Sources des articles
C. aléatoire |
C. raisonné |
|
Aucune |
30,1 |
27,3 |
Primaire |
21,9 |
16,5 |
Secondaire |
37,0 |
17,4 |
Médiatique |
4,1 |
8,3 |
Institutionnelle |
6,8 |
30,6 |
100 (N =73) |
100 (N = 121) |
46L’examen croisé des sources et des genres journalistiques confirment les analyses précédentes. L’absence de source se concentre dans les textes les plus courts (brèves et les filets). L’absence de sources et les acteurs secondaires sont privilégiés dans le corpus aléatoire, vraisemblablement les faits divers. Les informateurs institutionnels sont plus nombreux dans le corpus raisonné et les genres plus réflexifs comme l’enquête. Les acteurs des faits interviennent dans les interviews, les reportages et les analyses, et donc plus dans le corpus raisonné. Le panel des sources et des genres journalistiques est plus varié au sein du corpus raisonné. Les journalistes sortent des rédactions lors des journées internationales. Les manifestations constituent le terrain. Très peu de reportages se déroulent dans les associations spécifiquement dédiées à la lutte contre les violences.
Tableau 4 : Type de sources en fonction du genre des articles
NB : uniquement les articles informationnels (les opinions et commentaires sont exclus)
47Certaines sources entre directement en dialogue avec le journaliste lors d’interviews ou de discussions sur le terrain (“citation” dans le tableau 5). D’autres sont entendues lors des procès ou des conférences de presse ou lues dans des documents. Enfin, l’origine de l’information n’est pas toujours explicitée (“pas précisé”). Les sources primaires et secondaires sont citées et entendues, ce qui signifie que les rédacteurs les rencontrent en personne ou prennent note durant les procès et les conférences de presse. Les sources institutionnelles sont celles qui font le plus l’objet d’un entretien particulier. Ceci est également corrélé au genre des articles. En effet, les journalistes présentent les faits divers au moment où ils apparaissent (il s’agit alors de conférence de presse de la police ou du parquet) et lors du procès. Alors que les institutions sont rencontrées dans le cadre d’articles où la démarche de terrain domine.
Tableau 5 : Type de citation en fonction des sources
48Les victimes ne sont pas les sources les plus fréquentes de l’information (39 occurrences, en gras dans le tableau 6) et leurs propos sont parfois de seconde main (repris dans d’autres médias ou délivrés par un intermédiaire). Les premières sources des articles du corpus sont les acteurs secondaires, particulièrement les autorités judiciaires et policières sont à l’origine des informations dans 38 cas. C’est le point de vue majoritaire dans les faits divers. Ceci est confirmé par d’autres recherches. Elisabeth Cossalter signale que les faits-diversiers s’appuient sur des sources de deux ordres : « celles dites “autorisées” et celles dites “proches de l’événement” ». (2005, p. 50) Les premières recouvrent la gendarmerie, les pompiers et la justice. Les secondes sont les familles et le voisinage (2005, p. 52). Les faits divers du corpus semblent s’appuyer également sur ces informateurs. Or, Elisabeth Cossalter souligne le risque d’instrumentalisation, « non pas effective, mais psychologique » des journalistes par les sources (2005, p. 54). Dans leur travail sur le fait divers passionnel, Annik Houel, Patricia Mercader et Helgo Sobota constatent une véritable collusion entre journalistes et les représentants des forces de l’ordre. Les journalistes, renonçant à toute enquête parallèle, légitiment ces instances et leur manière de considérer les faits (Houel et al., 2003, p. 52-56).
49Plusieurs recherches soulignent le manque de formation de ces professionnels. La recherche-action menée par Vie féminine dévoile que la violence dont les femmes sont victimes est souvent renforcée par les institutions. Les relations avec les systèmes policier et judiciaire semblent difficiles.
« Beaucoup estiment même qu’y recourir ne sert à rien, voire [que cela] se retourne contre elles. Trop souvent, les femmes ne se sentent pas du tout prises au sérieux ni respectées par les institutions qui sont censées les aider. Nombreuses sont celles qui nous ont relaté des épisodes de banalisation de la violence et de culpabilisation des victimes […] » (Vie Féminine, 2010, p. 4).
50Patrizia Romito dénonce dans plusieurs ouvrages le sexisme qui règne parmi les policiers, les magistrats et les médecins (notamment 2006 et 2011). Lors du colloque Regards croisés : violences pluri’elles, femmes et enfants, Oriane Simone – avocate et présidente de l’asbl Fem & Law – souligne le désintérêt du monde judiciaire pour ces questions (la Convention d’Istanbul est passée complètement inaperçue dans le monde du droit, selon elle), le manque de formation de la magistrature et des avocats, la méfiance à l’égard des femmes et la misogynie qui sont toujours une réalité (Collectif des Femmes, 2018). À la lumière de ces critiques, il apparaît que l’utilisation sans distance des discours de ces professionnels dans les articles pourrait être problématique.
