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Comment se fabrique l’hégémonie de l’humanité mâle
Résumé
Cette contribution est une analyse socio-anthropologique et politique du procès de fabrication de l’hégémonie de l’humanité mâle. Elle rend compte de la série des transformations-falsifications qui sont appliquées au réel des rapports d’interdépendance sexués pour produire l’hégémonie des mâles et l’asservissement corrélatif des femelles. Cette fabrication collective exige l’utilisation systématique et graduée des violences colonisatrices à l’encontre de l’humanité femelle.
Abstract
The presentation of the socio-anthropological analysis of the process generating the hegemony of the male will unfold the series of transformations-forgeries applied to the reality of the sexed relations of interdependency in order to produce the male hegemony and the correlated female enslavement. This collective construction requires the systematical and graduated use of colonizing violence towards the female humanity.
Table of content
Full text
1L’analyse du système de colonisation de l’humanité femelle que je mène depuis une décennie1 aboutit à un constat : l’organisation de la vie commune dans toutes les sociétés contemporaines, en dépit de leur diversité socio-économique et culturelle, est, encore et toujours, structurée par la fabrication collective de l’hégémonie des mâles et de l’asservissement de l’humanité femelle.
2Les rapports hégémonie-asservissement s’imposent dans tous les registres de la coexistence quotidienne des humains sexués alors qu’en fait, ils sont interdépendants pour jouir, pour engendrer, pour se sentir exister, pour organiser la vie matérielle et sociale, pour produire de la connaissance, pour déployer leur sensibilité artistique ou leur vie spirituelle. Il est vrai que cet état de dépendance réciproque est une source inévitable de tensions et de conflits et qu’ils doivent tenter de les résoudre pour coexister. Le mode de résolution de ces conflits qu’a généralisé l'humanité mâle consiste à falsifier les rapports effectifs et problématiques d'interdépendance sexuée en rapports unilatéralisés d’exploitation et de violence. La fabrication continue de l’hégémonie de l’humanité mâle est indispensable au maintien du système de colonisation sexiste que l’on peut précisément définir comme l’unilatéralisation systématique et abusive des interactions dans tous les registres de la vie commune.
3Nous allons tenter de dégager les secrets de cette fabrication de l'hégémonie en analysant la succession et l’articulation des abus de pouvoir dans les différents registres de la vie humaine. Auparavant, nous expliciterons rapidement pour quelles raisons il est question, de colonisation, plutôt que de domination et de la double sexuation mâle et femelle plutôt que du masculin et du féminin. L’hégémonie des mâles se construit dans un contexte de colonisation sexiste.
Hégémonie des mâles et colonisation sexiste
4Du point de vue de l’analyse des situations effectives vécues par les femmes ici et ailleurs dans le monde, le concept de colonisation est le plus descriptif. Il permet de connecter une multitude de faits qui autrement sont négligés ou traités de manière isolée. Il est pertinent parce qu’il réévalue utilement l’oppression qui s’oppose la libération des femmes. Elle est bien plus vaste, plus structurelle, plus fondamentale que ce que nous pensions en 1970. Le concept de colonisation sexiste donne la dimension de cette oppression qui ne concerne pas seulement quelques femmes maltraitées, ici et là, ni seulement les femmes de quelques peuples supposés attardés, mais le peuple mondial des femmes en tant qu’humanité sexuée femelle. En décortiquant ce système de colonisation primale, on entre dans une nouvelle compréhension du processus de colonisation lui-même dont on peut de ce fait proposer une définition nouvelle.
5 A. L’approche nouvelle de la colonisation en tant que système de falsification structuraledes rapports d’interdépendance en rapports d’asservissement
6La colonisation en tant que système de falsification structurale des rapports d’interdépendance est au service de l’expansionnisme de l’humanité mâle qui tend sans cesse à accroître son espace vital, son espace économique, politique, idéologique, symbolique, en empiétant systématiquement sur l’espace d’existence de l’humanité femelle. L’appareil idéologique du sexisme qui produit l’infériorisation émotionnelle, affective et intellectuelle des êtres2 humaines femelles n’est pas gratuit, il permet d’organiser leur exploitation sexuelle, existentielle, économique et leur asservissement spirituel et politique. La réussite de cette falsification c’est-à-dire son inscription dans les rapports sociaux de sexes exige la prise de pouvoir abusive des mâles et l’aliénation des femelles grâce à laquelle elles renoncent à défendre leurs propres besoins, leurs attentes et leurs désirs.
7L’approche anthropologique et systémique de la colonisation sexiste permet d’affirmer que c’est le système le plus complet et le plus intégré de falsification structurale des rapports d’interdépendance en rapports d’asservissement.
8L’entreprise coloniale impose le mensonge de la domination des mâles. Cette illusion aliénante ne perdure que grâce à la violence sexiste et l’asservissement organisé de l’ensemble des personnes sexuées femelles.
9B. Le couple conceptuel hégémonie-asservissement rend mieux compte de l’entreprise coloniale que le couple domination-soumission
10L’axe hégémonie–asservissement est plus puissamment descriptif des rapports entre les deux moitiés sexuées de l’humanité que le rapport domination-soumission car l’asservissement rend compte de la spoliation effective de possibilités d’agir et de décider, de disposer de soi. Il rend compte du processus de hiérarchisation active des êtres humains sexué-e-s grâce auquel les femelles sont subalternes et les mâles supérieurs.
11La domination des mâles n’est qu’un mensonge opératoire dans la falsification coloniale de l’interdépendance réelle des êtres humains sexués. C’est un écran de fumée qui cache la scotomisation des rapports réels d’interdépendance et des données les plus fondamentales de la vie humaine.
12 L’ambiguïté idéologique du concept de domination, en dépit de son élaboration politique, tient à ce qu’il garde toujours un pied dans la sphère de la psychologie individuelle. Le critère t domination ou soumission reste très utilisé dans les tests de personnalité comme s’il relevait d’une composante psychologique individuelle, alors que le système d’asservissement est un fait civilisationnel. Le concept de domination reste pris dans un ordonnancement phallocratique de la réalité. Le premier acte de libération des femmes consiste toujours à cesser de croire à la domination des hommes et à localiser les violences et les abus de pouvoir.
13Le concept d’Hégémonie appartient à une constellation sémantique où l’on trouve : impérialisme, empire, totalitarisme, arrogance, prééminence, toute puissance et colonisation. Etymologiquement il a une dimension d’opérations guerrières, de prise effective du pouvoir et de stratégie pour écraser l’adversaire et affirmer la supériorité du peuple guerrier.
14Antonio Gramsci l’utilise pour décrire le rapport de classe. Cette dimension collective est pleinement déployée par l’observation des abus de pouvoir politiques dans l’organisation économique et sociale du monde. Ces abus aboutissent à une concentration des flux d’échanges vers l’humanité mâle aux dépens de l’humanité femelle, avec néanmoins une hiérarchisation des bénéficiaires de ce ratissage machiste des biens matériels et immatériels. On peut distinguer ainsi les colonisateurs et les colons : les uns pratiquent une colonisation offensive, les autres se contentant de profiter tranquillement de la répartition sexiste des places et des rôles. Les réflexes hégémoniques concernent tous les hommes, même si la plupart pâtissent de l’application de ce même rapport hégémonie-asservissement dans les rapports sociaux.
15Cette colonisation sexiste de la moitié de l’humanité par l’autre fait l’objet d’un impérieux déni et c’est ce déni justement qui rend la colonisation aussi opératoire.
16 C. La colonisation sexiste s’enracine dans la colonisation du corps sexué femelle
17Les réflexes colonisateurs sont inscrits dans les relations élémentaires entre les deux moitiés sexuées mâle et femelle de l’humanité, bien plus profondément que ne le sont les représentations sociales historiquement variables de ce qui est féminin ou masculin. C’est pourquoi je parle d’humanité femelle et d’humanité mâle et pas seulement des femmes et des hommes. Cela permet deregarder les racines de l’oppression sexiste qui sont préalables et antérieures à la construction sociale des genres. Cette construction sociale est déterminée par les rapports de force qui sont déjà inscrits dans les corps en tant que corps sexués. La fabrication de l’hégémonie de l’humanité mâle commence et recommence toujours par une emprise charnelle sur le corps jouissif et le corps fécond des femmes, c’est-à-dire sur leur corps sexué femelle.
