Les mutations de la blogosphère en Égypte
Résumé
Cet article retrace l'évolution de l'activisme politique au sein de la blogosphère égyptienne. Quant à la médiatisation de ce segment politique au sein des réseaux sociaux, elle s'est opérée à travers des chaînes transfrontières lesquelles ont participé de l'affermissement de tels liens faibles. L'émergence d'Internet n'a pas rendu obsolète le champ télévisuel en dépit du basculement suscité au sein de l'environnement communicationnel. Il a constitué un élément complémentaire d'une extrême complexité à l'œuvre d'une confluence médiatique. De surcroît, Internet en tant que nouveau média a consolidé le système médiatique en général au travers des myriades d'informations.
Abstract
This article relates the evolution of the political activism taking place in the egyptian blogosphere. As far as the media coverage of this political segment in the social networks is concerned, it was undertaken through the cross-border channels which have been partaking of the strengthening of such weak links. The emergence of the Internet did not render television obsolete, despite the switchover provoked among the communicational environment. It constituted a complementary element of extreme complexity at work in a media confluence. Moreover, the Internet as a new media has consolidated the media system in general through the masses of information.
Table des matières
Texte intégral
Introduction
1 L'Égypte constitue le centre névralgique du monde arabe en ce sens qu'elle représente la première puissance militaire. Elle est surtout la grande nation des arts dont on aurait aimé qu'elle répande sur cette région agitée la douce lumière de la démocratie. L'arrivée de Moubarak au sommet de l'État connut l'instauration de ce que l'on appelle « fast democracy ». Il s'agit d’un disciple de l'administration étasunienne dans la région. On lui attribua le titre de « trésor stratégique » parce qu'il appliquait à la lettre les conseils prodigués par l’administration étasunienne. Cette sphère n'était guère une médiation dans la mesure où il ne disséminait pas la réalité de l'espace public sociétal dans sa multiplicité. Or la technicité de la télévision en tant que média réside dans sa socialité (Awad, 2011, pp. 65-66).
2 En sus de la propagande basée sur l'imposture, les médias adoptaient une rhétorique de subjectivité malhonnête selon un rapport d'instrumentation entre le réel et l'information médiatisée. Au demeurant, tout canal médiatique était dépolitisé en ce sens que le journalisme politique et/ou littéraire demeurait censuré. Bref, les médias étaient au service de Moubarak alors qu'elles se devaient d'être au service du public égyptien. De surcroît, rassembler dans la personne de Moubarak toutes les bonnes actions demeurait l'enjeu ultime des médias. Jamais n'y paraît la mention d'au moins deux opinions différentes sur un sujet.
3 Par ailleurs, la pratique journalistique concentrait des vices intrinsèques à l'autoritarisme en ce sens que ce journalisme participait de la puissance du mouvement d'homogénéisation de l'espace public des opinions et des regards comme dirait Géraldine Muhlmann. Ce mouvement nous renvoie à l'uniformisation de l'offre évoquée par Pierre Bourdieu, celle constituant une forme pernicieuse de domination sur les individus. Pour des raisons sécuritaires selon la conception autoritaire, la culture qu'elle soit celle de l'interdit, de l'infantilisation ou de la déresponsabilisation s'imposait tout naturellement au sein d'une sphère médiatique atteinte de léthargie. Assurément, une telle production cooptée par le régime empêchait l'existence de tout rôle susceptible d'activer les opinions et les intérêts au sein de l'espace public. Bref, les médias participèrent de l'émergence d'une anomie au sein de la sphère sociale car l'organisation des gens peut les inciter à prendre part à l'action.
Internet en Égypte
4 Sur le plan cybernétique, Internet a connu sa phase de lancement au milieu des années quatre-vingt-dix. Mais la majorité des peuples arabes se représentait comme cybernétiquement illettrée. Partant, Internet ne pouvait influer sur le système communicationnel en Égypte en raison du pourcentage très faible d'individus utilisant les technologies de la communication. Certes l'État a investi le champ de la technologie satellitaire, mais ce fait innovant relevait d'un effort exogène et ne cernait pas les maux sociétaux. Quant à la population égyptienne, Internet ne constituait pas une priorité dans sa pyramide des besoins. Somme toute, un cyberespace où un segment conscient de la société pourrait l'investir en vue de contribuer à affaiblir la dictature ne s'est pas encore inscrit dans la perspective du changement. Bref, l'absence de démocratisation de la communication électronique a affermi le régime autoritaire et n'a pas favorisé la libération des citoyens de la tutelle étatique.
5 Véritablement, la généralisation d'Internet s'est accompagnée d'une stratégie de contrôle étatique et par là le peuple égyptien ne pouvait aspirer à conquérir le stade de la responsabilité civile. La fin de la décennie connut le développement des blogs mais ce n'est qu'au début des années deux mille qu'il devient possible « d'introduire des scripts en arabe dans des blogs mais la plateforme reste anglophone » (Guaaybess, 2011, pp. 190-191). Par ailleurs, les trois logiques modélisées par Bertrand Badie sont intéressantes à ce stade pour analyser les interactions sociopolitiques à travers le prisme des médias. Les opérateurs transnationaux représentatifs de la logique transnationale s'allièrent de ce fait à l'État doté de la logique souveraine au détriment des acteurs communautaires constitutifs de la logique identitaire.