51En deuxième position, on trouve les sources institutionnelles, concentrées dans les articles de société, sont des ministères (15 occurrences), des organismes de toutes sortes (13 occurrences) et des associations de femmes (14 occurrences). Avant les protagonistes des faits, on trouve donc les sources secondaires et les institutions. Marie-Christine Lipani-Vaissade (2005, p. 66) a mis en lumière ce même mouvement du terrain (les témoins) vers l’expertise (professionnels et institutions). Ce que la chercheuse constate c’est une « délégation de la parole » (2005, p. 68). Or il apparaît que toutes les expertises ne se voient pas attribuer la même place : « le pouvoir politique et économique permet d’obtenir un accès facile aux journalistes » (Gans, 1979, p. 80, cité par Kaciaf et Nollet, 2013, p. 8). Nicolas Kaciaf et Jérémie Nollet soulignent que certains groupes « disposent d’un “accès habituel” aux médias en raison de leur “richesse” et de leurs “sources institutionnelles de pouvoir” » (Kaciaf et Nollet, 2013, p. 9) ce qui leur permet d’imposer leurs cadres interprétatifs (p.10). Ceci est couplé à la tendance des journalistes à se tourner vers l’establishment pour être reconnus comme de bons professionnels. Cet « univers de connivence » déjà analysé par Rémy Rieffel (1984) ou Serge Halimi (1998) associé aux routines professionnelles (Accardo, 1995) favorise autant certains thèmes et acteurs qu’il empêche les journalistes de renouveler leurs approches en intégrant de nouveaux interlocuteurs. Ces derniers « doivent s’en remettre à la “perturbation” » (Kaciaf et Nollet, 2013, p. 9)
52Parmi les sources institutionnelles, toutes n’ont pas une expertise sur les phénomènes de violence. Par exemple, sur les quinze interventions des ministères, six ne proviennent pas des cabinets en charge de l’Égalité aux niveaux fédéral et wallon. L’ULB, Facebook ou les CPAS ne sont pas des spécialistes des violences faites aux femmes. Par contre, Mensura (discrimination salariale), le Conseil Supérieur de l’Audovisuel (publicité sexiste), la FGTB (discrimination à l’emploi) et certaines associations de femme (le congrès des femmes polonaises, le Conseil de l’égalité des chances, Amazone par exemple) interviennent dans des articles sur les violences symboliques. L’Institut de Criminologie et de Criminalistique et certaines associations de femmes (Touche pas à ma pote, Mirabal, La Consoude, Vie féminine) commentent des violences physiques ou le harcèlement de rue. Manifestement, les associations de femmes – qui sont pourtant celles où les connaissances sur ces questions s’est historiquement développée dans les années 1970, qui sont celles qui accompagnent les victimes et qui possèdent vraisemblablement l’expertise la plus pointue – ne sont pas les organismes qui accèdent le plus facilement aux journalistes. C’est d’autant plus vrai que ces associations ne sont interrogées que lors des journées internationales au milieu des manifestations et non sur le terrain des violences (à l’exception du reportage sur l’abri pour femmes battues, La Consoude, qui accompagne le discours de la survivante, Linda). On peut affirmer que les associations de femmes ne bénéficient que de la “perturbation” (pour reprendre le mot de Kaciaf et Nollet) que représente les 8 mars et 25 novembre et qu’elles ne parviennent pas à imposer leurs cadres interprétatifs. C’est donc bien les sources autorisées et l’establishment qui constituent la réserve pour les « experts médiatiques » (Camion et Van Wynsberghe, 2017, p. 27).
53Selon Baptiste Campion et Caroline Van Wynsberghe, les experts sont devenus centraux dans les récits médiatiques car ils informent, font autorité, interprètent les événements (2017, p. 26) et influencent fortement l’espace public (2017, p. 27). « Les experts médiatiques sont devenus, à cause ou malgré eux, l’objet d’un enjeu démocratique important. » (2017, p. 27). Plusieurs contributions du dossier qu’ils dirigent sur la question montrent que la compétence n’est pas nécessairement le premier critère de choix de ces experts, mais qu’ils doivent d’abord être « bons clients » (Solimando, 2017) et qu’ils sont souvent sélectionnés en fonction de la proximité idéologique qui les lie au journaliste (Baygert, 2017). Il apparaît, par ailleurs, que le contenu n’est pas toujours à la hauteur puisque certains experts interviennent sur des sujets qui ne sont pas tout-à-fait dans leur champ (Solimando, 2017) et que la brièveté des formats médiatiques oblige à réduire la complexité d’une explication au strict minimum (Baygert, 2017). Les associations de femme semblent ne pas faire partie des bons clients répertoriés par les rédactions. Est-ce parce qu’elles souffrent de l’image carnavalesque d’un 8 mars qui finirait par être contre-productif ou parce qu’elles ne font pas partie de l’entre-soi journalistique décrit par Nicolas Baygert ? Ceci pose effectivement la question de l’enjeu démocratique soulevée par Baptiste Campion et Caroline Van Wynsberghe.