18Un des grands marqueurs de la colonisation c’est le déséquilibre fondamental du droit d’exister en tant qu’être humain sexué : le fait d’être sexué mâle peut s’arborer fièrement alors que le fait d’être sexuée femelle doit être caché comme le signe d’une indignité.
19Ce déséquilibre fondamental est produit par les abus de pouvoir socio-anthropologiques fondamentaux perpétrés par le peuple des mâles contre le peuple des femelles.
20Il est possible d’objectiver avec précision les abus qui falsifient les rapports d’interdépendance sexués qui habituellement ne sont pas pensés et d’en montrer l'articulation dans une véritable chaîne de fabrication de l'hégémonie.
Décrypter la chaîne des abus de pouvoir qui fabrique l’hégémonie des mâles
21La chaîne de fabrication invisible formée par les actes successifs de falsification des rapports sexués d’interdépendance est scandée par les différents abus de pouvoir qui biaisent et unilatéralisent les relations entre les sexes. Ce processus de falsification s’accompagne d’autant de distorsions dans la problématisation du réel prosaïque de la vie humaine. La falsification des rapports sexués et la distorsion cognitive du réel de la condition humaine sont intimement liés. La fabrication de l’hégémonie des mâles commence par la falsification de la double sexuation des humains et par l’abus de pouvoir fondamental consistant à exclure la sexuation femelle hors de ce qui est considéré comme pleinement humain et digne respect.
22A. La falsification de la double sexuation par l’éviction de la sexuation femelle hors de l’horizon humain
23Le réel de la double sexuation des humains qui comme la plupart des êtres vivants ne peuvent être à la fois mâles ou femelles, confronte chacun d’entre nous à la question de la non-identité et de l’interdépendance jouissive. La non-identité sexuelle, c’est à dire la dissemblance des corps, fascine et effraie les humains comme une altérité menaçante. Leur interdépendance jouissive aboutit souvent à des échecs et des frustrations dont le dépassement requiert une maturité qu’ils n’acquièrent que difficilement au cours de leur vie. La solution d’évitement qu’ont choisi les mâles c’est d’exclure la sexuation femelle du pensable et du représentable en la sous-humanisant. Pour clarifier ce premier abus de pouvoir, voici deux tableaux celui de la problématisation générale de la dualité sexuée et genrée celui de sa problématisation coloniale.
241 Problématisation générale de la dualité sexuée et genrée entre les deux moitiés de l'humanité
Problématisation générale de dualité sexuée |
Femmes |
Hommes |
Sexuation organique |
Femelle |
Mâle |
Vécu charnel de la sexuation |
Femellité |
Virilité ou mâlité |
Genre comme socialisation historiquement variable de la dualité sexuelle, en termes d’attribution des rôles et des places |
Féminin |
Masculin |
Mise en scène culturelle des genres |
Féminité |
Masculinité |
252 Problématisation coloniale de la dualité de la sexuation
Problématisation coloniale de la dualité de la sexuation |
Femmes |
Hommes |
Rapport biaisé à la dualité organique de la sexuation |
Le corps sexué femelle est exclu de la sphère de l’humain |
Le mâle reste le seul modèle d’humain sexué |
Impact sur le vécu charnel de la sexuation |
Femellité honteuse, déni des puissances femelles et mépris de son corps sexué |
Virilité fictionnelle et hégémonique |
Genre comme socialisation hiérarchisante de la dualité des sexes, en termes d’attribution des rôles et des places |
Féminin stéréotypé comme genre castré et subalterne |
Masculin stéréotypé, à l’abri des confrontations régulatrices à l’autre genre |
Mise en scène quotidienne de la distribution culturelle des rôles et des places |
Féminité supplétive de la virilité et conditionnée à la mise en valeur du mâle |
Masculinité sous socialisée et culturellement sous développée |
26La comparaison de ces deux tableaux localise l’abus de pouvoir primaire du colonialisme des mâles qui précède la socialisation des genres et la partition symbolique du monde en masculin et féminin. On ne peut pas lutter contre la discrimination de genre, si on ne perçoit pas qu’elle découle de l’éviction du corps sexué femelle hors de la sphère de l’humain. Cette première éviction a pour fonction dénier la puissance jouissive et érotique et d’éviter aux mâles d’être confrontés aux difficultés de l’interdépendance érotique et ontologique des êtres sexués.
273 Les effets d’asservissement de cette éviction sur les êtres humaines femelles
28L’attribution d’une accointance spécifique de la sexuation femelle avec le règne animal la désigne comme sous-humaine. Cette sous-humanisation permet aux mâles de disposer des corps femelles et d’empêcher les femmes d’en disposer elles-mêmes. Les femmes sont privées de leur statut de sujet désirant, elles sont transformées en objets de convoitise et réduites à devoir choisir entre la domestication de leur sexualité animale ou la castration.
29La femellité, c'est à dire l'expérience vécue de la sexuation femelle, du fait de son éviction de la sphère de l’humain, ne peut pas être un objet de langage et de symbolisation. Les femmes sont privées d’une parole propre sur ce qui se passe dans leur corps. L’impossibilité de signifier leur expérience charnelle est un dommage considérable pour leur pensée autonome et pour l'entendement commun. La scotomisation de l’expérience charnelle femelle comme expérience humaine en fait un objet définitif de méconnaissance.
30Le genre féminin comme socialisation historiquement variable d'une des deux figures de la dualité sexuelle, se construit en tant que féminin castré. La sous humanisation et la castration des femelles façonnent un genre féminin impuissant et subalterne.
31La féminité comme mise en scène culturelle du genre féminin se rétrécit à une fonction supplétive, c'est à dire à une complémentarité aliénée, conçue pour la mise en valeur du mâle propriétaire et la survalorisation de sa virilité. Cette féminité supplétive et asexuée recouvre l’indignité des femelles.
324 Les effets d’accès à l’hégémonie pour les êtres humains mâles
33Le mâle en renvoyant la sexuation femelle à l'animalité devient le seul humain sexué. Il s’évite les souffrances du sujet désirant en transformant son désir en simple convoitise pour un objet interchangeable. Il impose une définition de l'être humain qui fait de lui l'humain incontestable, avec les prérogatives associées que sont le commandement et la domestication des femelles.
34La virilité fait l'objet d'un travail permanent de fabulation pour se constituer comme toute puissance apte à gouverner le monde grâce à une fétichisation du sexe mâle et l’adulation du divin phallus. La peur de l'impuissance qui taraude les mâles est retournée en affirmation d’une virilité hégémonique qui accapare la sexualité et la puissance jouissive des femelles.
35Le genre masculin ne se socialise pas dans la dualité antagoniste des genres. Il se dispense de sa part dans les coopérations sexuées et pratique l’unilatéralité et les rapports de force. Il s’abrite derrière une distribution phallocentrique des rôles et des places qui monopolise la dignité humaine.
36La masculinité reste à l'ombre du mythe viril. La dimension culturelle de l’existence des mâles est de ce fait enfermée dans la mythologisation de leur spécificité organique et elle demeure psycho-affectivement immature. C’est pourquoi cette dimension culturelle masculine est tellement fragile.
37Pour maintenir le mythe phallique, les hommes ont besoin d’utiliser quotidiennement la ressource imaginaire apportée par la féminité supplétive de leurs compagnes. Elle leur évite de se confronter à leur incertitude identitaire et aux difficultés universelles du vivre. Ainsi, l’abus de pouvoir primal qui consiste à rejeter la sexuation femelle hors de l’horizon humain fabrique une humanité fictionnelle
385 La fabrication d’une humanité fictionnelle mono-sexuée où les mâles disposent d’objets subordonnés et sous humains de jouissance.
39Cette humanité fictionnelle est caractérisée par un déséquilibre structurel des prérogatives d’existence. Ce déséquilibre supprime artificiellement les tensions charnelles entre femelles et mâles et les tensions culturelles entre le féminin et le masculin et les remplace par l’unilatéralité d’un face à face idéologique caricatural entre des mâles fictionnels tout puissants et des « femmes féminines » castrées et subalternes.