L'ère des réseaux sociaux
6 En Égypte, la promotion étatique de l'outil Internet est justifiée par l'ambition de perpétuer la centralité régionale du pays sur le plan cybernétique. En 2002, l'Égypte a lancé le programme Egypt Information Society Initiative en vue d'encourager les entreprises locales à investir dans le secteur des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Il est question de démocratiser Internet pour que l'Égypte s'inscrive dans l'ère de l'e-connaissance, de l'e-business, de l'e-gouvernement et de l'e-santé. Cette révolution numérique bouleversa la relation entretenue par les gouvernants à l'égard des gouvernés dans cet espace endémique. Partant, cette nouvelle ère technologique a favorisé l'émergence d'un nouveau segment médiatique indépendant des contraintes imposées à la fois par l'État et les magnats des médias. Par ailleurs, la problématique formulée dans ce travail s'intéresse au problème des idées citoyenne et politique par le prisme du problème médiatique lié à la blogosphère.
7 Un examen approfondi de la blogosphère s’impose et tout ce que cette sphère comporte de paradoxe, d’incohérence, et bien sûr de complexité fournira la matière principale de cet article. Pour répondre à cette problématique, j’ai été amené à aborder la notion de « réseau. J’ai de même élaboré une hypothèse de travail pour m’aider à dégager des enseignements et propositions sur le rôle communicationnel de la blogosphère « L'aspect transcendantal d'un média par rapport à un autre relève de l'utopie dès lors que chaque unité élémentaire est assurée de son public ».
8 La notion de réseau connait une popularité croissante, en partie explicable par l'insatisfaction croissante des chercheurs vis-à-vis du « schème causal » comme le mentionne Berthelot cité par Pierre Mercklé, où les acteurs, amputés des systèmes de relations sociales dans lesquels ils évoluent, sont réduits à leurs attributs individuels. Il s'agit de complexifier les comportements individuels en les intégrant au système des relations sociales dans lesquels ils prennent sens, auxquels ils donnent sens. Grâce à l'utilisation du réseau Internet, des relations sociales se sont tissées entre individus souhaitant se rencontrer et communiquer à distance. C'est l'ère des réseaux sociaux favorisant la circulation des informations produites par l'entrelacement d'un ensemble d'individus composant des groupes sociaux. La notion de réseau renvoie à l'idée d'une société organisée susceptible d'être clandestine mais sa confluence avec les sciences humaines et sociales l'a débarrassée de tout sens péjoratif.
9 La réflexion sur l'usage de la notion de réseau s'appréhende à deux niveaux, l'un est microscopique relatif à l'étude des éléments composant ce réseau, l'autre s'intéresse à l'étendue macroscopique du réseau global. De ce fait, l'analyse des éléments constitutifs du réseau est inhérente au traitement des unités élémentaires soumises à l'observation. Pierre Mercklé (Mercklé, 2011, p. 8) rappelle qu'Alexis Ferrand a formulé une hypothèse : les propriétés structurales majeures d'un réseau existent à l'échelon d'un sous-ensemble typique, dont la répétition forme la totalité du réseau. Selon lui, « le réseau n'a pas d'autre échelon structural pertinent que celui-ci ». Nous invoquons une autre définition de la notion de réseau que donne Siegfried Nadel « Par le terme de réseau je ne veux pas seulement indiquer les « liens » entre les personnes ; le terme de relation suffit à cela. Je veux plutôt indiquer qu'il y a liaison entre les liens eux-mêmes, ce qui a pour conséquence que ce qui arrive, pour ainsi dire, entre une paire de « nœuds » ne peut manquer d'affecter ce qui arrive entre une paire adjacente » (Mercklé, 2011, p. 9).
10 C'est l'anthropologue britannique John Barnes qui inventa la notion de réseau social alors que la fondation de la sociologie des réseaux revient au sociologue Georg Simmel. Pierre Mercklé, quant à lui, considère que « l'objet fondamental de la sociologie, selon Simmel, doit être saisi à un niveau intermédiaire, qui n'est ni celui, microsociologique, de l'individu, ni celui, macrosociologique, de la société dans son ensemble, mais celui, que l'on pourrait donc qualifier de mésosociologique, des formes sociales qui résultent des interactions entre les individus. Pour Simmel donc, la sociologie est "la science des formes de l'action réciproque »(Mercklé, 2011, p. 14).
11 L'analyse des réseaux s'appuie sur une méthodologie quantitative laquelle se nourrit de la théorie des graphes. C'est l'Allemand KÖNIG, selon Mercklé, qui est à l'origine des premières formulations de cette théorie qui illustre une représentation graphique du réseau relationnel. C'est à travers les notions de densité et de connexité que cette description graphique explicite les propriétés globales des réseaux. La théorie de l'équilibre couchée par Heider nous permet de donner un aperçu de l'équilibre structural du réseau holiste. Quant à la densité des relations au sein des réseaux, elle tient compte des relations directes et indirectes. Le concept de réseau contribue somme toute à connaître certains phénomènes comme la sociabilité ; la socialisation et le capital social. Le réseau constitue donc la structure idéale de la sociabilité à l'œuvre de l'action réciproque ayant du sens.
12 En effet, l'élément constitutif du réseau s'appuie soit sur l'homophilie soit sur les intérêts et Hobbes disait déjà que « avoir des amis, c'est avoir du pouvoir ». Au demeurant, un réseau se distingue par la contribution de quatre formes de capital : un capital social, un capital économique, un capital culturel et un capital symbolique. C'est Pierre Bourdieu qui s'est investi dans la théorisation du capital social derrière le sociologue américain James Coleman lequel a considéré le capital social comme un bien public. Pierre Mercklé cite la définition du capital social formulée par Pierre Bourdieu selon lequel le capital social est « l'ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance et d'interreconnaissance » (Mercklé, 2011, p. 43).
