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Le récit médiatique des troubles du comportement alimentaire sur le web
« Les Brindilles », étude de cas
Résumé
L’objectif de l’article est de montrer comment le web offre des outils permettant aux personnes atteintes de troubles mentaux – qui peuvent entraîner des difficultés sociales et de communication ainsi que de la stigmatisation – de faire une mise en récit médiatique de leur expérience. L’analyse repose sur un cas particulier, une communauté en ligne sur les troubles du comportement alimentaire appelée « Les Brindilles ».
Abstract
The purpose of the article is to show how the web offers tools allowing people suffering from mental disorders – conditions that can lead to social and communication difficulties as well as stigmatization – to put their experience in a media narrative. The analysis is based on a particular case, an online community on eating disorders called "Les Brindilles".
Table des matières
Texte intégral
Introduction
1Les troubles mentaux renvoient aujourd’hui « à l’idée d’un désordre de l’esprit (...) ils recouvrent la maladie mentale, le handicap mental et la souffrance psychique »(Demailly, 2011 : 5). Ils peuvent engendrer des problèmes de représentation de soi, comme une dévalorisation de soi ou un dédoublement de la personnalité. Ils créent des problèmes de rapport au collectif, des difficultés de sociabilité et de communication. Ces troubles sont aussi stigmatisés et les personnes qui en souffrent peuvent être discriminées.
2En effet, avoir un trouble mental peut être considéré comme un stigmate en prenant la définition donnée par Goffman en 1963. En présence d’un individu, on peut remarquer des signes montrant qu’il a un attribut le rendant différent des autres individus de la catégorie à laquelle il pourrait appartenir. Une fois que l’on a remarqué cet attribut, l’individu « cesse d’être pour nous une personne accomplie et ordinaire et tombe au rang d’individu vicié, amputé. Un tel attribut constitue un stigmate, surtout si le discrédit qu’il entraîne est très large ; parfois aussi on parle de faiblesse, de déficit ou de handicap » (Goffman, 1975 : 12). Ces personnes sont considérées comme n’étant pas dans la norme et leurs relations, sociales notamment, vis à vis de ceux que Goffman appelle « les normaux » vont être affectées.
3Dans l’ouvrage Histoire de la folie à l’âge classique (1972) Foucault questionne les liens entre société, raison et folie et en particulier la prééminence de la raison dans nos sociétés. Il revient sur les origines de la folie pour comprendre comment la société traitait les personnes qualifiées comme telles, tout en faisant une vive critique de la psychiatrie des années 70. Son ouvrage a marqué les esprits lors de sa publication et a provoqué de vifs débats sur le système psychiatrique français. Foucault y remet en question les normes établies et demande à ce que l’on écoute la voix des « fous ».
4Plus de quarante ans après la publication de son essai, le vocabulaire a évolué, c’est l’expression « personnes atteintes de troubles mentaux » ou « psychiques » qui est utilisée pour désigner les individus qui en souffrent. Cependant, ces derniers n’ont toujours pas l’impression d’être entendus. Par exemple, en 2015, six associations françaises ont créé un collectif national sur les schizophrénies afin de lutter contre la stigmatisation liée à ce trouble puisque d’après eux, « la schizophrénie fait l’objet de nombreuses idées fausses et la France est l’un des pays qui stigmatise le plus les personnes vivant avec ce trouble »1.
5Il y a donc une prise de parole pour faire changer cette situation afin que les personnes atteintes de troubles mentaux aient une voix dans l’espace public et qu’elles ne soient plus stigmatisées. C’est notamment le cas sur le web où de plus en plus de personnes s’expriment sur le sujet, que ce soit sous la forme de publications sur les réseaux sociaux, de tribunes dans les médias en ligne, de blogs ou de vidéos. Ces personnes utilisent des formats d’expression variés (des vignettes de bande-dessinées, des fils Twitter, des dessins, des textes, des photographies, des GIF, etc.) sur différents dispositifs (blogs, micro-blogging, réseaux sociaux, plateformes de partage de vidéos, etc.). Des associations participent aussi à cette prise de parole en ligne, par exemple avec le lancement de hashtags sur les réseaux sociaux2. Leur objectif est de faire diminuer les stéréotypes et clichés véhiculés dans les médias à ce sujet en donnant la parole aux personnes qui en ont l’expérience.
6Alexia Savey, jeune française de vingt ans, prend la parole sur le web, notamment sur les réseaux sociaux, pour partager son expérience avec l’anorexie mentale et son parcours de guérison. Elle se positionne dans la catégorie des « recovery sites », c’est à dire que son discours incite les lecteurs à suivre un traitement pour le trouble en opposition aux sites dits « pro-ana » sur lesquels les utilisateurs refusent majoritairement les soins (Csipke & Horne, 2007). Alexia a développé sur Facebook une communauté pour échanger sur le sujet qu’elle a appelée « Les Brindilles ». Son projet, qui fait partie d’un corpus constitué dans le cadre de ma thèse, va servir de terrain de recherche pour cet article.
7Cette expression en ligne sur les troubles mentaux invite à interroger les formes de cette prise de parole et la place des plateformes numériques comme espaces d’expression publics pour une population stigmatisée. Il convient ainsi d’étudier la manière dont ces outils de communication permettent « une mise en récit » et comment ils sont saisis pour parler d’un sujet difficile. On interrogera également le rapport aux troubles mentaux qui se construit dans ces différents espaces d’expression. Enfin, on peut se demander dans quelle mesure cela permet de « normaliser » la prise de parole autour des troubles mentaux, de lui donner une place dans l’espace public et éventuellement de développer des actions rayonnant au-delà de l’espace numérique, dans le monde réel.
Méthodologie et objet d’étude
Méthode d’enquête
8Cette étude de cas s’inscrit dans le cadre d’une thèse de doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication. Il s’agit d’une monographie autour des différents espaces numériques créés et gérés par Alexia Savey, une française de vingt ans, souffrant d’anorexie mentale depuis plusieurs années, où elle témoigne de son parcours avec ce trouble. Elle est active sur le web depuis 2012 mais c’est un projet datant de 2017 qui a été le point de départ de cette recherche. Il s’agit d’un groupe public Facebook appelé « The Brindilles - Blablabla », lancé officiellement en janvier 2017 mais sur lequel elle a commencé à publier dès décembre 2016. C’est l’un des seuls groupes français sur Facebook géré par un amateur3 ayant une communauté de plus de 1500 personnes et qui est régulièrement mis à jour. Il existe quelques autres groupes sur Facebook qui abordent le sujet mais avec peu de membres (d’un à quelques centaines seulement). De plus, Alexia est la seule à avoir développé un projet avec une présence sur des espaces multiples en plus du groupe (sur Instagram, Twitter, Youtube, un blog, une newsletter), ce qui fait la spécificité de sa démarche et son intérêt. Il n’existe pas d’après elle d’autre projet de ce type en France et c’est en remarquant ce manque auquel elle a été elle-même confrontée qu’elle a voulu le développer.
9Les publications sont majoritairement en français bien qu’il lui arrive de partager quelques textes ou citations en anglais. Elle parle d’anorexie mais aussi plus généralement des troubles du comportement alimentaire (TCA) et de développement personnel. A l’origine, le groupe était public et uniquement alimenté par Alexia mais depuis le début du mois d’octobre 2017, la créatrice a choisi d’en faire un groupe privé pour encourager les membres à publier des contenus et permettre les échanges entre eux de façon privée, comme elle l’a expliqué dans sa newsletter :
10« Je t’annonce que le groupe Facebook « The Brindilles Bla-Bla-Bla » est désormais ouvert à tes publications (et tes mille et une ⁉ questions ⁉) afin que tu puisses parler de ta souffrance librement et sans jugement ! » (Annonce publiée dans la newsletter du 5.10.17).