40Cette mise en scène sexiste de la double sexuation joue sur l’amalgame entre le fait organique et son interprétation coloniale hiérarchisante pour réduire le « sexe » féminin à un féminité supplétive destinée à compléter et à décorer la virilité hégémonique. Cette interprétation sexiste de la double sexuation pérennise les discriminations de genre. C’est contre cet amalgame que les féministes ont lancé les études critiques du genre. Par contre, elles en sont venues souvent à négliger l’importance charnelle et symbolique de la sexuation organique duelle sous prétexte qu’elle sert d’argument au sexisme. Il est nécessaire aujourd’hui de rappeler que les dimensions organiques de la vie et l’impact du vécu charnel des corps sexués, sont des faits décisifs sur le cours de l’existence des humains et dans leurs relations effectives d’interdépendance. Nous devons repenser librement cette vie réelle pour pouvoir subvertir les rapports charnels d’hégémonie et d’asservissement. Sans ce réexamen de la vie prosaïque des humains nous risquons de les désexuer pour éradiquer l’inégalité. Ce serait un remède existentiellement désastreux.
41Un mécanisme similaire de distorsion du réel des interdépendances falsifie et unilatéralise l’interdépendance procréative au profit de l’humanité mâle. La scotomisation de la puissance femelle d’enfantement suppose plus qu’un déni, il suppose le retournement culturel de la dette vitale à l’égard des femelles qui enfantent.
42B. Le retournement de la dette vitale de l’enfantement en obligation de sacrifice de la mère
43Les femelles et les mâles sont interdépendants dans l’engendrement puisque les femelles ont besoin d’être fécondées par les spermatozoïdes et les mâles ont besoin d’avoir accès à un ovule pour engendrer, mais cette interdépendance est dissymétrique. En effet, la contribution des mâles consiste seulement à apporter leurs gènes, tandis que les femelles en plus de leur apport génétique, abritent la vie naissante à l’intérieur de leur corps, font un long travail de gestation, un travail bouleversant de mise au monde qui se continue par le nourrissage et quand c’est humainement possible par l’aide à des naissances successives de l’enfant au cours de son développement.3 Il y a une dissymétrie objective des contributions à l’engendrement et des expériences vécues, les mâles ne faisant pas l’expérience charnelle de l’enfantement. Enfin les femelles ont une prérogative vitale celle de choisir de donner ou non naissance à leur progéniture. Ces faits peuvent être résumés dans le tableau suivant :
441 Problématique générale de dualité sexuée de l’engendrement
Problématique générale de dualité sexuée de l’engendrement |
Femmes |
Hommes |
Contributions organiques à l’engendrement |
Apport génétique par l’ovule Travail de gestation, d’accouchement et de nourrissage |
Apport génétique par les spermatozoïdes |
Vécu charnel de l’engendrement |
Bouleversement intime de l’enfantement Expérience charnelle de la translation générationnelle |
Expérience indirecte de l’engendrement à travers la relation charnelle à la femme qui enfante |
Socialisation historiquement variable de la dissymétrie des fonctions d’engendrement |
Configuration sociale de la maternité |
Configuration sociale de la paternité |
Mise en œuvre culturelle des fonctions dans la translation générationnelle de l’existence |
maternage |
paternage4 |
452 La falsification coloniale des rapports d’engendrement
46Les mâles ne peuvent pas engendrer sans la pleine coopération des femelles, de plus ils sont redevables de leur existence à la personne femelle à l’origine de leur propre vie. Les femelles sont tout aussi redevables à leurs ascendantes mais elles règlent cette dette quand elles enfantent à leur tour, alors que les mâles ne l’acquitteront jamais charnellement5.
47L'hégémonie des mâles se construit sur le déni de la puissance d’enfantement et de la prérogative vitale spécifique des femelles qui sont en mesure de mettre ou de ne pas mettre des enfants au monde. La prétendue infériorité des femelles vient voiler le fait que toute existence humaine dépend du bon vouloir d’une femme et de sa coopération intime au processus de perpétuation de la vie humaine. La falsification des rapports d’engendrement procède à un retournement de la dette vitale vis-à-vis des femmes fécondes.
Problématique coloniale de dualité sexuée de l’engendrement |
Femmes |
Hommes |
Retournement colonial des contributions respectives à l’engendrement |
Dépréciation et aliénation des contributions femelles : - l’apport intracorporel de l’ovule, - le travail de gestation, - le travail d’accouchement - le travail de nourrissage |
Survalorisation paradoxale de l’apport extracorporel de spermatozoïdes |
Vécu charnel de l’engendrement |
Une convention d’insignifiance rend inexprimable l’impact considérable de l’enfantement sur la vie et la subjectivité des mères |
Posture d’extériorité et de surplomb |
Socialisation coloniale de la dissymétrie des fonctions d’engendrement |
Maternité sacrificielle qui exige à chaque génération la disparition de l’existence sociale de la mère |
Paternité de commandement qui exerce une emprise sur la femme et les enfants |
Mise en œuvre aliénée des fonctions dans la translation générationnelle de l’existence |
Surcharge du maternage et culpabilisation permanente des mères |
Absence de paternage et décharge des pères |
48Les mâles asservissent la puissance femelle d’enfantement en inversant la valeur des contributions dissymétriques des hommes et des femmes à l’engendrement. La mise au monde des nouvelles générations, au lieu de faire l’objet d’une reconnaissance de dette envers les femelles, est transformée en un dû auquel sont astreintes les femmes servantes. Un dû justifiant l’oppression et l’exploitation de leurs ventres féconds par les mâles hégémoniques. Cette oppression et cette exploitation sont camouflées en destinée malheureuse des femmes, conséquence d’une malédiction divine : « Tu accoucheras dans la douleur ».
49Ce retournement s’organise selon la logique hégémonique qui veut que le maître ne fasse pas grand-chose mais qu’il dispose naturellement de la force de travail son esclave. Cette logique déprécie l’enfantement comme une servitude et survalorise la fonction de fécondation par les mâles comme souveraineté sur le corps des femmes. Il en découle une organisation sexiste de l’engendrement qui réduit les femmes fécondes au silence et exige le sacrifice de leur existence.
50Cette reconfiguration coloniale des rapports sexués d’engendrement est reproduite de génération en génération par une double injonction faite aux mères :
51- d’une part, elles doivent sacrifier leur vie personnelle à la progéniture commune
52-et d’autre part, elles ne doivent pas se targuer de donner naissance aux humains mâles et femelles, ni valoriser leur puissance et leur liberté d’enfantement, ni leur travail de mise au monde, sous peine d’être considérées comme des mères abusives, animées d’un désir de toute-puissance et sanctionnées comme malfaisantes ou sorcières.
53Cette double injonction fabrique la maternité sacrificielle dans laquelle la prérogative vitale des femelles se mue en sacrifice obligatoire de la vie personnelle et sociale de celle à qui l’on doit la vie. L’exaltation du sacrifice de la mère est un leurre qui pousse les femmes à assumer en silence toute la charge de la nouvelle génération et à en dégager les hommes.
543 Le sacrifice des mères est indispensable à la prise de pouvoir des mâles
55Le sacrifice imposé aux femmes qui enfantent les consigne dans l’arrière-plan imaginaire de la vie commune. Dans l’idéologie coloniale, elles cessent d’être des contemporaines pensantes et agissantes. Leur présence au monde est effacée, ce qui laisse aux hommes tout loisir d’accaparer l’espace public. L’effacement des femelles fécondes a une fonction politique de prise de pouvoir par les mâles et des conséquences politiques puisque seules les préoccupations des mâles sont prises en compte dans la gestion de la cité.
56L’effacement des femmes fécondes est nécessaire à la fabrication de l’hégémonie des mâles car la simple reconnaissance de leur présence et de leur puissance créative empêcherait les hommes de prendre unilatéralement le pouvoir.
57L’injonction d’effacement vise à détruire la figure de la mère comme puissance de vie et à l’enfermer dans la prison spirituelle du silence.
584 Le déni de la prérogative vitale des femelles et son retournement sont des mécanismes de distorsion défensive face au réel de la translation générationnelle de l’existence
59La translation générationnelle est un des fondamentaux de la vie humaine : chaque génération prend la place de la génération qui l’a engendrée et laisse sa place à la génération qu’elle engendre. Je n’entrerai pas faute ici dans le détail de cette distorsion défensive qui impose une maternité sacrificielle, produit la servitude des mères et leur exclusion de l’espace public. Cet abus de pouvoir majeur installe le déni de notre condition de vivant mortel comme pensée dominante qui s’impose de génération en génération. Il produit un divorce des temporalités, entre la temporalité courte, très courte de l’activité économique gérée par les mâles et la problématique transgénérationnelle de la transmission de la vie qui obligerait à penser l’intérêt général dans la durée, mais qui est réduite au silence par la réclusion des femmes qui enfantent.