13 C'est l'observation conjoncturelle que j'ai opérée lors du soulèvement égyptien contre le président déchu Hosni Moubarak en 2011 grâce à la médiatisation de la blogosphère citoyenne qui m'a incité à m'interroger sur l'engagement politisé de cet espace parallèle de communication. Ce à quoi j'étais très sensible était l'engagement médiatisé des membres de la blogosphère dans les affaires politiques du pays. De facto, l'accès aux nouvelles technologies de l'information et de la communication se révèle être un moyen d'accès à la population de recherche. Il s'agit d'acteurs engagés dans le cyber-activisme sous tes ses formes. La notion de paradoxe s'imposa par la place qu'elle prenait dans le discours du corpus observé. Edgar Morin souligne à propos de la phase d’observation que « le méta-point de vue n’est possible que si l’observateur-concepteur s’intègre dans l’observation et dans la conception. Voilà pourquoi la pensée de la complexité a besoin de l’intégration de l’observateur et du concepteur dans son observation et sa conception » (Morin, 1990, p. 46).
14 Pour tenter d'y répondre, la notion de réseau que j'ai défini plus haut devait être confrontée au concret, à ce qui se dit sur la blogosphère. J'ai dû observer comment sont abordés les réseaux sociaux au travers des interactions politiques médiatisées du corpus hétérogène au niveau de l’espace public. Enfin, quoi de plus incontournable pour penser la complexité du système que de mettre à l’épreuve la question des contradictions et du paradoxe ? L’ensemble se vit dans les composants du système ; sans eux, un système n’en serait pas un. L’approche méthodologique appliquée à cette communication s’appuie donc sur l’aspect qualitatif. En tant qu'observateur, j'ai dû opérer un engagement / distanciation à l'œuvre de l'interaction avec les éléments observés. Leur caractère hétérogène m'a permis d'enrichir mon corpus de recherche. Je me suis en effet entretenu avec des militants égyptiens engagés contre la dictature militaire réactivée après la première expérience démocratique que connut le pays.
15 En effet, j'ai eu l'opportunité d'observer via les chaînes transfrontières et le réseau twitter des figures œuvrant au sein de la société civile égyptienne, des personnalités cooptées par l'État profond et d'autres engagées indépendamment du cadre mercenaire. Parmi les acteurs engagés dans le cadre de la défiance politique, il y a :
Le mouvement Kifaya « Assez »
16 C’est un mouvement constitué d'individus politisés. Parmi les fondateurs de ce militantisme à l'œuvre du changement, nous trouvons le droit-de-l'hommiste Georges Isaac, les journalistes Abdelhalim Qandil et Ibrahim Issa, le romancier Älaa Al-Aswani. Il s'agit d'un groupe d'opposition lancé en 2004 à travers un texte signé par trois cent intellectuels.
Le mouvement « Jeunes du 6 Avril »
17 Il s'agit d'un mouvement de jeunes activistes constitué via la blogosphère en soutien au mouvement ouvrier dans le secteur du textile basé à la zone industrielle de Mahalla Al-Kobra. Ils protestaient le 6 Avril 2008 contre les conditions de travail tout en revendiquant l'institution d'un salaire minimum. Cette date représente une mutation dans la défiance sociétale à travers l'utilisation des réseaux sociaux. Par ailleurs, le succès médiatique de cette action encouragea ces jeunes blogueurs à renforcer leur solidarité citoyenne outre leur engagement politique. Indéniablement, ces activistes étaient dans leur majorité affiliés à des partis politiques. Parmi les leaders médiatisés, nous citons les noms de Mohamed Adel, Mohamed Kamal, Israa Abdelfattah, également membre du parti Al Ghad, Asmaa Mahfouz, Ahmed Maher qui affirma son soutien à l'opposant Mohamed Baradei. L'exemple de Mohamed Adel ex-Frère Musulman nous renvoie à l'hétérogénéité idéologique de ce groupe.
Front National pour le Changement
18 Il s'agit d'une association regroupant des membres issus de différentes sensibilités. Cette action citoyenne s'est mise en branle au Caire en février 2010 lors du retour en Égypte de Mohamed Baradei, ancien directeur de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique. A l'initiative de ce mouvement, figurait des opposants politiques et des journalistes, également membres du mouvement Kifaya en sus des célébrités du monde cinématographique à l'image des acteurs Amr Waked, Khaled Abou-Naga et aussi le réalisateur Khaled Yusuf. Ce dernier afficha son opposition au statuquo au travers des films projetant la répression policière que subit la société égyptienne tels que « Hiya Fawdah? » signifiant « est-ce un désordre?» et « Doukkan Chihatah » signifiant « l'épicerie deChihatah » qui relatait l'histoire de vie des mercenaires cairotes socialement marginalisés.
19 Quant aux politiques, ils représentaient des courants idéologiques hétérogènes englobant le mouvement des Frères Musulmans en la personne d'Issam Iryan, le parti Al-Wassat (parti centriste) en la personne de son vice-président Issam Soltan, le parti Al-Ghad de tendance libérale en la personne de son président Aymen Nour. Sur le plan journalistique, Ibrahim Issa -rédacteur en chef du journal Al-Dostour- s'investit pour la cause de ce front citoyen à travers son soutien à Mohamed Baradei, un soutien qui lui a valu son poste. Abdelhalim Qandil -rédacteur en chef du journal Al-Oumma- se mobilisa aussi contre le projet de Moubarak qui allait porter son fils cadet Gamal à la présidence de l'Égypte.
Wael Ghoneim
20 Il s'agit du directeur marketing de Google au Moyen-Orient à seulement trente ans, lequel à partir de son bureau à Dubaï, gère la page Facebook « Tous Khaled Saïd » en vue d'encourager les jeunes à manifester leur colère contre la police, principale responsable de la mort de Khaled Said, devenu symbole de tous les opprimés. Nous considérons ce jeune militant comme cybernétiquement lettré mais l'illettrisme cybernétique touchant les autres catégories sociales nous impose d'affirmer qu'Internet ne représente pas encore un outil de démocratisation.