11Pour des raisons éthiques, l’analyse de contenu porte donc uniquement sur des publications faites par Alexia lorsque le groupe était public et visible par toute personne inscrite sur Facebook. Les 59 publications (dont 21 sont accompagnées de vidéos) faites par Alexia pendant les mois de décembre 2016 et janvier 2017 ont été analysées. Cette analyse de contenu a été complétée par deux entretiens semi-directifs avec Alexia en juin et août 2017. Les autres espaces gérés par Alexia sur le web – sa chaîne Youtube, son compte Instagram et la newsletter publiée pour la première fois le 14 septembre 2017 – ont aussi été analysés.
La présence numérique des « Brindilles »
12Les espaces composant « Les Brindilles » sont nombreux et sur différentes plateformes, ce qui crée un réseau vaste et disséminé sur le web. Le projet est présent sur quatre types de dispositifs différents :
13* Trois réseaux sociaux :
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Facebook avec :
14Un groupe Facebook (public au départ mais qui est maintenant privé) lancé en janvier 2017, correspondant au terrain initial à l’origine de l’étude. (Nombre de membres au 10.02.17 – groupe public : 531 // Nombre de membres au 22.02.18 – groupe privé : 15294).
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Une page Facebook « Les Brindilles » créée à l’origine par Alexia pour son blog « La Faim du Petit Poids » en 2012 et reprise pour « Les Brindilles » en janvier 2017 (Nombre de j’aime : 27105).
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Une page Facebook personnelle au nom d’Alexia.
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Instagram (Nombre d’abonnés : 5710).
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Twitter (Nombre d’abonnés : 609).
15* Un site d’hébergement de vidéos ayant des fonctionnalités de réseau social : Youtube (Nombre d’abonnés : 1075).
16* Deux blogs sous Wordpress : un blog collaboratif « Les Brindilles » et un blog personnel « La Faim du Petit Poids », premier espace créé par Alexia sur le web en 2012 (qui n’est plus mis à jour depuis le 3 janvier 2017).
17* Une newsletter hebdomadaire (occasionnellement bihebdomadaire) envoyée par mail à une liste d’abonnés.
18Grâce à ces différents espaces, Alexia peut partager avec les internautes qui la suivent ce que signifient le fait de vivre en souffrant d’anorexie et son parcours pour en guérir. Elle partage cela via différents formats : du texte, des images fixes (dessins et photographies notamment) et des vidéos. Un même contenu peut être publié sur plusieurs espaces (soit simultanément, soit en décalé).
19Comme le montre les chiffres ci-dessus, la communauté d’Alexia se compose de plusieurs milliers de personnes et elle continue de grandir plus d’un an après le lancement du projet. Cela lui permet donc d’atteindre un public assez large et de mettre en visibilité le trouble mental dont elle souffre mais aussi la santé mentale de manière plus générale avec sa mise en récit.
Mettre en récit pour mettre en visibilité
20On s’interrogera tout d’abord sur les formes de la prise de parole autour des troubles mentaux en prenant le cas particulier « Les Brindilles » qui vient d’être présenté. On va montrer comment la personne réalise une mise en récit médiatique de son vécu du trouble mental, ici l’anorexie, via les différents outils qui sont offerts par le web et comment cela lui permet de mettre en visibilité le trouble.
Mettre en récit
21En se basant sur la théorie du récit de P. Ricoeur, A. Dubied présente six critères constitutifs d’un récit : (1) un début, un milieu et une fin ; (2) un principe de causalité narrative ; (3) un thème ; (4) une implication d’intérêts humains ; (5) une conclusion imprévisible et congruante6 ; (6) une actualisation (Dubied, 2000). Elle propose de les appliquer à un récit médiatique, dans son cas un article de presse relatant un fait divers, afin de permettre une « adaptation de la narratologie au champ médiatique » (Dubied, 2000). Elle inclut donc dans son récit le texte de l’article mais aussi les images et le dispositif sur lequel il est produit :
22« […] le récit que nous avons mis en évidence se double d’un récit en images, qui complète et complexifie le récit premier, et qui réclamerait une analyse scripto-visuelle ; en outre, le journal dans lequel s’insère ce récit a des caractéristiques rédactionnelles et socioéconomiques qui éclaireraient le contenu du texte […] » (Dubied, 2000).
23Elle montre ainsi l’importance qu’il y a à analyser l’ensemble des éléments constitutifs du récit médiatique : le texte mais aussi les images et le dispositif. Elle précise cependant que « […] dans le champ médiatique, manifestement, la conclusion (critère 5) ne se formule pas de la même manière que dans le champ littéraire ; de même, la causalité (critère 2) se nuance dès lors que le récit s’écrit en plusieurs étapes... » (Dubied 2000). Selon elle, les récits médiatiques ont par exemple « un étalement temporel », « une fragmentation » et sont inscrits dans des récits plus larges, ce qui peut correspondre aux récits effectués sur Internet, comme celui d’Alexia avec « Les Brindilles ».
24(1) Le premier critère constitutif du récit proposé par Dubied est le fait que celui-ci a « un début, un milieu et une fin ». Le choix d’Alexia de partager son parcours en ligne et sa volonté de guérir marquent le début du récit, bien qu’elle revienne parfois sur des moments antérieurs à ce choix comme ses hospitalisations, faisant ainsi des analepses. Sa première publication sur le groupe Facebook commence avec les mots « Rebirth – D-22 », marquant ainsi le fait que lancer son projet est une forme de renaissance pour elle, qui va l’amener vers la guérison. Son parcours mais aussi ce qu’elle vit au jour le jour et qu’elle partage sur les réseaux sociaux correspondent au milieu du récit. Elle s’exprime sur ses émotions, ses difficultés, ses réussites et ses échecs, ses activités quotidiennes, son traitement (notamment sa thérapie), les rencontres qu’elle fait, son alimentation, etc. La fin n’est pas encore écrite mais elle est annoncée puisque Alexia veut que cela soit sa guérison. On soutient ici que la forme particulière de la mise en récit sur le web fait que, comme le souligne Dubied, la temporalité est étalée, ce qui explique que la fin ne soit pas encore possible. De plus, il s’agit d’un récit en narration simultanée (Genette, 1972), comme un journal intime, que l’auteur écrit et partage au quotidien. Or, cela explique que la fin ne soit pas encore écrite puisque les événements sont encore en cours.
25(2) Le second critère est celui de « la causalité narrative ». Pour qu’un récit existe il faut que « le tout configuré substitue au désordre du réel un ordre causal qui, pour donner une signification aux faits regroupés, leur confère un enchaînement » (Dubied, 2000). Ainsi, un événement va en provoquer un autre et leur succession fait avancer la narration. Dubied ajoute que « si les éléments sont reliés entre eux par une causalité, ils acquièrent un statut que leur confère le travail de mise en récit : ils sont là où le veut la synthèse de l’hétérogène, et gagnent ainsi une ‘‘existence’’ et une identité par rapport à celle-ci » (Dubied, 2000). Dans le cas d’Alexia, c’est l’anorexie qui a enclenché son besoin de mettre en récit et on y trouve différentes étapes de son vécu avec des temporalités distinctes. En effet, Dubied souligne que dans le cas d’un récit médiatique, la causalité doit être nuancée parce que contrairement au récit littéraire, il s’écrit en plusieurs étapes et n’est pas forcément terminé. Ainsi, Alexia raconte à la fois des moments actuels et passés de son expérience.