60Les schèmes comportementaux à l’œuvre dans l’éviction de la sexuation femelle et dans l’imposition d’une maternité sacrificielle sont les instruments fondamentaux de l’unilatéralisation violente des relations d’interdépendance sexuées qui se généralisent dans tous les registres de l’existence.
61C. L’opérationnalisation de l’unilatéralisation violente des rapports d’interdépendance de la vie commune
62Les distorsions socio-sexués fabriquées au niveau érotique et procréatif dans les deux premiers abus de pouvoir que nous avons décrits se généralisent et s’appliquent sous forme d’unilatéralisation abusive des interactions dans tous les autres registres de la vie commune, à savoir les échanges socio-économiques, existentiels, cognitifs, spirituels.
63La transformation généralisée des rapports d’interdépendance en rapports d’exploitation et de violence par les 4 opérations de colonisation.
64La colonisation construit très concrètement l’asservissement à travers les quatre opérations6:
65La première opération est l’annexion : c’est un envahissement violent, guerrier qui exproprie les habitants de leur lieu de vie et qui en fait la propriété du colonisateur
66La deuxième c’est le pillage : le colonisateur rafle tout ce qu’il peut extraire de la colonie, tout ce qui est produit par les colonisé-e-s. D’une contrée pays riche et opulente, il fait un territoire pauvre sans ressources pendant que lui accumule des biens
67La troisième c’est l’humiliation : il faut que les personnes colonisées perdent leur statut d’être humain, il faut qu’elles aient honte d’être ce qu’elles sont. L’humiliation signifie et acte cette infériorité afin de justifier les pillages par la supériorité du colonisateur qui a le droit de se servir.
68La dernière opération est l’assujettissement : c’est la manipulation des personnes colonisées qui les amène à valider leur statut subalterne et à défendre les intérêts des colonisateurs. L’assujettissement commence par la désolidarisation des humiliés grâce à la distribution des miettes de reconnaissance par les colonisateurs à leurs sbires et à leurs esclaves.
69La description de ces opérations est issue de ma propre expérience et de l’écoute de celle de centaines d’autres femmes qui, sont durant leur vie, annexées, pillées, humiliées et assujetties.
70Elles décrivent la colonisation sexiste mais elles sont aussi descriptives des colonisations ethniques ou des colonisations de classe.
71Ces 4 opérations de colonisation s’appliquent dans tous les registres d’interactions sexuées, ce qui peut être visualisé dans un tableau de bord de la colonisation.
72D Les abus de pouvoir de la moitié mâle de l’humanité requièrent l’emploi systématique et gradué de la violence
73L’énergie motrice dans la fabrication de l’hégémonie des mâles c’est la violence sexiste sous toutes ses formes. Dans l’emploi gradué des violences, les plus softs sont annonciatrices des plus destructrices.
741 L’infériorisation systématique des femelles
75Elle instaure, dès avant la naissance et tout au long de la vie, la valence différentielle des sexes7.Elle consolide sans cesse la fiction de la supériorité des mâles. Elle construit jour après jour notre statut subalterne. Qui prépare et naturalise notre annexion.
762 La réification
77Elle transforme les personnes humaines que nous sommes en objets interchangeables dont les mâles ont le droit de disposer. Elle autorise les viols. Elle attribue aux femelles convoitées la responsabilité des combats entre les mâles et en fait des objets de réprobation. Elle nous dépersonnalise et nous déshumanise. Elle justifie idéologiquement l’annexion.
783 La culpabilisation des mères et l’obligation de sacrifier leur existence personnelle
79La culpabilisation permanente des mères organise leur enfermement dans la maternité sacrificielle et produit l’inexistence sociale des femmes adultes. Elle occulte leurs contributions décisives à la vie commune. Elle broie leur présence au monde et leur sapience.8Elle supprime les barrières éthiques à l’annexion de la moitié de l’humanité par l’autre moitié. Elle prédispose les femmes à devenir des victimes.
804 L‘utilisation des femelles comme bouc émissaire d’usage courant
81Elle habitue les femmes, au quotidien et dans le huis clos des relations intimes à être les destinataires privilégiées de la violence des hommes dans les moments de débordement de leur destructivité. Ces boucs émissaires d’usage courant permettent aux mâles de se défouler en projetant sur elles leurs angoisses métaphysiques, leurs révoltes existentielles et leurs échecs communiels9. Cette autorisation de défoulement est justifiée par la culpabilisation permanente des femelles dont l’intériorisation nous conditionne au rôle de victimes. Elle nous résigne à l’oppression qui finalement apparaît moins terrifiante que les menaces constantes d’agressions.
825 Le femellicide ou le meurtre impersonnel et collectif contre les êtres humains sexué-e-s femelles.
83Le femellicide en tant que meurtre collectif et anonyme décrète la non-valeur absolue des femelles humaines. Il acte le droit de vie et de mort des mâles sur les femelles. Les victimes étant méprisées elles focalisent la haine en circulation et leur exécution reste généralement impunie. Les femellicides actuellement se multiplient et expriment des excédents de haine inimaginables à l’encontre des femmes. Ils produisent un désespoir incommensurable, facteur de résignation.
84A cause et en dépit de toutes ces violences colonisatrices, les femmes de génération en génération tentent de s’émanciper mais le système colonial répond à leur tentative d’émancipation par une migration des lieux de pouvoir pour réinstaurer l’hégémonie sous des formes nouvelles.
85E. La migration stratégique des lieux de pouvoir
86Le système colonial est travaillé de l’intérieur par les logiques antagonistes de l’émancipation des femmes et de l’hégémonie des hommes. Il assure sa pérennité par l’investissement de nouveaux lieux de prise pouvoir dès que des anciens lieux sont pris d’assaut. Il s’avère très plastique et adaptable.
871 Les lieux de prise pouvoir du patriarcat se situaient dans les institutions
88Ces lieux institutionnels sont la famille et les droits sur la descendance, l’enseignement, la loi, la justice, les instances politiques de représentation, les institutions religieuses… Les mâles hégémoniques résistent encore violemment aux assauts institutionnels des féministes, on le voit dans de nombreux domaines et particulièrement dans l’exacerbation du sexisme religieux, dans les tentatives de reprises du pouvoir légal sur le ventre des femmes.
89Mais au-delà des agressions visibles, les mâles hégémoniques tentent de contourner les dynamiques d’émancipation en les vidant de leur sens. Dans ce but, ils investissent les lieux de pouvoir méta-institutionnel plus insaisissables de fabrication de l’idéologie et d’interprétation du monde et les lieux de pouvoir infra-institutionnels d’emprise sur les infrastructures qui organisent matériellement et technologiquement le monde.
902 Le pouvoir méta-institutionnel qui a pris une ampleur jusque-là inconnue est entre les mains de phallocrates gardiens du système
91Les gardiens du système de colonisation sexiste récupèrent et retournent insidieusement les discours émancipateurs tenus par les femmes, pour les empêcher de comprendre ce qui leur arrive. Ils les bombardent d’interprétations misogynes, aliénantes et déshumanisantes des rapports de sexes. Ils les poussent vers une émancipation mimétique où elles ne peuvent prétendre à l’égalité qu’en abandonnant leur puissance femelle et en partageant le mépris phallocratique pour la femellité. Il y a véritablement une tentative de castration subjective des femmes.
923 Le refuge contemporain le plus sûr du pouvoir infra-institutionnel celui est la technodictature
93Cette forme d’hégémonie inscrite dans la matérialité du monde n’est pas nouvelle puisque les hommes se sont toujours gardé l’usage exclusif des outils et des armes, mais ce pouvoir instrumental est démultiplié aujourd’hui par les technologies de la toute-puissance. Les abus de pouvoir technoscientifiques sont de plus en plus intrusifs et destructeurs du vivant et de toutes les formes spontanées d’autonomie et d’autorégulation.