21 Le régime égyptien s'oppose à l'e-démocratie à travers la mise en œuvre d'une stratégie et d'une conduite sécuritaire basée sur le contrôle de la communication électronique. Pour ce faire, l'État sécuritaire a mis en place un bataillon d'agents dont la mission consiste à installer la phobie au sein des différents espaces cybernétiques. Indubitablement, les nouvelles technologies de l'information et de la communication favorisent la publicisation des intellectuels indépendants. Les aspérités de cette sphère sont dues à l'hétérogénéité idéologique de ses acteurs lesquels ne constituant guère un bloc monolithique et par là ils appartiennent à plusieurs espaces publics oppositionnels. Au cours des années deux-mille, une communauté langagière étant le fruit des mouvements contestataires s'est développée au sein de l'espace public intégrant les multiples espaces oppositionnels. En effet, une culture de l'intercompréhension a traversé quelques forces citoyennes allant des progressistes jusqu'aux conservateurs. Cette communauté langagière est impliquée dans cette voie à l'œuvre de l'activation de l'espace public, c'est-à-dire, la préservation du sacro-saint principe démocratique de liberté, d'égalité et de justice sociale.
Médiatisation de la blogosphère
22 L'émergence d'Internet n'a pas rendu obsolète le champ télévisuel en dépit du basculement suscité au sein de l'environnement communicationnel. Il a constitué un élément complémentaire d'une extrême complexité à l'œuvre d'une confluence médiatique. De surcroît, Internet en tant que nouveau média a consolidé le système médiatique en général au travers des myriades d'informations. Certes Internet ne peut transformer un acteur de la blogosphère en activiste mais c'est bien la nature du sous-réseau auquel le bloggeur est attaché qui accélère son engagement et son militantisme. Grâce à la fragmentation du réseau égyptien en plusieurs sous-réseaux bien définis, la notion de représentativité se voit facilitée par l'existence de sites référencés. Ce faisant, l'activiste égyptien Wael Abbas s'est lancé en tant que bloggeur pour accompagner les activités du mouvement Kifaya dès 2004. Il a participé de l'émergence d'une prise de conscience citoyenne au sujet des violences policières qu'il médiatisait sous forme de vidéos. Partant, Wael Abbas a symbolisé le nœud de la médiation permettant d'avoir une meilleure résonance des mouvements dissidents.
23 En 2006, les blogs ont atteint le millier ; partant, ce développement a profité à la dissémination de l'activisme politique. Cette révolution numérique était fortement encouragée par la nouvelle stratégie étasunienne au Moyen-Orient. Par conséquent, la majorité des bloggeurs étaient soutenus financièrement par des organismes non gouvernementaux. Parmi les principaux soutiens figure l'ambassade étasunienne au Caire au côté de quelques instituts participant de la lutte en faveur des « médias démocratiques ». Le fruit de cet investissement s'est concrétisé sur le terrain en 2005 suite à l'œuvre collective des bloggeurs, du mouvement Kifaya et l'ensemble des activistes. Quelques centaines de manifestants se sont réunis sur la place de la libération au Caire contre le projet d'amendement constitutionnel tout en appelant pour une justice indépendante de tout système cooptatif. Hormis les dissidents célèbres que l'on épargne du fait de leur médiatisation, la majorité des activistes ont été arrêtés en dépit de la non-violence caractérisant leur action de défiance politique. Par voie de conséquence, les organismes des droits de l'homme tel Human Rights Watch, Amnesty International et même Reporters sans frontières ont accordé à la blogosphère le statut d'un espace d'expression menacé par l'État1.
24 Par ailleurs, la chaîne Aljazeera-Égypte a favorisé la publicisation de la blogosphère dès 2005 en diffusant un reportage offrant à un large public ce phénomène cybernétique. Partant, le groupe Aljazeera a développé une plateforme de blogs vouée à un journalisme participatif et animée par des journalistes-technicistes en relation avec des journalistes de terrain que l'on qualifie de témoins ambassadeurs. La chaîne dispose d'une présence sur Facebook, sur Twitter et s'est ouverte même sur Youtube sans feindre d'ignorer les segments Mobile Reporter et Web Mobile. C'est grâce aux médias donnant une visibilité à l'espace parallèle d'expression que ces nouvelles technologies de l'information et de la communication ont été mises en lumière et partant elles ont réussi à gagner en légitimité au sein de la sphère sociale. En outre, des bloggeurs n'ayant pas l'assise institutionnelle ont accédé au statut de journaliste en raison de leur aptitude à mobiliser un réseau supranational et par là l'engagement jadis sociétal s'est professionnalisé. D'aucuns ont orienté leur activisme exclusivement vers la politique tandis que la majorité des bloggeurs est à l'œuvre dans la sphère sociale en qualité de véritable noyau citoyen. C'est cette catégorie sociale de bloggeurs -dont la légitimité est bâtie auprès des citoyens par l'engagement sociétal- qui a développé la blogosphère sans procéder à une quelconque exposition sélective.