26Une vidéo publiée en janvier 2017 sur Facebook et Youtube illustre bien cela. Elle commence par y expliquer comment elle a été « officiellement diagnostiquée anorexique », selon ses propres mots, à l’âge de 12 ans. Elle parle aussi de sa première hospitalisation. Ensuite, elle passe à l’étape suivante qui correspond à son choix de « se battre » contre l’anorexie ; puis elle s’exprime sur son état actuel dans le processus de guérison. Elle indique être toujours dans une phase où elle « se bat avec acharnement » contre la maladie où elle a plus envie de « se rapprocher de la vie que de persévérer dans sa destruction ». Elle termine la vidéo en parlant de personnes qui sont des modèles pour elle et comme modèle féminin, elle indique qu’elle voudrait que ce soit elle dans le futur : « si jamais un jour je croisais mon futur moi dans la rue je me dirais ouah putain mais elle est canon j’ai trop envie de lui ressembler. C’est pas pour tout de suite mais ceci dit c’est un bel objectif » (Extrait d’une vidéo Youtube/Facebook – 01.17). Cet exemple montre que son récit mêle différentes temporalités et qu’il est encore en cours puisqu’elle n’a pas atteint l’objectif qui pourrait marquer la fin de celui-ci pour elle. On observe aussi les différentes étapes qui forment la causalité : le diagnostic ; les hospitalisations ; le choix de guérir ; le chemin qui mène à la fin qui est la guérison.
27(3) Le troisième critère proposé par Dubied est le « thème ». Elle explique que grâce à celui-ci « les éléments font sens au service d’une ‘‘totalité intelligible’’, cohérente, qui a été créée par la mise en intrigue. » Elle ajoute que « le récit est exemplaire, il ne se contente pas de narrer, il tire les leçons de l’aventure et son thème le reflète » (Dubied, 2000). Cette mise en récit est une façon pour Alexia d’avancer dans sa guérison, de partager les leçons qu’elle en a tirées et in fine, d’aider d’autres personnes qui en sont atteintes à faire de même. Mais aussi, comme on l’arborera après, de faire changer le regard sur les troubles mentaux, la stigmatisation et les stéréotypes qui y sont associés.
28Ce critère du « thème » et des leçons extraites d’un récit fait écho à une théorie proposée par A. Frank dans l’ouvrage « The Wounded Storyteller ». Il expliqueque « les personnes gravement malades sont blessées non seulement dans leur corps mais aussi dans leur voix ». Et, selon lui, « elles ont besoin de devenir des ‘‘raconteurs’’ pour récupérer la voix que la maladie et son traitement emportent souvent » (Frank, 1995 : xii)7. Elles effectuent donc des mises en récit de leur vécu et de leur expérience avec la maladie. Ainsi, Frank soutient que :
29« Raconter des histoires de maladie est la tentative, provoquée par la maladie du corps, de donner une voix à une expérience que la médecine ne peut décrire. Cette voix est incarnée dans une personne spécifique, mais elle est aussi sociale, son discours venant du temps postmoderne où nous vivons » (Frank, 1995 : 18).
30Selon lui, les personnes qui racontent leur histoire sont influencées par les récits qui sont faits dans les médias sur la maladie et cela va se refléter dans leur propre production. Il propose trois types de narration : la narration de la restitution, la narration du chaos et la narration de la quête. Pour expliciter ce qu’est la narration de la restitution, il prend l’exemple de publicités où l’on va présenter une personne qui a un mal de tête. Celle-ci va prendre un cachet pour s’en débarrasser et voir son mal disparaître d’un coup. Pour Frank, ces publicités « […] conditionnent non seulement les prévisions quant à la progression de la maladie ; elles fournissent également un modèle pour savoir comment les histoires sur la maladie sont racontées » (Frank, 1995 : 80). Selon lui cela résulte du fait que nous vivons dans une société de la rémission, où l’expérience de la maladie est perçue comme un moment passager à vivre avant de reprendre le cours normal de la vie et de regagner son état antérieur sans maladie. La narration du chaos se situe à l’opposé. L’histoire est racontée de façon chaotique, sans véritable ordre de narration justement. Il explique ainsi que « dans la narration du chaos, les problèmes vont jusqu'à des profondeurs sans fond. Ce qui peut être dit ne commence qu'à suggérer tout ce qui ne va pas » (Frank, 1995 : 99).
31Enfin, dans la narration de la quête, la personne accepte sa maladie et cherche à l’utiliser : « la maladie est l’occasion d’un voyage qui devient une quête » (Frank, 1995 : 115). La personne qui se positionne ainsi pense qu’elle peut gagner quelque chose grâce à cette expérience, même si elle ne sait pas toujours quoi. Pour Frank, « ces écrivains ne veulent pas revenir à leur état de bonne santé précédent, qui est souvent vu comme une illusion naïve. Ils veulent utiliser leur souffrance pour faire avancer les autres avec eux »(Frank, 1995 : 121). Or, c’est dans ce type de narration que se place le récit d’Alexia avec « Les Brindilles ». En effet, elle veut aider les personnes atteintes des TCA à aller mieux tout en cherchant elle aussi à guérir mais en utilisant son expérience pour évoluer et en tirer des leçons.
32(4) Le quatrième critère constitutif du récit est celui de « l’implication d’intérêts humains ». Dubied explique que « le récit, imitation d’actions, exige des agents, hommes ou personnages anthropomorphes […] » et que « […] la mise en intrigue met en scène des êtres semblables à celui qui s’engage dans la lecture ». Elle souligne que « Ricœur parle de ‘‘figures’’ (1988 : 292) ou même de ces ‘‘personnages’’ en actes qui font du récit un véritable laboratoire de la condition humaine » (Dubied, 2000).
33L’expression d’Alexia s’effectue à la première personne du singulier et elle s’apparente à une forme d’autobiographie dans laquelle elle raconte en temps réel son histoire, comme en témoigne cet exemple : « Aujourd’hui j’écoute avec bienveillance les soubresauts de ce corps asphyxié à qui j’ai drastiquement imposé de se taire » (Extrait d’une publication Facebook).
34Cela est renforcé par le fait qu’Alexia a choisi d’utiliser son identité civile et de montrer son visage dans les vidéos et les images qu’elle partage. On retrouve donc bien la mise en scène d’un être humain auquel les lecteurs peuvent s’identifier. Interrogée en entretien sur pourquoi avoir fait le choix d’utiliser sa vraie identité plutôt que d’utiliser un pseudonyme, elle a répondu ainsi : « […] Je crois qu’assumer pleinement mon prénom et mon nom c’est un moyen pour moi d’assumer aussi ce que je suis en train de traverser et de ne pas en avoir honte parce que je pense que c’est la première étape vers la guérison et vers la réconciliation. […] Je parle en mon nom et en tant que Alexia Savey, parce qu’il ne faut pas que j’aie honte de qui je suis » (Extrait d’entretien - 7.06.17).