Tableau 6 : Type de personnes rencontrées
Type de source |
Type de personnes rencontrées |
||||||||||||||||||||||||||||
Aucune |
55 |
Pas de précision |
|||||||||||||||||||||||||||
Secondaire |
46 |
|
|||||||||||||||||||||||||||
Institutionnel |
42 |
|
|||||||||||||||||||||||||||
Primaire |
32 |
|
|||||||||||||||||||||||||||
Médiatique |
14 |
|
Conclusion
54Cette emphase sur l’enjeu démocratique tapi derrière l’utilisation médiatique des experts vaut pour l’expertise des associations de femmes sur les violences, mais on peut l’étendre à l’ensemble des acteurs, y compris les femmes lambda, et au thème des violences faites aux femmes. Qui a accès aux médias et à la médiatisation et comment ?
55Les résultats de la recherche montrent que si les violences sont relativement présentes dans la presse écrite, les processus de médiatisation sont lacunaires. Les victimes ne sont pas présentes, quand elles le sont cela se retourne contre elles. L’expertise des associations de femme est également sous-utilisée. La couverture quantitativement importante du 8 mars et du 25 novembre ou la multiplication des articles suite à l’affaire Weinstein détournent le regard des violences ordinaires quotidiennement subies par les femmes.
56Le thème lui-même n’est pas véritablement présent. La catégorisation du phénomène dans le fait divers empêche toute réflexion globale, les journalistes privilégiant les explications individuelles. Or se dessine là un problème social majeur. Dans Psychosociologie du crime passionnel, Annik Houel, Patricia Mercader et Helga Soboto soulignent que les hommes qui tuent et les femmes qui sont tuées partagent une éducation inégalitaire – autant de la part de leurs pères que de leurs mères – qui les dessert tous, « ils sont malades de la politique duale du genre » (Mosconi, 2010, p. 215). Les biais de genre à l’œuvre dans la médiatisation opèrent aussi dans l’éducation, la justice, la médecine, la politique et cela empêche de prévenir, de juger, de soigner la violence.
57Non seulement les journalistes passent à côté d’un réservoir important de sujets à traiter, mais cet impensé médiatique les rend également complices des mécanismes de domination sociale. Annik Houel, Patricia Mercader et Helga Soboda définissent le fait divers passionnel comme « une littérature normative et même politique qui soutient les institutions en place […] fonctionnant comme une pseudo-évidence, le récit de crime dit passionnel peut apparaître comme l’un des innombrables instruments discursifs de contrôle social » (2003, 173). Les journalistes ne sont peut-être pas conscients de ce mécanisme, mais Patrizia Romito souligne que « pour qu’il y ait “stratégie”, il n’est pas nécessaire que ses acteurs agissent en toute conscience du but poursuivi. » (2006, p. 80)
58Enjeu démocratique, écrivions-nous, c’est aussi un enjeu économique. Dans son étude de la réception des médias écrits, Sylvie Debras montre que les femmes ne les lisent pas parce que « cette presse ne s’intéresse pas à elles et ne s’adresse pas à elles, ni dans la forme ni dans le fond » (Debras, 2003, p. 32). Or la perte du lectorat féminin et des jeunes hommes (qui réagissent en grande partie comme les femmes) met aujourd’hui en péril le modèle économique de la presse écrite. Pour survivre les médias doivent intégrer le féminin, dans leurs rédactions14, dans les formes d’écriture, dans les sujets traités, dans les angles d’analyse, dans les expertes sollicitées et dans les personnes représentées. Comment faire ? En 1997 déjà, Dominique Wolton s’inquiétait « de la disproportion dans le traitement entier de pans de la réalité » (228) et, déjà, il reliait ce problème à celui de la formation des journalistes. Les journalistes eux-mêmes – souvent elles-mêmes – dénoncent les faiblesses dans la couverture des phénomènes de violence15 et les associations professionnelles ou les groupes de médias rédigent des chartes déontologiques visant à améliorer cette médiatisation16. Souvent ces documents sont inspirés de la Charte espagnole17 adoptée en 2008 dans la foulée de la Loi Organique contre la Violence de Genre de 200418. Les violences faites aux femmes ne se limitent pas aux épouses battues, mais s’inscrivent dans un ensemble complexe de phénomènes connectés et assurant la domination masculine. En offrir une représentation plus juste suppose que les médias adoptent des politiques éditoriales globales sur les questions de genre. Ceci suppose que les hommes et les femmes travaillant dans les entreprises de presse soient sensibilisés et formés à ces sujets.