25 En effet, la blogosphère ne peut constituer une force sociale qu'à la condition de voir les acteurs qui la composent transcender leur idéologie pour n'afficher que le droit à la dignité, à la liberté et à la justice sociale. En 2006, l'activisme politique de sensibilité conservatrice s'est inséré dans la blogosphère égyptienne derrière le blogging animé par Wael Abbas en faveur du mouvement laïc Kifaya. Il s'agit du blog créé par la jeunesse des Frères Musulmans en parfaite intégration à la sphère sociale. L'année 2008 est jalonnée par la constitution du mouvement « Jeunes du six avril » via Internet. Le groupe s'est constitué à travers les blogs en soutien à des revendications ouvrières liées aux conditions de travail dégradantes dans une usine de textile basée à Mahalla Al-Kobra au nord du Caire. Outre ces mauvaises conditions, la confluence citoyenne a protesté contre la cherté de la vie tout en appelant à institutionnaliser un salaire minimum. Ce mouvement dissident a transcendé le mouvement ouvrier pour demander la fin de l'État d'urgence que l'État sécuritaire a imposé depuis l'arrivée de Moubarak. De nombreux manifestants ont subi la brutalité policière et de nombreux bloggeurs arrêtés ce jour du six avril 2008 ont été à l'origine de l'acte fondateur appelant à la grève générale. Parmi les détenus, figure la bloggeuse Israa Abdelfattah âgée de 28 ans dont l'incarcération a trouvé un écho au sein des médias. Partant, la bloggeuse est devenue une figure féminine du jeune mouvement dissident tout en assumant son activisme partisan à travers son appartenance politique au parti libéral Al-Ghad fondé par l'avocat Aymen Nùr. Ce dernier n'est autre que l'ancien candidat aux élections présidentielles de 2005 qui s'est retrouvé emprisonné après la victoire falsifiée de Moubarak pour démontrer le sort de quiconque osant défier la sphère dominante. Quant à Israa Abdelfattah, elle a intégré l'équipe journalistique de la chaîne Aljazeera-Égypte après sa libération tout en animant la radio lancée sur Internet par le parti Al-Ghad auquel elle est attachée. En octobre de la même année, le mouvement des Frères Musulmans a lancé sa propre radio également sur Internet. L'activisme de la blogosphère est resté néanmoins efficient en dépit de la mise en branle d'une répression technique adoptée par l'appareil sécuritaire en vue de freiner l'émergence des réseaux sociaux.
26 En effet, le développement de ce réseau est inhérent au taux d'alphabétisation des jeunes frôlant les 85%. Cette jeunesse plus prompte à utiliser Internet est constitutive d'un important segment de la sphère sociale. Cette catégorie sociale idéologiquement hétérogène s'est affichée concurremment au côté des leaders de l'opinion publique. Il s'agit d'un engagement non-violent occupant toutes les interstices de l'espace public à l'encontre des mauvaises orientations étatiques. Une autre figure a émergé du mouvement « Jeunes du six avril », Asmaa Mahfouz, ayant échappé au harcèlement policier grâce aux interventions médiatisées. Indubitablement, les médias ont protégé Asmaa Mahfouz de la tyrannie policière dès lors que son action citoyenne a bénéficié d'une visibilité publique. Outre ces figures féminines, un ancien membre des Frères Musulmans Mohamed Adel est considéré comme l'un des fondateurs du mouvement « Jeunes du six avril » au côté de l'ingénieur Ahmad Maher. Ce faisant, ce groupe a consolidé la structure de l'espace public oppositionnel au travers des liens noués avec le mouvement Kifaya et l'association nationale pour le changement. Il est utile de préciser qu'un entre-deux a surgi de ces différents soutiens mutuellement médiatisés. On peut même mentionner des figures communistes qui apportent leur soutien à la confrérie.
L'ère du soulèvement médiatisé
27 En 2010, la blogosphère égyptienne a connu sa phase de maturation traduisant une véritable démocratisation du blogging. En juin de la même année, la page Facebook « Tous Khaled Saïd » s'est créée par l'administrateur Wael Ghoneim en hommage au bloggeur Khaled Saïd interpellé puis battu à mort par la police pour avoir diffusé sur Internet une vidéo montrant des policiers se partageant la drogue dans un commissariat à l'issue d'une arrestation. La brutalité de son décès a transcendé la blogosphère pour soulever l'indignation au sein de l'espace public. En rejoignant ce réseau des indignés, d'aucuns ont choisi d'être humains comme le dirait René Dubos. De facto, la page « Tous Khaled Saïd » est devenue une lumière qui éclaire une Égypte endémique. Véritablement, de ce mal est sorti un bien se résumant dans une rencontre humaine pour s'entendre et pour s'écouter. C'est l'ère où l'on pratique un agir communicationnel, où l'autre est un outil de son propre optimisme à l'œuvre de l'action collective. Celle-ci est restée néanmoins impensable selon la conception policière qui souhaite pérenniser la servitude de la population. Pour le cas Moubarak, sa longévité à la tête de l'État est justifiée par son désir de se procurer continûment le plaisir de l'autorité et de l'argent.
28 Partant, tout changement politique excluant la transmission du pouvoir au fils du président Moubarak est inconcevable en dépit des métamorphoses de la société. Cependant, le besoin de dignité propre à l'âme humaine continue de se manifester au sein des réseaux sociaux. Tous les éléments composant la sphère dissidente sont porteurs d'une conscience différente en matière de citoyenneté tout en étant sensibles aux valeurs du multiculturalisme. Bref, l'avènement de ce réseau fraternel est la symbolique de ce signe d'éveil collectif des consciences. En proposant une alliance avec les différentes sensibilités citoyennes -à l'image du mouvement « Jeunes du six avril », le mouvement Kifaya et les révolutionnaires communistes- l'administrateur de la page Facebook « Tous Khaled Saïd » se savait participant d'une conscience collective en émergence. Par le truchement de ladite page, des femmes, des hommes se sont connu.e.s pour coopérer par-delà les frontières idéologiques et cultuelles. Le fossé se creusa entre ce segment d’Égyptiens et le régime autoritaire symbolisé par le président Moubarak ayant comptabilisé trois décennies au pouvoir. Wael Ghoneim en sa qualité d'administrateur de ladite page, a appelé à manifester contre la brutalité policière, mais le jour de la manifestation s'est mis en branle le 25 janvier 2011 à l'initiative du mouvement « Jeunes du six avril ». C'est une journée chômée depuis 2009 en hommage au patriotisme des policiers égyptiens lesquels ont refusé de remettre leurs armes à l'occupant britannique.