35Elle a donc fait ce choix parce qu’elle ne veut plus cacher son trouble et c’est une façon pour elle de l’accepter tout en refusant d’avoir peur de la discrimination que cela peut engendrer. Elle d’ailleurs a ensuite ajouté que pour elle le fait d’utiliser un pseudonyme « ça ne fait qu’alimenter le coté sujet tabou, sujet dont on ne parle pas et au contraire c’est justement parce qu’on en parlera qu’on aura beaucoup moins de difficultés à s’en sortir » (Extrait d’entretien - 7.06.17).
36Elle veut donc avec son projet faire diminuer le tabou qui entoure encore aujourd’hui les troubles mentaux. Le fait de parler en son nom propre, en utilisant le « je », est une façon pour elle de participer à cela. En effet, d’après A. Strasser, dans le récit autobiographique, « la présence d’un Je, la possibilité pour le lecteur, par ce biais, d’épouser le point de vue de celui qui raconte et se raconte, l’accès à sa vie intérieure enclenchent la ‘‘sympathie’’ du lecteur, au sens fort du terme, soit la ‘‘participation compréhensive aux sentiments d’autrui’’ » (Strasser, 2011 : 85/86). Son récit à la première personne peut donc générer de la sympathie et de l’engagement chez le lecteur, qui peut ainsi mieux comprendre ce que signifie vivre avec un trouble mental.
37(5) Le cinquième critère mis en avant par Dubied est l’existence « d’une conclusion imprévisible et congruante ». Celle-ci « permet de revisiter le récit lui-même et le parcours de lecture […] elle engendre une considération synthétique du récit en général ». Ainsi, grâce à elle, le lecteur « est donc à même de saisir la visée illocutoire du récit – et de l’accepter ou de la refuser » (Dubied, 2000). Cependant, elle souligne que dans un récit médiatique, elle est formulée différemment que dans le champ littéraire parce que le récit n’est pas forcément fini. Il peut toujours être en cours alors qu’on commence déjà à le raconter, comme on l’a déjà précisé pour le critère 1. Dans le cas de la narration d’Alexia, la fin pourrait correspondre à la guérison mais on ne peut pas l’affirmer. Elle pourrait continuer son récit au delà de celle-ci. Elle a d’ailleurs publié en mai 2018 un message sur Instagram indiquant qu’elle avait terminé sa thérapie, marquant ici la fin d’une partie de son récit puisqu’elle en parlait régulièrement sur les réseaux sociaux : « Aujourd’hui j’ai vu ma psy. Et elle m’a dit que notre histoire était finie » (Extrait d’une publication faite par Alexia sur Instagram). La suite du message permet aussi d’apprendre qu’Alexia a repris du poids et qu’elle se sent mieux. Cela pourrait donc marquer la fin du récit mais Alexia le poursuit. La fin n’existe donc pas encore mais l’annonce de cette réussite peut être considérée comme une conclusion partielle du récit, montrant qu’elle est en bonne voie pour guérir.
38(6) Enfin, le sixième et dernier critère est celui de « l’actualisation ». Dubied explique que « […] l’activité du lecteur est constituante du récit ; la seule actualité d’un récit, c’est la lecture, qui parachève le processus de mise en intrigue […] » (Dubied, 2000). Ainsi, sans lecteurs un récit n’existe pas puisqu’il ne peut pas avoir cette actualisation qui est fondamentale puisqu’un « récit inactualisé est un récit mort, insignifiant » (Dubied, 2000). Alexia partage son récit avec une communauté des plusieurs milliers de personnes. Il est bien lu et donc actualisé. Et, cette lecture « peut donner sens à l’intérêt humain qu’il contient en puissance, peut approuver son thème et apprécier la congruance de sa conclusion... » (Dubied, 2000), ce que font les lecteurs en réagissant au récit via les commentaires et en envoyant des messages privés à Alexia par email par exemple.
39Or, c’est Internet et ses outils qui amènent ces lecteurs à Alexia, opportunité qu’elle n’aurait pas forcément eue autrement. En effet, Cardon explique que les amateurs prenaient la parole avant l’apparition d’Internet mais que celui-ci a permis une ouverture plus large de l’espace public : « […] Internet ouvre un espace de visibilité à des publications qui n’ont pas été soumises à une vérification préalable » (Cardon, 2010 : 40). Il précise que ces propos sont rendus accessibles grâce à Internet mais pas n’ont pas forcément « un caractère public ». On verra néanmoins après que les propos d’Alexia ont en réalité bien acquis ce caractère public.
40L’expression en ligne d’Alexia répond donc aux six critères constituants un récit au sens de Ricoeur. Or, c’est cette mise en récit médiatique via le web qui lui permet de rendre visible le trouble mental, dont certaines manifestations sont pourtant invisibles aux yeux des personnes qui n’en souffrent pas, ce qui participe à l’incompréhension de ceux-ci et au développement de clichés et stéréotypes.
Mettre en visibilité
41En effet, grâce à son récit Alexia arrive à rendre plus perceptible les troubles mentaux, plus spécifiquement ici l’anorexie et les TCA. On se réfère ici à la notion de mise en visibilité proposée par Callon et Rabeharisoa. Les deux chercheurs se sont intéressés au dispositif de construction d’une arène publique autour d’une maladie, dans leur cas l’entretien sociologique. Ils expliquent que la notion d’espace public pose la question de « la visibilité ou plutôt de la mise en visibilité » d’un problème. Ainsi, selon eux « rendre public, c'est rendre visible ou plutôt, de manière à éviter une métaphore lourde de conséquences, c'est rendre perceptible, c'est-à-dire donner à voir, à entendre, à toucher, à sentir, etc. » (Callon & Rabeharisoa, 1999 : 206).
42Un phénomène est donc rendu perceptible en expliquant via différents moyens ce en quoi il consiste, en le faisant comprendre avec la parole mais aussi via des outils qui peuvent le rendre tangible pour quelqu’un qui ne le vit pas, comme par exemple des images fixes ou animées, des métaphores, etc. Selon eux, « pour devenir privés, un problème, une émotion, une pratique doivent être soustraits au regard, au toucher, à l'odorat, à l'ouïe, etc. » et ils soutiennent que « la mise en discussion, la communication des émotions et des témoignages, supposent à l'inverse la construction d'un espace commun de perception qui permet à chaque locuteur de s'appuyer sur des sensations partagées » (Callon & Rabeharisoa, 1999 : 206). Une fois que le public aura lui aussi ces informations, un socle commun sera présent et permettra la discussion autour du sujet.
43Ainsi, Alexia utilise par exemple des métaphores pour décrire le trouble et faire comprendre aux autres l’emprise qu’il peut avoir sur elle. Elle décrit dans l’une de ses publications l’anorexie comme étant une « vicieuse méduse ».Elle l’associe à un animal qui peut être mortel pour bien faire comprendre aux lecteurs à quel point la maladie est dangereuse. Elle appuie son propos en la qualifiant de « vicieuse », insistant sur le fait qu’elle cherche à tromper. Elle exprime aussi son ressenti lorsqu’elle était sous l’emprise de la maladie :
44« J’étais tétanisée quand j’entendais que mon corps se manifestait. Silence. Chut. Ne dis rien. Ne vis rien. Ou alors dis, vis, fais, mais dans ton coin. Crie en silence. Souffrance, en permanence. Refoulement minutieux des sensations physiques devenues douloureuses. Dialogue de sourds. Aller sans retour. Ne jamais combler le vide. Domptage intrépide. Aliénation stupide » (Extrait d’une publication faite par Alexia sur Facebook).