94Là où règne la rationalité technoscientifique la plus froide règne aussi le déni le plus passionné du réel de la vie humaine. Les désastres écologiques et humains qui en découlent sont à la mesure de l’imbécilité acharnée et de la passion d’ignorance qui se lovent au cœur des savoirs les plus sophistiqués qui puisent, en toute ignorance, leur inspiration dansl’inconscient sexiste. La technodictature est un recyclage sexiste et inconscient de la destructivité humaine qu’il faut replacer dans une économie sexiste plus générale de la violence et de la destructivité.
95F. La régulation sexiste et inconsciente de la destructivité humaine
96Le sous-sol anthropologique de la vie humaine est constitué :
97-d’une part des fondamentaux universels de la condition humaine que sont la mort inévitable, la double sexuation, la translation générationnelle de l’existence et l’interdépendance ontologique des humains sexués
98-et d’autre part de l’insondable désarroi qui envahit les humains quand le cours de leur vie les confronte à cette destinée ordinaire qu’ils ressentent comme un implacable destin.
991 La destructivité est une réaction spontanée de révolte du psychisme humain devant ce destin et une réponse à sa peur d’être envahi par son insondable désarroi
100La révolte existentielle des individus face à la condition commune ne peut s’apprivoiser que par un lent chemin de maturation et par une spiritualisation de cette condition commune. Quand elle n’est ni apprivoisée, ni spiritualisée, elle s’exprime dans une rage destructrice éprouvée, à des degrés variables, et à un moment où un autre de leur existence, par tous les humains. La peur de sombrer dans un désarroi insondable s’exprime aussi par une pulsion d’emprise pour accéder à une maîtrise imaginaire de sa propre vie qui se dégagerait des rapports d’interdépendance.
101La destructivité et la pulsion d’emprise peut être métabolisée d’une manière ou d’une autre, mais si elle ne l’est pas elle devient violemment toxique pour le psychisme des individus et leur coexistence sociale. Toutes les sociétés sont obligées de gérer cette production constante de destructivité. Elles proposent soit sa spiritualisation en ferveur religieuse, soit son investissement dans des activités agressives approuvées socialement comme la guerre, les rivalités, l’emprise technologique et toutes les formes de prises de pouvoir. L’apartheid spirituel qui frappe les femmes dans l’univers sexiste empêche la spiritualisation de la condition réelle des humains en tant qu’êtres vivants-mortels, sexués, engendrés et possiblement engendrants et ontologiquement interdépendants.
102Ce déficit de spiritualisation augmente les surplus de destructivité qui sont directement incinérés dans les accès de violence collective. La violence est une externalisation de la destructivité et sa focalisation contre des objets de haine censés être responsables du malheur. La transformation sporadique des femelles en boucs émissaires et en objet de haine est une forme régulation aveugle et inconsciente des flux de destructivité.
1032 La guerre larvée contre l’humanité femelle assure une part non négligeable de l’incinération des excédents de destructivité
104Les violences sexistes consument régulièrement les excédents de destructivité qui ne sont pas investis dans les guerres, les rivalités entre mâles et les conduites hégémoniques. Le monde contemporain produit, pour des raisons qui ont été analysés dans les tomes 4 et 5 du Manifeste pour la décolonisation de l’humanité femelle, de tels surplus de destructivité que la violence sexiste ordinaire ne suffit plus à les éponger. L’accumulation de destructivité conduit à une désagrégation du corps social et mènent à des suicides collectif.
105Lancer l’alerte sur la montée irrépressible des violences diffuses dans le corps social ou des cristallisations de cette violence dans des meurtres collectifs ne sert à rien si nous ne comprenons pas la place de cette violence et sa force inconsciente dans la production circulaire de l’hégémonie et de l’asservissement.
106Nous sommes collectivement enserrés par un cercle vicieux car le sexisme en cultivant la passion d’ignorance, facilite la scotomisation du réel tragique de la condition humaine et empêche sa spiritualisation ce qui amplifie la production constante de destructivité.
107G. La fabrication de l’hégémonie est une fabrication en boucle
108La chaîne de fabrication de l’hégémonie est circulaire car le dernier acte celui de la régulation sexiste de la destructivité humaine vient couronner la falsification des rapports d’interdépendance et renforcer sans cesse l’éviction initiale de la sexuation femelle hors de l’horizon humain laquelle enclenche les abus de pouvoir suivants.
109L’intérieur de ce cercle vicieux délimite l’aire de l’inconscient organisateur sexiste
110Le cercle vicieux des abus de pouvoir des mâles dans tous les registres de la vie commune produit et reproduit ce que je nomme l’inconscient organisateur sexiste. On pourrait aussi parler d’inconscient structural mais ce n’est pas seulement un fondement collectivement inconscient et immuable de l’ordre social, c’est un processus sociétal d’inconscientisation permanente lié aux rapports de force qui organisent la société selon la logique de l’hégémonie-asservissement
La fabrication de l’hégémonie est un processus d’inconscientisation collective qui structure la société
111La fabrication de l’hégémonie en même temps qu’elle procure le pouvoir à l’humanité mâle est un processus d’inconscientisation collective parce qu’il met en œuvre une série de dénis cognitifs emboités et d’éliminations symboliques des personnes humaines qui pourraient gêner cette problématisation tronquée du réel.
112A. L’emboitement des dénis et ses conséquences en termes d'élimination symbolique
113-Le déni le plus profond est celui des fondamentaux de la vie prosaïque des humains et de leur condition réelle d’êtres vivants-mortels, sexués, vitalement et ontologiquement interdépendants, engendrés et possiblement engendrants. La confrontation de chaque humain à ce réel crée des conflits et des souffrances intra-psychiques qui se répercutent dans des conflits inter-psychiques du fait précisément de leur interdépendance. La fonction socio-cognitive de ce déni c’est de produire une vision du monde qui élimine les confrontations existentielles au réel prosaïque de notre vie commune10.
114 - Ce déni anthropologique se cristallise en un déni spécifique des rapports d’interdépendance entre êtres sexués différents parce que leur conflictualité intrinsèque risque de faire émerger le réel prosaïque dans la conscience des hommes. Le déni est une stratégie radicale d’évitement qui refoule les tensions sources de désarroi et les recouvrent par des abus de pouvoir. Il y a un lien puissant entre le refoulement des conflits intrapsychiques et celui des conflits inter-psychiques. Ce refoulement des conflits aboutit à leur résolution quotidienne par la force, et par la construction de l’hégémonie au niveau sociétal.
115-Le déni de la conflictualité des rapports d’interdépendance entraîne le déni de l’existence symbolique des personnes femelles et l’occultation de leur capacité connaître ce qu’est la vie humaine. En effet, à travers l’enfantement des humains, elles acquièrent une connaissance incarnée des fondamentaux de la vie humaine qui est très corrosive pour la vision phallocentrée de monde. Elles doivent donc être sous-humanisées et disqualifiées en tant qu’interlocutrices et partenaires dans la production du sens. La disqualification de leur point de vue intervient dès qu’elles évoquent leurs confrontations au réel ou les logiques antagonistes potentielles entre les sexes. Elle leur retire le statut d’interlocutrice et les réduit au silence.
116-S’y rajoute le déni de leur élimination symbolique, c’est-à-dire déni du déni de leur existence, qui soulage les tensions intersubjectives en attribuant aux humaines une infériorité naturelle qui justifie le rôle prépondérant des mâles dans la société et dans la définition de la réalité.
117B. La passion d’ignorance est le moteur du processus d’inconscientisation collective
118L’élimination par la force des contradictions et des antagonismes est une des motivations essentielles de la violence qui présente l’intérêt de produire en même temps de l’hégémonie et de l’aveuglement. La passion d’ignorance pousse les colonisateurs à accéder à l’inconscience, elle pousse les colonisées à accepter leur aliénation pour ne pas faire surgir l’impensable. L’aliénation des femelles protège la chaîne d’inconscientisation collective des antagonismes sexués. Elle protège les mâles de toute prise de conscience. Elle rend les femmes étrangères à elles-mêmes et leur dissimule les distorsions du réel des échanges et des contributions. Elle banalise les abus de pouvoirs des mâles qui accaparent ce qui est produit-créer par les femelles. C’est un paradoxe que doit résoudre le prochain livre sur la démarche collective de décolonisation en proposant proposera une méthodologie adaptée pour rompre la circularité du processus.