29 Mais le bloc hétérogène des activistes a souhaité lancer sa défiance à l'encontre de la brutalité policière en ce jour symbolique. En sus, la chute du président tunisien Ben-Ali le 14 janvier 2011 a représenté un élément déclencheur d'une vive émotion au sein de l'espace public oppositionnel en Égypte. Partant, la jeune activiste du mouvement « Jeunes du six avril » Asmaa Mahfouz a posté une vidéo sur Youtube le 18 janvier pour relier la maltraitance de la police tunisienne contre des manifestants non violents à la brutalité quotidienne qu'infligeait l'État sécuritaire au peuple égyptien. Elle a mis en lumière les rapports établis par les organisations droits-de-l'hommistes telles Human Rights Watch dans lesquels on comptabilisait le nombre de tortures, d'exécutions sommaires et disparitions. Elle demande au peuple de descendre avec elle dans la rue pour protester contre les traitements indignes et pour exprimer leur désir de liberté. Une telle action citoyenne a été le fruit d'un lien social cérébral issu du partage de la même volonté. La symbolique de la vidéo postée par Asmaa Mahfouz en tant que médiatisation d'une action en train de se faire réside dans sa socialité comme l'est la page Facebook « Tous Khaled Saïd ». Il s'agit là d'une politisation des dissidents s'insérant dans les réseaux sociaux qui viennent proclamer leur intention de s'autoreprésenter et de participer à la construction de l'Égypte.
30 En outre, les dissidents ont explicité leur intention de reconnaître tout citoyen souhaitant intégrer l'action sociétale à condition que la publication des idées ne diffère point de l'aspect rassembleur, à savoir liberté, dignité et justice sociale. Ce rassemblement orchestré par Wael Ghoneim en sa qualité de directeur marketing de Google au Moyen-Orient installé aux Émirats-Arabes-Unis nous impose de penser les raisons de son agir communicationnel. Comment expliquer que l'égyptien Wael Ghoneim résidant dans un territoire aussi sectaire que celui des Émirats-Arabes-Unis puisse activer à distance l'espace public égyptien ?
31 Assurément, l'identité de l'administrateur mettant en branle ce mouvement constitué de jeunes insurgés égyptiens ne pouvait échapper à la vigilance de l'État émirati. Au demeurant, Google s'est engagée dans la diffusion des informations relatives à l'engagement pour la démocratie. De surcroît, Google a participé de la formation des activistes à travers l'organisation des conférences faisant la promotion des NTIC à l'image de la conférence « Internet Liberty 2010 » animée à Budapest du 20 au 22 septembre 2010. Le réseau des blogueurs et des activistes du monde arabe s'est lancé durant cette manifestation scientifique en présence de représentants étasuniens et européens. En effet, ladite conférence est le fruit d'une initiative fomentée par un laboratoire d'idées lié au parti démocrate étasunien.
32 Par ailleurs, rappelons que Mohamed Adel en tant que leader du mouvement « Jeunes du six avril » a confirmé la participation de son groupe à des stages de formation à la mobilisation non-violente se déroulant à Belgrade dès 2004 jusqu'à 20082. Il s'agit de former ces insurgés aux valeurs de démocratie mais cet aspect de l'engagement relève de la surface car le fond des formations s'est focalisé sur le renversement des régimes dictatoriaux sans jamais s'aliéner l'appareil sécuritaire. Étrangement, le jeune leader n'a pas évoqué les stages de formation effectués à Washington au sein des ONG3 financées par l'administration étasunienne « Albert Einstein Institute, Freedom House, International Republican Institute ». Outre le maniement des slogans et des symboles, la maîtrise des aspects relatifs à la psychologie sociale collective et à l'utilisation des NTIC4 a structuré l'ensemble des missions. L'implication du cosmopolitisme dans la dynamique régionale est indubitablement avérée. Cela dit, l'ambiguïté de la relation liant Wael Ghoneim et les « Jeunes du six avril » à l'État étasunien n'impacte en rien l'aspect endogène de la révolte populaire. Celle-ci est nourrie de six décennies de servitude, d'analphabétisme, d'appauvrissement et d'humiliation à l'encontre de tout ce qui n'est pas militaire. Certains cyberactivistes refusent ce financement étasunien et d'autres refusent de se rendre à Washington pour se former aux méthodes de la mobilisation non violente. D'aucuns refusent de s'afficher avec Bill Clinton lors de sa visite au Caire. De surcroît, le blogueur tunisien Sami Ben-Gharbia a souligné sa dissension au sujet des financements étrangers, d'où le danger de la dépendance aux intérêts exogènes. En résumé, les leaders de l'activisme citoyen ne constituent point un bloc monolithique et une telle hétérogénéité nous impose de souligner l'existence d'une véritable force citoyenne libre et dotée d'une conscience politique.