45Cela lui permet de construire le socle commun nécessaire à la compréhension et à la discussion autour du trouble avec autrui.
46Callon et Rabeharisoa précisent que dans le cas de la maladie de leur enquêté, la dystrophie des ceintures, la réunion de plusieurs acteurs a été nécessaire pour la mettre en visibilité. Ils citent notamment un médecin en particulier qui a joué un rôle clé ainsi que plusieurs autres médecins et cliniciens ; l’Association Réunionnaise contre les Myopathies (ARM) ; un réseau créé par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) ; etc. Ils expliquent que ce sont les actions de ces différents acteurs qui forment un réseau qui ont « aboutit à rendre la maladie visible, descriptible » (Callon & Rabeharisoa, 1999 : 211).
47Or, Alexia, avec ses différents espaces en ligne et la mise en récit qu’elle y effectue, arrive à créer cet espace pour pouvoir rendre visible son trouble, qui n’est pas toujours compris par les proches et par la société, et, in fine, à mobiliser d’autres acteurs. En effet, son projet a des répercussions en dehors du web et lui a permis de mobiliser des acteurs qui n’étaient pas, à l’origine, sur son groupe Facebook : comme d’autres personnes atteintes de TCA, des entreprises comme Facebook France ou Airbnb, des hommes et femmes politiques (Marlène Schiappa, Secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, est marraine de l’association), des médias (France Télévision, plusieurs journaux et magazines), etc. Sa démarche personnelle lui a permis de construire un groupe qui agit pour faire parler des troubles mentaux, pour changer le rapport à ceux-ci, mais aussi pour aider les personnes qui en souffrent en ligne et hors ligne.
Changer le rapport au trouble mental
48Le projet mené par Alexia sur le web est en effet une façon pour elle de participer à la « déstigmatisation » des troubles mentaux qui sont encore associés à des stigmates. Goffman utilise le mot stigmate pour « désigner un attribut qui jette un discrédit profond » sur la personne (Goffman, 1975 : 13). L’individu va ressentir de la honte de posséder l’attribut stigmatisant et souhaiter ne pas l’avoir. Pour illustrer ses propos, Goffman prend, entre autres, l’exemple d’une personne ayant été hospitalisée pour des troubles mentaux. Il explique ainsi que « intentionnellement ou de fait, l’ancien malade mental dissimule de l’information quant à son identité sociale réelle, reçoit et accepte un traitement fondé sur de fausses suppositions à son propos » (Goffman, 1975 : 58).
49Le trouble mental est donc un stigmate qui n’est pas forcément visible mais bien présent. Dans le cas de l’anorexie, il peut être visible si la personne présente une forte maigreur mais ce n’est pas toujours le cas. La question de la visibilité du trouble mental et de la stigmatisation des personnes qui sont touchées est présente dans l’espace public, notamment avec les associations qui luttent contre les discriminations à l’encontre des personnes atteintes de troubles mentaux et pour une meilleure inclusion dans la société. Mais cette question reste trop peu abordée selon les associations et les personnes concernées. L. Lacaze pose une question à la fin d’un de ses articles qui introduit la notion de « déstigmatisation » : « Je voudrais pour terminer inviter chacun à s’interroger : agissons-nous comme stigmatiseurs ou comme déstigmatiseurs ? » (Lacaze, 2008 : 196).
50Le projet « Les Brindilles » d’Alexia a pour volonté de participer à réduire les stigmates qui entourent l’anorexie et à changer son rapport avec le trouble. Tout d’abord, Alexia a choisi de nommer les personnes atteintes d’anorexie par le mot « Brindilles ». Elle en donne cette définition : « Brindilles* : nom féminin. Désigne les p’tits bouts de personnes (filles et garçons) infestés par des mauvaises herbes, souffrant d’anorexie mais détestant ce mot agressif et pesant ! ».Elle choisit d’employer un mot différent qu’elle veut plus positif parce qu’elle trouve le mot anorexie connoté trop négativement. Elle utilise une phrase qui le contient à la fin de presque toutes ses vidéos : « la brindille plie mais ne rompt jamais ». On comprend donc qu’elle a choisi ce mot pour montrer que même si elle a souffert à cause de l’anorexie, elle est toujours présente aujourd’hui parce qu’elle a la résilience d’une brindille et que même si la maladie a essayé de la casser, elle n’a pas réussi. C’est une façon pour elle de montrer sa force. Elle emploie aussi ce mot parce qu’il représente pour elle l’espoir qu’elle va « éclore » une fois qu’elle aura réussi à vaincre l’anorexie. Elle utilise la phrase « l’éclosion des brindilles est lancée » dans la description du groupe pour exprimer cela. On note que le mot brindille peut faire référence à la stature très fine que peuvent avoir certaines personnes souffrant d’anorexie et être aussi connoté.
51Toutefois, Alexia utilise aussi le mot « anorexie » dans son récit. Elle cherche donc à se distancier du terme imposé par les classifications et le monde médical pour se redéfinir mais sans complétement le refuser. Cela va dans le sens des résultats de l’étude menée par A. A. Casilli et P. Tubaro sur le « phénomène pro-ana » sur Internet. Ces derniers expliquent que contrairement à ce que les médias ont pu véhiculer à propos des sites dits « pro-anorexiques », « les attitudes des usagers se présentent comme très complexes, ne se réduisant guère à ‘‘l’apologie de l’anorexie’’ ni au rejet des institutions et des normes médicales ; il s’agit plutôt d’un mélange de postures à l’apparence souvent contradictoires » (Casilli & Tubaro, 2016 : 56). Alexia n’utilise pas le vocabulaire présent sur les sites « pro-ana » qui em0ploient l’expression « ana » pour se référer à l’anorexie ou « mia » pour la boulimie. Mais, comme dans l’enquête de Casilli et Tubaro, Alexia ne refuse pas complétement le vocabulaire imposé par le monde médical et elle ne rejette pas non plus les soins et traitements apportés par celui-ci puisqu’elle est suivie pour son trouble par des médecins et cherche activement à en guérir.
Demander des changements dans la prise en charge
52Si Alexia ne rejette pas entièrement le monde médical, elle s’en distancie un peu et demande à ce que des changements soient faits dans la prise en charge des individus souffrant d’anorexie. Le traitement de l’anorexie lorsque la personne est en danger à cause d’un poids trop bas passe par une hospitalisation, dans des conditions très strictes et en isolation du monde extérieur. Giles explique que les soignants vont, dans ce cas, « traiter les manifestations physiques de l’anorexie (c’est à dire le poids corporel inférieur à 85% de la normale pour l'âge et la taille) » alors que « la cause et l'apparition de la maladie sont invariablement enracinées dans la psychologie de l'individu » (Giles, 2006 : 466). Or, ces causes ne sont pas forcément traitées suffisamment lors des hospitalisations. Alexia a vécu quatre hospitalisations depuis son diagnostic, qui ont été pour elle des moments « très durs, très traumatisants » et a aussi ressenti ce manque. Lors d’un entretien, nous avons échangé sur les changements qu’elle aimerait voir dans la prise en charge à l’hôpital. Elle m’a ainsi expliqué que :
53« C’est très compliqué de faire évoluer les choses. Après franchement je ne désespère pas dans le sens où je vois et je constate l’aide que ça peut apporter d’avoir une approche différente de celle qui est proposée. […] Clairement la principale carence à l’hôpital c’est le coté apprendre à s’épanouir autrement qu’en étant dans un processus de chantage et de contraintes parce qu’en fait on ne guérit pas pour les bonnes raisons. On décide de prendre du poids, d’aller mieux etc. mais simplement pour avoir accès aux récompenses qui nous sont octroyées et pas du tout pour l’intérêt qu’on y trouve pour nous même, l’intérêt personnel. […] Pourquoi on guérit si en face on apporte seulement des réponses qui sont de l’ordre du : revoir mes parents, avoir une heure de permission, accéder à mon téléphone… Non je suis désolée c’est beaucoup trop matériel et ce n’est pas des raisons valables qui permettent de se dire je veux guérir pour toute ma vie » (Extrait d’entretien - 10.08.17).