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Notes
1 http://www.unwomen.org/fr/how-we-work/intergovernmental-support/world-conferences-on-women
2 https://ec.europa.eu/info/aid-development-cooperation-fundamental-rights/your-rights-eu/know-your-rights/equality/equality-between-women-and-men_en
3 https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectID=09000016805c7cac
4 https://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list/-/conventions/rms/0900001680084840
5 https://diplomatie.belgium.be/fr/Newsroom/actualites/communiques_de_presse/affaires_etrangeres/2016/03/ni_140316_gender_based_violence
6 https://igvm-iefh.belgium.be/fr/publications/plan_daction_national_de_lutte_contre_toutes_les_formes_de_violence_basee_sur_le_genre
8 Etant donné que le 11 mars tombait un samedi, les journaux ont publié un seul numéro le vendredi 10.
9 Le rapport est publié sur le site www.ajp.be/diversite. Se reporter aux pages 10 à 12 pour une présentation générale, à la page 17 pour la partie quantitative (l’AJP partage la grille d’analyse sur demande), aux pages 57 à 61 pour le volet qualitatif. Par ailleurs, afin que d’autres chercheurs puissent valider les résultats qualitatifs, l’entièreté des catégorisations sur lesquelles l’analyse qualitative est basée est disponible en annexe (pages 115 à 216).
10 Les résultats complets sont dévoilés dans le rapport de recherche publié sur le site www.ajp.be/diversite et un grand nombre d’articles du corpus ont été reproduits dans les annexes.
11 Dans leur travail sur le fait divers passionnel, Annik Houel, Patricia Mercader et Helga Soboda signalent que ces récits de crime ont une place particulière dans la presse car ils sont lus, ils font vendre et ils sont placés dans des pages stratégiques du journal (2003, p. 21). Cependant, les faits divers sur lesquels elles travaillent sont très différents de ceux de notre corpus, par leur longueur, le développement narratif dont ils font l’objet et la tradition dans laquelle ils se placent. Ce sont des faits divers classiques. Dans notre corpus, il s’agit beaucoup plus de brèves et de filets.
12 L’actrice Emma Watson est victime d’injures en ligne. Flavie Flament est une animatrice de la télévision française, violée pendant son adolescence par un photographe de mode.
13 Les résultats concernant les auteurs de violence ne sont pas abordés dans cet article. Ils sont disponibles dans le rapport de recherche complet (www.ajp.be/diversité). On peut rapidement préciser que les agresseurs sont aussi fantomatiques que les victimes. Deux différences majeures sont à constater. D’abord, les connotations positives sont plus nombreuses (un meurtrier est décrit comme « gentil » et un autre comme « un pacifiste militant de la non-violence »). Ensuite, les journalistes mentionnent régulièrement des éléments qui expliquent les violences. Ces informations participent des phénomènes de psychologisation et d’euphémisation décrits par Patrizia Romito (2006).
14 Une enquête (www.ajp.be/journalistesfemmes) sur les conditions de travail dans les rédactions (largement insatisfaisantes) montrent que les femmes ne représenteraient que 33% des journalistes en Belgique (Le Cam, Libert et Ménalque, 2018, p. 11).
15 Voir le tumblr Les mots tuent (https://lesmotstuent.tumblr.com/), le travail de recension des féminicides de Libération (https://www.liberation.fr/apps/2018/02/meurtres-conjugaux-derriere-les-chiffres/) ou celui de Stop féminicide en Belgique (http://stopfeminicide.blogspot.com/).
16 Notamment les recommandations de l’Association des journalistes professionnels de Belgique (http://www.ajp.be/violencesfemmes-recommandations/) ou celles de la Fédération internationale des journalistes (https://www.ifj.org/fr/quoi/egalite-des-sexes.html).
17 Traduction française : http://www.crepegeorgette.com/2014/10/14/charte-journalisme-violence-sexisme/
18 Traduction française : https://www.coe.int/t/dg2/equality/domesticviolencecampaign/countryinformationpages/spain/LeyViolenciadeGenerofrances_fr.pdf
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