33 Ce sera donc le 25 janvier qui symbolisera le jour de la révolte à l'œuvre de libérer l'espace public égyptien des frustrations psychosociologiques s'y insérant. Nonobstant la similarité dans le caractère endémique de la Tunisie et de l'Égypte, les manifestants égyptiens n'ont pas estimé judicieux d'exiger le départ de Moubarak dès le premier jour de la défiance politique. Il s'agit d'un évènement citoyen s'inscrivant dans une discontinuité survenue dans l'histoire sociale de l'Égypte. Ce premier jour de révolte est une symbolique de liberté et de dignité ayant permis aux manifestants d'afficher la nature de leurs récriminations. Celles-ci sont liées à l'augmentation du prix de pain et des biens de première nécessité, au chômage, à la corruption, à la paupérisation tout en exigeant la levée de l'État d'urgence imposé en octobre 1981 et renouvelé annuellement depuis lors. Mais la condamnation de la violence policière a transcendé toutes les affiches arborées par les manifestants.
34 Les activistes ont mis en œuvre des tactiques de la mobilisation non violente en s'appuyant sur le symbole emprunté aux jeunes serbes, celui du poing fermé. Le message du premier jour de la révolte a ciblé les composantes de l'État sécuritaire et jamais l'administration américaine et le parlement européen connus pour l'important soutien qu'ils portent aux régimes autoritaires dans la région. Ce faisant, Maydan Al-Tahrir5 qui signifie place de la libération constitue une arène oppositionnelle où se rassemblaient les manifestants au-delà des appartenances idéologique ou cultuelle. Hormis le parti politique Ghad que préside Aymen Nùr et le parti Al-Wassat piloté par l'ingénieur Abou-Ila Mady, aucune force politique n'a annoncé son soutien au mouvement du 25 janvier. Quant au mouvement des Frères Musulmans étant privé d'une aile politique, les dirigeants n'ont confirmé leur soutien que le 23 janvier sous la pression des jeunes membres. Outre la place de la Libération au Caire, celle du Commandant Ibrahim a symbolisé l'arène oppositionnelle des activistes alexandrins ayant appelé à protester à l'œuvre d'agir localement. Plusieurs autres villes se sont jointes au mouvement mis en branle par les activistes cairotes. La mobilisation massive indéniablement non violente a été violemment réprimée par les forces de la sécurité centrale œuvrant sous la tutelle du ministère de l'Intérieur. Il s'agit de l'aile policière la plus brutale et la plus fidèle à Moubarak. Le 26 janvier, le gouvernement égyptien coupe l'accès à Internet pour brouiller les repères des cyberactivistes. Ceux-ci ne pouvaient continuer à communiquer via les réseaux sociaux que grâce à l'aide de Google. Celle-ci a aidé les cyberactivistes à déjouer les coupures d'Internet en leur procurant des codes d'accès satellitaires. Google a refusé de transmettre ces codes aux cyberactivistes syriens comme l'affirme le blogueur Chamy.
35 Indubitablement, la position de la société Google est alignée à celle de l'administration étasunienne. Le 28 janvier s'est caractérisé par la stratification du fait dissident en raison de l'afflux de gens venus célébrer la prière du vendredi au côté des manifestants sur la place de la libération. En effet, la brutalité policière à l'encontre de jeunes dissidents a conduit les autres segments de la sphère sociale à venir les soutenir, voire même les protéger. La mobilisation durant cette journée rebaptisée « vendredi de la colère » constitue une véritable mutation. On exige d'ores et déjà le départ de Moubarak au vu des jeunes martyrs tombés sous le feu de la police tout au long des derniers trois jours. Cette journée connaît également le retour médiatisé de Mohamed Baradei lequel espère se positionner en leader de ce mouvement mais en vain. L'importante masse humaine se rassemblant autour des leaders sur la place de la libération a inquiété le ministère de l'intérieur. Étonnamment, le corps de la sûreté d'État et les forces de sécurité centrale se retirent de la scène pour laisser la place au bataillon des mercenaires.
36 Devant une telle défiance politique, l'armée investit les villes et encercle les principales places du Caire. La présence militaire se résume au maintien de l'ordre mais son rôle devient ambigu. Le premier février, Moubarak annonce qu'il ne se représentera pas aux prochaines élections présidentielles prévues au mois de septembre. Cette intervention télévisée a été chaleureusement saluée par les chaînes privées toujours positionnées en symétrie avec la chaîne nationale. Ce même segment médiatique n'a pas jugé nécessaire de diffuser les violences du lendemain fomentées par des mercenaires pro-Moubarak et encadrées par la police. Cette répression survient suite à l'échec de la répression technique mais surtout au vu de la résistance des manifestants qui refusent de quitter les lieux. Ce corps résistant qui surgit grâce à la contribution d’un bataillon de bloggeurs, reconnaît le rôle déterminant d’acteurs liés par les réseaux sociaux. Face à cette défiance continue, le président refuse de quitter le pouvoir mais il délègue ses pouvoirs au vice-président fraîchement nommé le général Omar Soliman, un ancien chef des renseignements généraux. Cette mesure ne trouve pas écho au sein des arènes publiques de l'opposition et les manifestants exigent de nouveau le départ de Moubarak.
37 Le champ médiatique égyptien pro-Moubarak opère une rupture avec la position favorable au président le 7 février dès l'instant où la chaîne nationale reçoit le bloggeur Wael Ghoneim après dix jours passés dans les geôles de l'État sécuritaire. Durant l'émission, Wael Ghoneim incite explicitement le peuple égyptien à descendre dans les rues pour soutenir les manifestants contre l'injustice sociale. Dès lors, la position de l'administration étasunienne vis-à-vis du destin politique du président Moubarak, paraît incertaine. C'est le haut commandement de l'armée égyptienne qui représente un trésor stratégique aux yeux de ladite administration. Il s'agit d'une armée financée par les Étasuniens depuis les accords de Camp David. Le 10 février, le président étasunien affirme que l'histoire est en marche en Égypte, un message transmis par les médias sociaux alors que les chaînes égyptiennes cooptées continuaient à faire l'éloge du président octogénaire. Ce même jour, la chaîne NBC News annonce que certains militaires égyptiens ont menacé Moubarak d'enlever leur uniforme et d'aller rejoindre les protestataires. La démission de Moubarak survient le lendemain, 11 février correspondant au soir du vendredi baptisé par les manifestants du Maydan Al-Tahrir « vendredi du départ ». Ce faisant, The Telegraph et Wikileaks révèlent que certains jeunes du mouvement 6 avril ont établi des liens avec l'ancienne ambassadrice étasunienne au Caire Margueritte Scobey. Certains de ces activistes se sont rapprochés de Baradei aux États-Unis durant leur formation aux méthodes de la mobilisation non violente. Assurément, l'activisme citoyen s'est opéré avec naïveté et imprudence chez la plupart des acteurs engagés dans ce soulèvement.