54Ainsi, en utilisant son expérience vécue, Alexia veut proposer des solutions alternatives qui ont eu des effets bénéfiques pour elle via son groupe Facebook. Elle se sert de son savoir et de son expertise en tant que patiente pour faire changer la situation. Son point de vue sur la guérison pour l’anorexie est le suivant :
55 « Ce n’est pas qu’une question de poids, ce n’est pas qu’une question de la faire remanger, qu’elle reprenne dix kilos. Oui ça fait partie du processus de guérison. Mais il y a tout un aspect psychologique, mental, de réconciliation avec le corps qui est inévitable et que l’hôpital ne peut pas résoudre » (Extrait d’entretien - 10.08.17).
56Alexia offre donc avec sa présence en ligne des conseils et des techniques pour apprendre à se réconcilier avec son corps et son esprit : yoga, méditation, gestion des angoisses, découvertes d’aliments et de recettes, création de lien social par des rencontres, etc. Elle a essayé d’entrer en contact avec des services hospitaliers pour leur proposer son projet mais cela n’a pas encore abouti. On verra cependant qu’elle met aussi en place elle-même des actions en dehors du web qui ont les mêmes objectifs. Sa mise en récit en ligne lui permet d’exposer son point de vue sur le traitement proposé par le monde médical, qui est plutôt négatif, et de proposer des solutions alternatives pour y remédier.
Lutter contre les stéréotypes
57Alexia utilise aussi ses plateformes en ligne pour casser les stéréotypes et pour changer le regard qui est porté sur les troubles mentaux et les personnes qui en souffrent. On peut l’illustrer avec l’exemple en figure 1 d’une publication partagée sur Instagram par Alexia.
Figure 1 - Publication faite sur le compte Instagram public d’Alexia (08.02.17) : « alexiasavey J’ai lancé un petit sondage sur le groupe Facebook « le cocon des Brindilles »... Je vous l'avais promis, le voici : le petit florilège des trucs à ne pas dire à une brindille qui essaie de devenir un joli tournesol ! Parce qu'on est hyper sensibles, parce qu'on est un peu fragiles, parce qu'on est un soupçon susceptible… Mais voilà, il y a ces petites phrases qui blessent même si elles n'ont pas pour vocation de heurter, essayons, essayez, de faire attention aux mots que vous prononcez. Certes, il ne tient qu'à nous de nous protéger et de ne pas prendre au pied de la lettre toutes ces paroles qui sont énoncées sans précaution, mais quand on souffre d'un mal-être aussi profond que ceux par lesquels on est traversé quand on est une brindille fragilisée, on a beaucoup de mal à prendre du recul pour relativiser sur ces mots qui nous sont adressés. J'espère que ce petit visuel sera partagé auprès de vos proches, de vos médecins, de vos aidants, de vos amis. Car même s'il est difficile de faire changer les mentalités, et de faire évoluer le regard que porte autrui sur les maladies mentales, je suis en revanche persuadée que c'est si et parce que nous en parlons librement et sans tabou, qu'enfin cesseront les stéréotypes qui sont si solidement ancrés autour des troubles mentaux. » Source : Compte Instagram @alexiasavey – 08.02.17 |
Image publiée sur le compte Instagram d’Alexia Savey (avec le texte retranscrit ci-dessus) :
Source : capture d'écran – compte Instagram@alexiasavey – 08.02.17
58La dernière phrase de la légende – « Je suis en revanche persuadée que c'est si et parce que nous en parlons librement et sans tabou, qu'enfin cesseront les stéréotypes qui sont si solidement ancrés autour des troubles mentaux. » – montre qu’un des objectifs d’Alexia est de lutter contre les stéréotypes et les stigmates qui sont associés aux troubles mentaux et dans ce cas plus spécifiquement à l’anorexie. Elle précise d’ailleurs que les internautes devraient partager l’image qu’elle a créée aussi bien à leurs proches qu’au personnel médical pour faire changer la situation. Elle explique dans les commentaires de la publication qu’elle a aussi prévu de publier des phrases à utiliser à la place de celles-ci lors d’un échange avec une personne atteinte d’anorexie. Elle utilise sa plateforme pour dénoncer la stigmatisation vécue par les personnes atteintes de troubles mentaux et faire passer des messages pour changer cette perception erronée. De plus, le simple fait de partager ce que signifie vivre avec un trouble mental participe aussi de façon générale à faire diminuer les tabous qui entourent ce sujet et à lui donner une place dans l’espace public. Elle a donné plusieurs interviews dans les médias pour en parler, notamment pour Twenty Magazine, pour la plateforme web Slash de France Télévision, Fémininbio, Au Féminin, Oh My Mag, etc. Elle a aussi participé à l’émission Télématin sur France 2 le 30 avril 2018 pour présenter son projet dans le cadre d’un reportage sur le financement participatif.
59En mobilisant les quatre formes de prise de parole en public proposées par D. Cardon, on peut placer au départ les propos d’Alexia dans ce qu’il appelle le « web en clair-obscur » (Cardon, 2010). Cela signifie que la personne qui parle est un amateur et la personne dont on parle est « un quidam ne faisant l’objet d’aucune reconnaissance particulière » (Cardon, 2010 : 43). Mais, Alexia a réussi grâce à sa présence en ligne à construire aussi une présence dans des médias dits professionnels. Ses propos sont repris par des journalistes professionnels et elle passe alors dans « l’espace public » (à l’opposé du web en clair-obscur sur l’axe amateur / professionnel de Cardon). Sa parole acquière ainsi un caractère public et n’est plus uniquement « accessible » mais reconnue et lui permet de changer le rapport aux troubles mentaux mais aussi d’aider les personnes qui en souffrent.
Aider les autres en s’aidant soi-même
Les communautés sur les troubles du comportement alimentaire : des sites « pro-ana » aux « recovery sites »
60Les espaces en ligne et communautés virtuelles sur les troubles du comportement alimentaire ont déjà fait l’objet de plusieurs recherches, notamment ceux dits « pro-ana ». Selon Lyons, Mehl et Pennebaker, les « pro-anorexiques sont des individus qui considèrent l'anorexie comme un mode de vie alternatif légitime qu'ils choisissent plutôt que comme une maladie qu'ils ne peuvent contrôler » (Lyons, Mehl & Pennebaker, 2006 : 253). Il existe des sites en ligne sur lesquels ils partagent des « photos de mannequins émaciés, des conseils pour maigrir et cacher leur perte de poids à leurs parents et des manifestes comme « The Ana Creed » qui contient une liste de croyances décrivant ce que signifie être pro-anorexique » (Lyons, Mehl & Pennebaker, 2006 : 253). Dans les années 2000, de nombreux articles de presse traitant de ces sites « pro-ana » ont été publiés, dénonçant ces espaces comme étant dangereux et pouvant potentiellement créer des troubles du comportement alimentaire.