119 Le combat des femmes ne peut pas se résumer à pourchasser et dénoncer l’inconscient sexiste, car face à la passion d’ignorance cette dénonciation est inopérante. Il faut aussi comprendre la fonction psycho-cognitive et la fonction sociale du processus d’inconscientisation pour discerner les possibles leviers d’une restructuration non sexiste de la société.
1201 La fonction psycho-cognitive de l’inconscientisation c’est de simplifier radicalement la réalité
121La complexité des rapports d’interdépendance entre les humains entraînent des souffrances cognitives. Le réel de notre condition humaine pose des questions vertigineuses parce qu’il touche au mystère insondable de la vie. Il est donc compréhensible que les êtres humains veuillent s’économiser la confrontation à la complexité humaine. Cette simplification entraîne en même temps le refoulement métapsychique des flux passionnels déclenchés par la confrontation existentielle au réel prosaïque de la vie, de la mort, par le besoin de communion, et par les échecs communiels11. Tout cela reste enfermé dans les angles morts de la pensée collective. Pour diminuer le recours aux rapports de force, il faudrait que les mâles hégémoniques acceptent que l’insondable désarroi inhérent à la condition humaine fasse irruption dans leur conscience et que les femmes acceptent de comprendre leur connivence avec cette passion d’ignorance. Or nous savons tous que des énergies psychiques considérables s’y opposent. Elles sont néanmoins beaucoup plus fortes chez les personnes qui bénéficient de l’hégémonie que celles qui vivent dans la servitude.
122Ce processus d’inconscientisation trace une aire de méconnaissance fondamentale dont il faut souligner la dimension organisatrice de l’ordre social12.
123 2 La fonction sociale de l’inconscient sexiste c’est de fournir des automatismes socio-anthropologiques qui remplissent les trois fonctions structurantes des sociétés
124L’inconscient organisateur pérennise et naturalise des rapports de force entre les sexes qui structure les relations sociales. Il procure à l’organisation sociale des rapports sexués une apparence d’ordre naturel immémorial et évident. Il assure la réplication de cet ordre social en prenant en charge trois fonctions structurantes.
125une fonction de distribution des rôles et des places,
126une fonction de cadrage de l’horizon de sens commun,
127une fonction d’incinération des excédents de destructivité.
128a) Le sexisme organise la différenciation sociale des rôles
129La différenciation des rôles est nécessaire à l’organisation des rapports sociaux, mais la spécificité de cette différenciation sexiste c’est de l’organiser par la discrimination, la réduction à l’insignifiance, le mépris de la moitié de l’humanité et le refus l’égale dignité des êtres différents. Le principe implicite de non-réciprocité des échanges stabilise la distribution des rôles et des places.
130b) Le sexisme structure la production du sens
131Pour co-exister les membres d’une société ont besoin de cadrer l’horizon de sens commun. Le sexisme le fait mais en instaurant les rapports de force sexistes dans l’interprétation du monde et en scotomisant toutes les données du réel en contradiction avec la suprématie des mâles. Il produit une définition de la réalité qui empêche l’émergence d’un autre ordonnancement de la vie commune. La vision du monde et les pratiques qui en découlent s’imposent à la pensée et au comportement des femmes elles-mêmes qui pourtant en sont victimes. Comment penser un autre monde, alors que mêmes nos aspirations à l’émancipation sont absorbées à l’intérieur à l’intérieur des cadres de pensée sexistes ?
132c) Le sexisme assure une gestion de la destructivité humaine et l’incinération de ses excédents
133Toute société doit gérer la destructivité constamment produite par les êtres humains car si elle se retrouve avec des masses de destructivité inemployée elle risque la désagrégation. L’inconscient organisateur sexiste assure comme nous l’avons vu plus haut une régulation inconsciente et inhumaine de la destructivité.
134L’humanité peut-elle aujourd’hui assumer consciemment ces trois fonctions sans recourir à la discrimination et à la violence ? C’est une grande question. Je pense qu’un processus de décolonisation ne peut réussir que s’il assume très différemment mais aussi efficacement ces trois fonctions structurantes de l’ordre social pour éviter la désagrégation de la société.13
135Le pouvoir de structuration inconsciente du corps social que remplit l’hégémonie des mâles pose un vrai problème stratégique au mouvement de décolonisation internationale des femmes : comment changer les structures de l’ordre sexiste si elles sont reconduites par des procès de fabrication automatisé dont les opérateurs n’ont pas conscience et si cette inconscience a une puissance fondatrice de l’ordre social ? C’est aussi un vaste problème politique pour les hommes qui essaient de changer les rapports d’exploitation et de violence entre les humains.
136C. La place de l’inconscient organisateur sexiste dans la structuration des sociétés est un vaste problème politique
137Le processus d’inconscientisation étend ses conséquences en produisant une dérive perpétuelle des rapports d’interdépendance entre les humains en rapports d’exploitation et de violence. Il fait obstacle aux rapports de coopération nécessaires à la survie de l’humanité. Cette dérive systémique vient en contradiction avec l’aspiration majoritaire à vivre librement et paisiblement.
1381 Les réflexes colonisateurs des mâles vis-à-vis des femelles constituent le modèle non reconnu et sous-jacent de la fabrication de tous les rapports d’hégémonie-asservissement.
139Toutes les tentatives de décolonisation ethnique, sociales ou culturelles mènent inéluctablement à la question des racines inconscientes des mécanismes d’asservissement. Cette racine commune réside dans le schème comportemental sous-imaginaire de l’hégémonie machiste. Ce schème fonctionne à plein dans la scotomisation de tous les conflits d’interdépendance entre les classes, les ethnies, les cultures. Ce schème biaise et tend à unilatéraliser l’ensemble des échanges humains. L’humanité ne pourra pas réguler cette dérive perpétuelle des rapports sociaux sans aborder la dimension socio-anthropologique des réflexes colonisateurs qui fonctionnent dans l’intimité des rapports sexués.
1402 Les poussées d’émancipation collective déstabilisent l’inconscient organisateur sexiste mais il reste agissant
141Les luttes d’émancipation déstabilisent l’inconscient sexiste mais il continue à agir et les violences colonisatrices augmentent en proportion comme cela a été montré dans le tome 4 du Manifeste. L’inconscient organisateur sexiste reste agissant parce qu’il est inscrit dans les subjectivités, dans l’infrastructure del’ordre social et symbolique et dans la matérialité de l’écosystème humain.
142Le vrai défi socio-anthropologique et politique de la décolonisation de l’humanité femelle se situe là : on ne peut instituer une société non sexiste sans modifier les mécanismes inconscients qui produisent l’oppression sexiste. Est-ce faisable ? Je le crois. Si je ne pensais pas que nous pouvons réduire la place de l’inconscient organisateur du sexisme dans la construction de la société, je n’aurais pas pu continuer à écrire. La question qui se pose c’est de savoir comment les femmes, dans leur stratégie d’opposition au colonialisme des mâles, peuvent impacter le fondement inconscient de la pensée et des conduites collectives des hommes et des femmes. Elles le peuvent en créant des nouvelles marges de décision et d’action car l’inconscient organisateur sexiste bloque l’action des collectivités humaines.
1433 Plus l’inconscient collectif est volumineux et moins les collectivités humaines ont de capacités de choix de décision et d’action
144De l’observation attentive des interactions humaines au niveau collectif se dégage une loi socio-anthropologique simple : la masse d’inconscient collectif diminue quand l’utilisation de la violence diminue et inversement l’intensité de la violence collective diminue quand des éprouvés de notre condition humaine jusqu’alors inconscients sont intégrés dans l’horizon de sens commun.
145Cependant ces énergies et ces flux ne sont pas homogènes, ils sont eux-mêmes antagonistes. C’est grâce à cette hétérogénéité que nous pouvons apprendre à agir, en toute conscience, pour empêcher la fabrication inconsciente de l’hégémonie et de l’asservissement. Le décryptage des antagonismes déniés ouvre une perspective nouvelle pour intégrer le sous-sol anthropologique de la vie humaine dans notre compréhension du monde. Ce sous-sol de notre vie commune est impensé14, et il détermine le cours de nos vies.
Il est possible de désactiver la chaîne d’inconscientisation collective en faisant émerger les logiques antagonistes scotomisées par la violence sexiste
146J’ai proposé en 2003, une démarche scientifique de co-science des interactions humaines15, qui met en œuvre une recherche coopérative, fondée sur l’expérience vécue et la recherche inter-subjectived’objectivité. Son but était de comprendre interactivement ce qui se passe entre les humains.