Vers une éthique communicationnelle
38 L'éthique communicationnelle nécessite par ailleurs l'exigence de médiatiser la réalité dans sa multiplicité et non la construction d'un réel issu d'une quelconque exposition sélective car les médias ne contribuent pas à l'affermissement du lien social. Cette éthicité se vérifie indubitablement à travers une médiatisation respectant le principe de démocratie représentative. L'éthique communicationnelle se doit de transcender l'opportunisme commandé par les sondages et transcender aussi l'absence d'un entre-deux idéel et idéologique. Partant, l'éthique communicationnelle ne peut être partiellement acceptable qu'à la condition de médiatiser le fait qatari via l'écran de la chaîne Aljazeera. Cette éthicité nécessitera une réflexion quant à la notion de citoyenneté dans un État rentier parce que la sphère politique est déverrouillée, le syndicalisme est prohibé et l'espace parallèle de discussion demeure utopique. En sus, l'espace public oppositionnel ne peut qu'être extra-territorialisé à l'image des régimes despotiques.
Conclusion
39 Le journalisme public/privé contribuait à la dépolitisation de la société. Cette pratique journalistique parvenait à aseptiser l'information en la privant du contenu idéologique à l'œuvre de l'inintelligibilité à l'égard de l'action publique. Cette dépolitisation de la sphère sociale s'accompagna d'une politique ignorocratique. Or l'information devait se faire en fonction de l'intérêt public et non pas de l'intérêt du régime autoritaire et encore moins de l'intérêt des annonceurs. Enfin, la presse, la radio et la télévision devenaient des forces antidémocratiques. Véritablement, la prise de contrôle des médias par l'État totalitaire ou par les annonceurs entraîne incontestablement la mort du journalisme. Nous assistons à l'abdication du journalisme devant les intérêts des officiers supérieurs. Les journalistes qui réussissaient le mieux avaient intériorisé l'idée selon laquelle toute enquête visant la sphère militaire et/ou présidentielle était saugrenue. Il s'agit d'un journalisme étiolé par la machine sécuritaire et s'inclinant devant la feuille de route établie par le ministère de l'information.
40 Il s'agit d'un système dévoyé entravant l'épanouissement de la démocratie et de la culture. Cette ingérence étatique en matière de gestion de l'espace médiatique renvoie au modèle soviétique. Ce champ contrôlé par l'État qui, en médiatisant ce que dit l'élite sur l'élite, n'était aucunement similaire à la sphère sociale en dépit d'une libéralisation injectée dans cet espace, car une telle politique libérale ambiguë ne peut provoquer une démocratie. Une homologie entre ces deux sphères nécessiterait l'existence d'une sphère politique déverrouillée accordant aux médias le rôle de contraindre le pouvoir à justifier sa politique. Or ces médias demeurent sous le pilotage du ministre de l'information qui exécutait des orientations provenant de la sphère dominante. Par conséquent, l'esprit entrepreneurial s'insérant dans la sphère médiatique ne peut participer de la formation d'un espace de médiation à l'œuvre d'une liberté d'expression citoyenne.
Bibliographie
Awad, G. (2011). Ontologie du journalisme, Éditions L'Harmattan, Paris.
Bourdieu, P. (1996). Sur la télévision, Éditions Liber, Paris
Brin, C., De Bonville, J., et Charron, J. (2004). Nature et transformation du journalisme - théorie et recherches empiriques, Éditions Presses de l'université de Laval, Québec.
Dubos, R. (1974). Choisir d’être humain, Éditions Denoël
El-Khawaga, D. (2003). Mondialisation et nouveaux médias dans l’espace arabe, Éditions Maisonneuve & Larose, [Œuvre de colloque], Paris.
Guaaybess, T. (2011). Les médias arabes « Confluences médiatiques et dynamique sociale », Éditions CNRS, Paris.
Guaaybess, T. (2003). Mondialisation et nouveaux médias dans l’espace arabe, Éditions Maisonneuve & Larose, [Œuvre de colloque]
Guaaybess, T. (2005). Télévisions arabes sur orbite -un système médiatique en mutation (1960-2004), Éditions CNRS
Mercklé, P. (2011). Sociologie des réseaux sociaux, Éditions La Découverte, Paris
Morin, E. (2000). Les sept savoirs nécessaires à l’éducation future, Éditions du seuil, Paris
Muhlmann, G. (2004). Une histoire politique du journalisme XIX - XX siècle, Éditions PUF
Notes
1 Voir E. Zarwan, False Freedom, Human Rights Watch, 14 November 2005.
2 Voir la déclaration de Mohamed Adel dans le documentaire "People & Power" sur le lien suivant www.youtube.com/watch?v=QrNz0dZgqN8&feature=player_embedded
3 Organisations non gouvernementales
4 Nouvelles technologies de l'information et de la communication
5 Place de la libération.
Pour citer ce document
Ce(tte) uvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.