61L’attention médiatique et la prolifération de ces sites ont amené plusieurs chercheurs issus de différentes disciplines – psychologie, psychologie sociale, sociologie, anthropologie – à réaliser des études de ces espaces pour en comprendre le fonctionnement et en déterminer les potentiels dangers. Brotsky et Giles expliquent que ces études sont à la fois quantitatives et qualitatives et citent plusieurs exemples, notamment « Bardone-Cone & Cass, 2006 ; Fox, Ward & O’Rourke, 2005 ; Giles, 2003, 2006 ; Keller, 2005 ; Kitzman, 2005 ; Mulveen & Hepworth, 2006 » (Brotsky & Giles, 2007 : 94). On peut ajouter celles de Ferreday, 2003 ; Lyons, Mehl & Pennebaker, 2006 ; Bardone-Cone & Cass, 2007 ; Cspike & Horne, 2007 ; Borzekowski, Schenk, Wilson & Peebles, 2010 ; Juarascio, Shoaib & Timko, 2010 ; Boero & Pasco, 2012, pour ne citer que celles-ci. Casilli, Tubaro et Araya ont étudié cette littérature. Ils ont notamment effectué une analyse des objectifs et angles de ces études et ont montré que certaines ont cherché à déterminer les motivations, comportements et états de santé des individus qui fréquentent ces sites alors que d’autres se sont concentrées sur les communautés virtuelles qui y existent, ce qui m’intéresse tout particulièrement.
62En effet, Juarascio, Shoaib et Timko expliquent que « les personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire ont un soutien social déficient, à la fois en termes de quantité et de qualité (Tiller, Schmidt & Troop, 1995) » et que « le manque de soutien peut les amener à rechercher un soutien dans les communautés en ligne, notamment en termes de comportements spécifiques aux troubles » (Juarascio, Shoaib & Timko, 2010 : 395). Ils ont montré avec leur analyse que les groupes dits « pro-ana » sur les réseaux sociaux ont pour objectif principal d’apporter du soutien et qu’ils peuvent être « une opportunité précieuse pour accroitre les interactions sociales et le soutien émotionnel ». Cependant, ils précisent que « la recherche a montré qu'à long terme, les personnes isolées ou socialement isolées ne bénéficient pas des interactions en ligne (Sheldon, 2008) » et ils proposent que d’autres recherches soient effectuées pour déterminer si c’est aussi le cas sur les groupes « pro-ana » (Juarascio, Shoaib & Timko, 2010 : 405). Brotsky et Giles adoptent un positionnement similaire en expliquant que ces sites donnent aux utilisateurs ce qu’ils appellent « un mirage social » en leur faisant ressentir « le sens du soutien, de la connexion et des interactions sociales qui leur manquent dans leur environnement hors ligne » (Brotsky & Giles, 2007 : 107). Mais ces effets bénéfiques ont selon eux un impact uniquement sur le court terme et ne sont pas efficaces à long terme. Ils soutiennent que « les amis en ligne peuvent être rejetés avec le clic d'une souris ; ils ne peuvent jamais se substituer à l'amour et aux soins d'amis, de partenaires ou de membres de la famille » (Brotsky & Giles, 2007 : 107).
63Le projet mené par Alexia ne correspond pas à une communauté pro-ana puisqu’elle se place dans la démarche opposée, en partageant son parcours pour guérir de l’anorexie. Elle fait partie de ce que les chercheurs appellent des « recovery sites » (Csipke & Horne, 2007). Cependant, elle affiche cette même volonté de créer une communauté et d’échanger avec des personnes dans une situation similaire à la sienne. Cela se voit par le choix du format de son espace initial : un groupe sur Facebook que les internautes peuvent rejoindre pour avoir ensuite sur leur fil d’actualités les publications du groupe et auquel ils peuvent aussi participer en commentant ou en aimant les contenus. Alexia écrit dans la description qu’elle veut qu’il y ait des« échanges, moments de partage » sur le groupe et qu’il doit être « un cocon de sécurité, de réconfort et de soutien » pour ses membres. Elle cherche donc à apporter du soutien via sa mise en récit, comme celui que les internautes peuvent chercher sur les groupes « pro-ana », mais à destination des personnes voulant suivre un traitement. Mais, sa démarche va au-delà du cyberespace et elle cherche à rencontrer les membres de sa communauté dans le monde réel. En proposant un soutien qui va au-delà du virtuel, son projet répond à la problématique soulevée par les chercheurs concernant le manque de soutien tangible des communautés virtuelles.
L’importance des échanges et des rencontres virtuelles et réelles
64La rencontre avec les autres est un élément primordial pour Alexia. Elle indique d’ailleurs dans une de ses vidéos publiées sur Youtube et Facebook (intitulée « Who I am ») qu’une des choses qu’elle aime le plus dans la vie c’est rencontrer de nouvelles personnes et créer des liens. Elle y explique aussi que la maladie l’a souvent mise dans une position où elle se sentait seule, incomprise – ce qui concordent avec les recherches effectuées sur ce thème pour les troubles du comportement alimentaire. Son projet est une façon pour elle de rencontrer des personnes qui vivent la même chose et d’échanger avec elles, en ligne et dans la réalité. En entretien elle m’a ainsi dit : « pour moi rien ne vaut le lien humain donc certes la vidéo c’est bien mais j’aime beaucoup aussi tout ce qui est de l’ordre de la rencontre » (Extrait d’entretien - 7.06.17). Elle a d’ailleurs développé son projet dans ce sens en proposant des contenus où elle va à la rencontre de cuisiniers, de nutritionnistes, d’autres personnes souffrant de TCA, de coachs, de professeurs de yoga ou de méditation, etc. Elle partage ensuite ces rencontres via des vidéos ou des interviews écrites qu’elle publie sur le groupe Facebook et sur Youtube. Dans sa newsletter, elle invite régulièrement les personnes qui la reçoivent à rejoindre le groupe sur Facebook (qui a changé de nom et s’appelle « Le Cocon des Brindilles » et non plus comme à sa création « The Brindilles – Blablabla ») :
65« Tu sais, je t'en ai déjà parlé, j'ai ouvert un groupe de partages, d'échanges, d'inspiration, de réconfort : Le Cocon des Brindilles. Nous y partageons nos victoires, nos réussites, nos baisses de moral, nos fiertés, et les 1500 membres qui le constitue s'entraident, se soutiennent tous les jours » (Extrait de la newsletter envoyée par Alexia).
66Cette envie d’échanger et d’aider les autres membres du groupe se concrétise dans la vie réelle. En effet, Alexia a lancé en 2018 des rencontres pour les participants du groupe en partenariat avec Facebook France, Airbnb et la Mairie de Paris. Elle a intitulé ce projet « Le Parcours d’Éclosion » et la première journée s’est déroulée le 19 mars 2018 à Paris. Elle la présente dans un groupe public sur Facebook lui-même appelé « Le Parcours d’Éclosion ». Les personnes qui veulent y participer peuvent s’inscrire sur le groupe et recevront ainsi toutes les informations et mises à jour sur le projet. Cette journée se compose de différents ateliers sur la beauté, la mode, la photo, l’écriture, le développement personnel, le yoga, les loisirs créatifs et la cuisine ainsi que des interventions qu’elle appelle des « talk inspirants » et des moments d’échanges entre les participants. La journée est ouverte à 28 personnes. La première a été un succès d’après elle et une seconde se déroulera le 6 juin 2018 à Paris.