147Aujourd’hui il me semble devoir approfondir encore cette démarche pour aborder ce qui se passe entre les humains sexués dans la résolution inconsciente et violente des conflits d’interdépendance. Nous pouvons remonter les chaînes d’inconscientisation en repérant les dénis qui organisent inconsciemment la vie commune. En effet l’inconscient organisateur sexiste n’est pas une sphère immuable et inaccessible du psychisme humain dans son ensemble, ni une couche géologique inatteignable de l’ordre social mais une masse de méconnaissance produite par des dénis et traversée par des conflits occultés qui sont localisables en tant qu’angles morts de la pensée et du discours sexistes.
148A. Faire émerger les conflits d’interdépendance recouverts par les angles morts de la pensée sexiste16
149Hégémoniques ou asservi-e-s, tous les humains et les humaines sont impliqué-e-s dans la reproduction collective de l’inconscient sexiste, c’est-à-dire dans la maintenance du système de place caché qui fonde l’ordre social, mais nous ne sommes pas tous et toutes dans la même position dans ce mécanisme de reproduction.
150- Il y a ceux qui sont habitués à commettre les abus de pouvoir pour se dispenser, individuellement et collectivement, de penser les conflits et contradictions inévitables des rapports d’interdépendance
151- et il y a ceux et surtout celles qui pâtissent de ces abus de pouvoir et qui vont être aliénées pour ne pas les voir et pour ne pas pouvoir penser les conflits et les contradictions ainsi évacués.
152B. Nous pouvons localiser ces angles morts dans la vie quotidienne au fur et à mesure que nous traversons notre propre aliénation
153L’aliénation rend les femmes complices de l’inconscient sexiste mais cette participation au sexisme est différente de celles des mâles. L’expression par les femmes des malaises et des souffrances qu’elles éprouvent dans leur vie commune avec des hommes est une sorte de géolocalisation des conflits effacés par les rapports de force17. L’évocation des situations où les rapports de force s’installent indiquent l’existence d’une conflictualité non assume par la pensée consciente.
154Là où s’instaurent des rapports de force dans l’interprétation du monde, c’est là qu’il faut creuser pour faire apparaître les violences intersubjectives qui empêchent les femmes de donner sens à leur propre expérience18 c’est là qu’opère l’occultation des antagonismes entre les sexes et tous les dénis qui moisissent dans l’inconscient organisateur sexiste.
155Dans toutes les sociétés, les personnes traitées comme insignifiantes sont celles qui ne correspondent pas à la définition de l’humain imposée par les mâles hégémoniques, celles qui, sont asservies et qui en tant que telles sont porteuses d’une logique antagoniste. La désaliénation commence au moment où les femelles asservies reconnaissent l’existence dans la vie commune de ces antagonismes de sexe occultés ou réduits à des affrontements interpersonnels. L’actualisation de cette logique antagoniste nécessite de leur donner place dans l’espace social de signifiance.
156C. Donner place aux personnes habituellement discriminées et jugées insignifiantes pour ouvrir le champ du pensable
157 Ordinairement, l’espace symbolique accordé aux interlocuteurs présumés valables, n’est pas accordé aux personnes qui peuvent remettre en cause l’ordre sexiste. Si on donne une place dans les réseaux d’échanges socio-cognitifs aux personnes « insignifiantes » qui en étaient exclues, elles changent, sans même le vouloir, non seulement la configuration des relations sociales, mais aussi le champ de ce qui est pensable. Dès qu’elles trouvent des appuis pour façonner leur niche écologique dans la trame des rapports humains, elles créent de l’organisation alternative. À partir de cette place nouvelle, celles et ceux qui ont été réduits au silence peuvent reprendre la parole et leur expérience vient immanquablement questionner les angles morts de la culture hégémonique. Cependant si la coexistence des logiques antagonistes dans le corps social n’est pas reconnue et formulée, le mécanisme de discrimination se remet automatiquement en route.
158Pour instituer une co-science des fondements inconscients de la vie commune, il est donc indispensable d’accepter l’expression des logiques antagonistes qui soulèvent les conflits d’interdépendance habituellement scotomisés.
159D. Instituer l’affrontement pacifique des logiques antagonistes et l’expression des difficultés liés à l’interdépendance
160Instituer l’affrontement pacifique des logiques antagonistes est un actelibérateur.Généralement, les institutions se stabilisent et se pétrifient en éliminant les logiques antagonistes et les contradicteurs, symboliquement ou physiquement. Comme l’a magistralement montré Stéphane Lupasco,19 dès qu’on élimine les antagonismes inséparables de la vie commune, on produit du totalitarisme. Plutôt que de les éliminer il est humainement profitable de rechercher leur équilibration, pour reprendre le terme de Piaget, c’est-à-dire le passage à une nouvelle perception du réel susceptible d’apaiser les conflits d’interdépendance.
161Au niveau le plus simple, celui des couples, on constate que quand deux personnes s’associent pour vivre, sans faire vivre leurs différences et leurs antagonismes cela aboutit nécessairement à ce que l’une ou l’autre, efface ce qui la singularise pour se suradapter aux modes de vie de l’autre. Les deux humains fonctionnent alors dans un rapport mimétique entre un modèle et sa copie. Ce rapport est générateur de violence. Au niveau collectif, quand un modèle s’impose à des milliers voire des millions de copies, le potentiel de violence devient considérable.
162E. Pratiquer la coopération conflictuelle pour éviter le règlement des conflits par la violence et l’asservissement
163Apprendre à intégrer les antagonismes dans l’organisation des échanges est la première condition d’une régulation collective de la violence. Nous devons accepter que toute coopération soit potentiellement conflictuelle et nécessite des transactions socio-cognitives pour intégrer les tensions entre les points de vue et leur dépassement par l’élaboration d’une définition plus intégrative et inclusive de la réalité.
164Pour aboutir à une définition non sexiste de la réalité, nous devons problématiser conflictuellement le réel de la condition humaine, c’est-à-dire penser les paradoxes de l’interdépendance ontologique des êtres humains, observer les flux passionnels qui circulent entre les humains, formuler les espérances et les désespérances contagieuses qui agitent le corps social. Ces faits humains sont tacitement et partiellement connus par celles qui subissent l’ordre sexiste.
Intégrer les savoirs de subversion issus de l’expérience des colonisées dans l’horizon de sens commun
165Les savoirs de subversion portent sur le réel exclu par la définition hémiplégique de la réalité. Leur intégration dans l’horizon de sens commun a pour effet d’élargir la définition sociale de la réalité et de changer ainsi le socle commun de coexistence.
166La résolution de l’impasse politique que constitue la colonisation de l’humanité femelle passe par la formulation et la socialisation de ces savoirs de subversion. Les femmes ont un rôle déterminant dans cette nouvelle problématisation du réel et dans la négociation culturelle d’une vision du monde, où elles peuvent exister.
167A. Faire émerger ce qui est scotomisé par la chaîne de falsification des rapports d’interdépendance
168Pour déjouer la fabrication de l’hégémonie, il est nécessaire déjouer les distorsions défensives du réel de la vie humaine en faisant émerger ce qui fait l’objet d’une méconnaissance systématique. C’est ce que j’ai entrepris dans le Manifeste pour la décolonisation de l’humanité femelle. Je propose une méthode de construction des savoirs de subversion par une démarche intersubjective contradictoire et coopérative d’élaboration de la connaissance scientifique tendant à l’objectivité. Elle n’est efficace que si elle reste au plus près de ce qui est éprouvé dans l’expérience quotidienne dans trois registres différents :
1691-Le réel de la vie prosaïque des humains
1702-Les stratégies d’asservissement utilisées par les mâles hégémoniques
171 3-Le sous-sol anthropologique de la vie commune et les flux passionnels qui traversent le corps social
172Ce sont des savoirs incarnés et parcellaires au niveau individuel dont nous avons perdu la disponibilité du fait de notre aliénation cognitive et que nous pouvons réanimer et articuler dans un processus partagé d’émancipation. La production interactive de ces savoirs passe par plusieurs méthodologies d’exploration.
173B. Métaboliser la connaissance incarnée du réel de la vie prosaïque des humains par une démarche de co-exploration somato-psychique
174La connaissance incarnée du réel prosaïque se formule à partir de ce que nous éprouvons en tant qu’êtres vivants-mortels, sexués, ontologiquement interdépendants, engendrés et possiblement engendrants.