67Ainsi, son projet développé dans le cyberespace au départ lui permet d’aboutir à des rencontres dans la vie réelle et d’avoir une communauté présente sur les deux à la fois. Elle m’a expliqué lors d’un entretien que lorsqu’elle s’est lancée dans ce projet :
68« L’idée était de me dire comment est ce que je peux me servir à la fois de ce que j’ai vécu à travers ma maladie, en même temps de la richesse et l’enrichissement que j’ai pu acquérir grâce à la manière dont j’en ai parlé sur les réseaux sociaux et notamment à travers mon blog et de voir comment est-ce que je peux, à défaut de pouvoir dire moi vraiment que je m’en sors, pouvoir en tout cas aider les autres à éviter de se perdre dans les labyrinthes de la maladie dans lesquels je me suis moi même perdue » (Extrait d’entretien - 7.06.17).
69Alexia utilise son expérience de l’anorexie pour en faire le récit en ligne afin d’aider les autres en s’aidant elle-même, ce qui correspond à la narration de la quête de Frank. Cela a abouti à la création d’une association « Keys » (anciennement « Les Brindilles ») qui lui permet de développer ses projets en ligne et hors ligne.
Conclusion
70Le projet « Les Brindilles » développé par Alexia Savey est un récit médiatique (Dubied, 2000) dans lequel elle relate son expérience de l’anorexie mentale et son parcours pour en guérir. La mise en récit est effectuée grâce au web et à ses outils, principalement les réseaux sociaux (Facebook et Instagram). Ces derniers permettent de donner la parole aux amateurs puisque comme l’a montré Cardon « […] Internet ouvre un espace de visibilité à des publications qui n’ont pas été soumises à une vérification préalable » (Cardon, 2010 : 40). Ainsi, les publications des profanes sont accessibles au public, ce qui permet l’actualisation du récit par sa lecture, condition sine qua non à son existence. Si le récit d’Alexia se place au départ dans le « web en clair-obscur » (Cardon, 2010), elle a réussi à acquérir grâce à sa communauté grandissante une certaine visibilité qui lui permet d’être reconnue dans « l’espace public » puisque ses propos sont repris par des journalistes professionnels (Twenty Magazine, Slash de France Télévision, Fémininbio, Au Féminin, Oh My Mag, Télématin, etc.).
71Ainsi, sa parole sur les troubles mentaux a acquis un caractère public et sa présence en ligne mais aussi dans les médias traditionnels lui permet d’effectuer une mise en visibilité de l’anorexie mentale (Callon & Rabeharisoa, 1999). Grâce à cela, elle change le rapport qu’elle a à celle-ci mais aussi celui de son public. Elle utilise sa plateforme pour transformer la façon dont les troubles mentaux sont perçus, notamment en luttant contre les stéréotypes et les idées reçues qui y sont associés mais aussi en exigeant des changements quant à leur prise en charge et à la façon dont les patients sont traités. Ayant été hospitalisée à plusieurs reprises, elle se sert de son expérience de patiente, pour proposer des solutions alternatives qui ne reposent pas uniquement sur le fait de reprendre du poids et de recommencer à manger. Elle donne par exemple des conseils et outils pour apprendre à gérer ses angoisses, pour gagner de la confiance en soi, pour redécouvrir le goût des aliments, pour créer des liens sociaux via des rencontres en ligne et dans la vie réelle. Alexia se place avec cette mise en récit dans ce que Frank appelle la narration de la quête (Frank, 1995). Narrer son expérience sur le web participe à sa guérison et lui permet de déterminer comment la maladie a changé son identité tout en aidant d’autres personnes dans le même cas à s’en sortir.
72Elle apporte un aussi soutien tangible aux participants alors que celui-ci peut être « apparent » sur le web mais pas suffisant parce qu’il ne se matérialise pas dans la réalité (Brotsky & Giles, 2007). Les solutions qu’elles proposent sont ancrées dans le monde réel. Elle organise notamment des rencontres et des journées, « Les parcours d’éclosion », avec des ateliers animés par des professionnels (chefs cuisiniers, professeurs de yoga ou de méditation, coachs en développement personnel, experts en arts et loisirs créatifs, etc.) à destination de sa communauté grâce à son association « Keys ».
73Il s’agit d’un phénomène peu ordinaire dans le sens où en prônant le traitement de l’anorexie et une possible guérison, son projet se place à contre pied des sites dits « pro-ana », dont on a beaucoup entendu parler dans les médias et qui ont été étudiés par des chercheurs de différentes disciplines. C’est aussi une prise de parole libérée et assumée sur un sujet encore tabou et associé à des stéréotypes bien présents dans la société et dans les médias, ce qui représente une micro-transformation dans l’expression publique sur cette question.
74Le projet est toujours en cours de développement, Alexia est notamment en train d’organiser des parcours d’éclosion dans d’autres villes que Paris et son récit personnel n’est pas terminé. Cela apporte un intérêt supplémentaire au terrain puisque de nouvelles données sont disponibles régulièrement pour compléter le travail de recherche mais cela complexifie aussi l’analyse puisque l’objet d’étude n’est pas fini et évolue encore. De plus, certaines fonctionnalités offertes par les réseaux sociaux aux amateurs, notamment les « stories » d’Instagram qui ont durée de vie limitée à 24 heures et l’outil « live » sur Facebook et Instagram qui permet de diffuser une vidéo direct génèrent de nouvelles pratiques expressives des profanes qui doivent être étudiées par les chercheurs. Elles influencent notamment la temporalité de la mise en récit qui se fait en direct et quotidiennement, ce qui lui confère une singularité qui n’existait pas avec la publication d’ouvrages ou de témoignages dans les médias traditionnels souvent moins accessibles aux profanes.
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Notes
1 France TV Info, « Schizophrénie : un collectif national pour lutter contre les préjugés », mars 2016, [en ligne] URL : https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/schizophrenie-un-collectif-national-pour-lutter-contre-les-prejuges_1372263.html
2 L’association britannique Time To Change a lancé une campagne avec le hashtag « #Iwantyoutoknow » en 2017 pour encourager les personnes ayant un trouble mental à partager ce que signifie réellement de vivre avec celui-ci.
3 Au sens donné par Cardon : « Ceux que les sociologues désignaient naguère comme des « profanes » sont devenus des « amateurs » à l’heure d’Internet » (Cardon, 2010 : 36)
4 Certaines personnes cachent leur appartenance au groupe et ne sont donc pas incluses dans le nombre de membres qui, publiquement, est de 1399 (au 26.02.18). C’est donc Alexia qui m’a fourni ce chiffre qu’elle a obtenu avec ses droits d’administrateur du groupe.
5 Les chiffres présentés datent du 26.02.18, ils sont susceptibles de changer rapidement.
6 “Congruante” : Dubied précise que c’est une orthographe qui est proposée par Ricoeur et qui ne correspond pas au mot « congruente » du dictionnaire.
7 Toutes les citations venant d’articles ou ouvrages en anglais ont été traduites par l’auteur de l’article.
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