175L’élaboration de cette connaissance consiste à se centrer sur ce qui a été éprouvé dans le corps et à le déployer par travail interactif de signifiance. Il s’agit de formuler ce qui s’est compris dans l’expérience charnelle du vivre et en particulier dans la copulation et l’enfantement. Ces savoirs sont subversifs dans la mesure où ils posent des questions anthropologiques refoulées et font émerger les conflits habituellement résolus par les rapports de force :
176La connaissance fine de la sexuation femelle pose la question de l’interdépendance charnelle et ontologique des êtres humains et permet de mettre en évidence l’abus de pouvoir que constituent la sous-humanisation et la castration des femelles humaines.
177La connaissance incarnée de la translation générationnelle des existences à travers le corps et le sexe des femelles fait émerger les tensions sexuées autour du remplacement des individus dans la succession des générations et revalorise considérablement la puissance créative des femmes qui est habituellement méprisée. Ces savoirs sont désaliénants parce qu’ils ancrent la conscience de soi dans le réel de la vie et de la condition humaine et surtout parce qu’ils peuvent ancrer notre projet de société alternative dans le réel de la condition humaine.
178C. Formuler la connaissance socio-politique des stratégies d’asservissement par une analyse croisée et contradictoire des situations quotidiennes
179L‘observation croisée des transactions quotidiennes minuscules qui tendanciellement nous disqualifient et nous réifient, les rend intelligibles. Cela permet d’en désactiver la force aliénante et de réduire tendanciellement l’impact traumatique des abus sexuels, des situations d’humiliation, des verdicts de sous-humanisation des femelles, de la réification, de la castration..
180Cette connaissance socio-politique aboutit à une formulation des opérations de colonisation qui va permettre d’enclencher un processus autonome d’émancipation c’est-à-dire une émancipation véritable qui écarte les fausses pistes que nous empruntons quand nous restons imprégnées charnellement et subjectivement par le regard colonisateur et sa définition péjorative de ce que nous sommes. Le tableau de bord des opérations de colonisation dans tous les registres de la vie commun, présenté plus haut est le résultat d’une analyse des situations que j’ai vécues et des situations analysées dans les groupes de parole. Ces savoirs sont indispensables pour stopper les mécanismes de colonisation.
181D. Co-explorer le sous-sol inconscient de la vie commune par une démarche de co-investigation socio-émotionnelle des flux passionnels
182Pour diminuer la part d’inconscience collective dans l’ordonnancement socio-politique du monde et en même temps tendre vers une gestion plus consciente et plus humaine des flux passionnels qui traversent l’humanité, il est nécessaire d’intégrer des constituants du sous-sol anthropologique de la vie humaine dans une vision élargie et débattue de la réalité du monde humain.
183Ce sous-sol anthropologique de la vie humaine est composite. Il constitué
184-Du mélange explosif des angoisses métaphysiques communes et de la participation émotionnelle à la présence d’autrui
185-Des révoltes existentielles présentes dans le psychisme humain confronté au tragique de la condition humaine
186- Du magma des dénis et des abus de pouvoir inconscients qui viennent colmater les angoisses charnelles et métaphysiques.
187- Des flux d’espérances et de désespérances qui traversent les collectivités humaines en embarquant les subjectivités.
188Ce sous-sol, en partie inconnaissable, est néanmoins explorable par une recherche expérientielle partagée sur les emballements de haine ou de ferveur, d’indignation et d’adhésion qui traversent le corps social et que nous ressentons en tant qu’atome de ce corps social. Cette démarche de connaissance est paradoxale puisqu’il s’agit d’élaborer une expérience partagée des dynamiques collectives alors qu’elles ne fonctionnent à plein qu’en l’absence d’une conscience de ce qui se passe par les acteurs eux-mêmes. Cette procédure de conscientisation interactive de ce qui fait l’objet des processus d’inconscientisation collectif est difficile mais passionnante et d’une grande actualité. Elle aboutit à une meilleure connaissance des flux passionnels qui nourrissent les dynamiques collectives. Cette connaissance socio-émotionnelle éclaire les processus d’aliénation et les processus d’émancipation, les affrontements meurtriers ou leur décrue et les conditions d’une coexistence apaisée.
189Il me semble particulièrement urgent développer cette géologie socio-émotionnelle du sous-sol anthropologique de la vie humaine qui agit et agite les êtres humains pour apprendre à intervenir consciemment sur le cours des évènements qui concernent de grands collectifs humains.
Bibliographie
Héritier F., Masculin/féminin, La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996
Lupasco S., Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie, Paris, Éditions du Rocher, 1987
Roelens N., Comment se fabrique l'Exclusion ? Paris, La lettre du CFI, DFP n° 6 Décembre 91
Roelens N., "Le métabolisme de l’expérience en réalité et en identité", in La formation expérientielle des adultes, sous la direction de Courtois B., et Pineau G., Paris : La documentation Française, 1991
Roelens N., La crise de l’habilitation intersubjective à l’existence sociale, Essai de compréhension des processus intersubjectifs de production sociale des devenirs. Thèse présentée en vue de l’obtention du Doctorat en sciences de l’Éducation, sous la direction de Michel Tardy, juin 96, Université des sciences humaines de Strasbourg et Université Louis Pasteur
Roelens N., Interactions humaines et rapports de force entre les subjectivités, Paris, L'Harmattan, 2003
Roelens N., Manifeste pour la décolonisation de l’humanité femelle,
Tome 1, La femellité et le réel prosaïque de la vie des humains, Paris, L’Harmattan 2013
Tome 2, L’enfantement des humains ou l’accouchement existentiel d’une nouvelle existence, Paris, L’Harmattan, 2014
Tome 3, Le système de recolonisation perpétuelle, Paris, L’Harmattan, 2014
Tome 4 : Poussées d’émancipation et violences colonisatrices, Paris, L’Harmattan, 2014
Tome 5 : Comment se fabrique l’hégémonie des mâles ? L’Harmattan, 2016
Notes
1 Roelens N., Manifeste pour la décolonisation de l’humanité femelle, L’Harmattan.
2 Beaucoup de termes ont été féminisés, mais ont dit toujours un être humain, je m’accorde le droit de dire une être humaine.
3 Tome 2, L’enfantements des humains ou l’accouchement existentiel d’une nouvelle existence.
4 J’ai considéré utile d’inventer ce concept de paternage pour nommer la fonction paternelle dans la translation générationnelle des existences nous y reviendrons ultérieurement.
5 Cette dette les hommes pourraient l’acquitter autrement s’ils apprenaient des femmes l’art intérieur de donner naissance. Nous en parlerons dans le tome 6 et en particulier dans le chapitre consacré à la décolonisation de la maternité.
6 Roelens N., Le système de recolonisation perpétuelle, Paris , L’Harmattan , 2014.
7 Héritier F., Masculin/féminin, La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.
8 Tome 2, L’enfantement des humains ou l’accouchement existentiel d’une autre existence.
9 Chapitre 4 du tome 4 : Le processus sacrificiel caché au cœur de la violence colonisatrice.
10 Roelens N , La femellité et le réel de la vie prosaïque des humains, Paris l’Harmattan 2013.
11 Roelens N., Poussées d’émancipation et violences colonisatrices, Paris l’Harmattan 2014.
12 Roelens N., Comment se fabrique l’hégémonie de l’humanité Mâle, Paris l’Harmattan 2016.
13 Nous traiterons cette question dans le tome 6 du Manifeste.
14 Même si l’art ne parle que de ça.
15 Nicole Roelens , Interactions humaines et rapports de force entre les subjectivités, Paris, L’Harmattan, 2003.
16 Roelens N., Comment se fabriquent l’hégémonie de l’humanité Mâle, op/cit.
17 L’expression des malaises et des souffrances que les hommes éprouvent dans leur vie commune avec les femmes serait bien sûr du plus haut intérêt mais les hommes généralement ne veulent pas en parler ou simplement en désignant les femmes comme mauvaises.
18 Roelens N., Interactions humaines et rapports de force entre les subjectivités, Paris : L’Harmattan, 2003.
19 Lupasco S., L’homme et ses trois éthiques, Editions le Rocher, 1986.
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