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La modélisation de la prise de pouvoir selon Ibn Khaldoun
Étude du coup d’état en deux temps de Qadhafi
Résumé
Ibn Khaldoun a cartographié le pouvoir en identifiant trois zones d’inégales densités démographiques : le centre (hadara), la périphérie (badawa) et le no man’s land (wahshiya). Pour lui le centre, c’est la civilisation, la source de tout pouvoir. Mais pour avoir ce pouvoir il faut réunir : une asabiyya (groupe de solidarité), du mulk (ressources matérielles) et une dawa (ressource symbolique).
Abstract
Ibn Khaldûn tracked 3 different zones of unequal demographic density: the centre (hadara), the fringes (badawa) and the no-man's land (wahshiya). According to him, the centre means the Civilisation, it is where the State obtains its power. However, this power has to match an asabiyya (group solidarity), a mulk (conquest materials) and da'wa (ideological resources).
Table of content
Full text
Introduction
1Ibn Khaldoun fut l’un des rares auteurs du bas Moyen-Âge à avoir théorisé de manière aussi précise le pouvoir de son temps. Comme l’évoque Gabriel Martinez-Gros, le travail d’Ibn Khaldoun a surtout été la tentative de comprendre les naissances et les déclins des empires et dynasties du monde. Il s’agissait alors d’un essai d’une histoire universelle comme le titre de son monumental ouvrage le laisse entendre, mais aussi d’une lecture des faits sociaux de manière générale.
2Ibn Khaldoun montre en effet très vite dans le propos liminaire de sa mémorable Introduction (Muqaddima), qu’il veut s’employer à lire l’Histoire, non pas pour en produire une énième recension, mais bien pour en livrer une analyse de la société dans son acception sociologique. De fait, c’est l’usage d’un terme arabe peu employé dans pareil contexte qui frappe le lecteur d’aujourd’hui. En effet, Ibn Khaldoun utilise le terme ijtima pour parler des sociétés qu’il veut analyser, et non le terme générique couramment usité, moujtama. Alors que ce dernier renvoie à la société en l’état, la notion d’ijtima permet davantage de rendre compte des interactions sociales, et donc plus globalement, des faits sociaux.
3Dès lors, il s’agit de mettre au jour les usages conceptuels qui ont été ceux d’Ibn Khaldoun, afin d’appréhender de quelle manière ils permettent d’apporter un éclairage intéressant sur le pouvoir en général, et le pouvoir dans le monde arabe en particulier.
4Depuis le mois de février 2011, la Libye a basculé dans une série d’évènements qui laissaient très difficilement présager l’avenir politique du pays. D’autant plus que les commentaires médiatiques sur la situation sont le plus souvent gouvernés par la confusion, voire l’embarras devant un pays que l’on peine à comprendre, car en dehors du personnage Qadhafi, très peu en France se sont réellement intéressés à ce pays (Burgat & Laronde, 2003).
5C’est pour tenter de mieux comprendre ce pays mais aussi pour contribuer aux analyses des systèmes politiques contemporains arabes, que cet article aborde le pouvoir libyen et ses transformations avant 2011. Mais il s’agit également de participer à la mise au jour des concepts khaldouniens, afin d’observer l’opérabilité de son modèle sur les sociétés contemporaines.
6Comme le dit Yves Schemeil,
« Ce serait postcolonial d’affirmer que les auteurs non occidentaux et non contemporains ne pouvaient pas se poser les mêmes questions que nous au seul motif qu’ils vivaient dans un espace-temps différent du nôtre. Bien au contraire, c’est l’étonnante modernité de leurs propos qui frappe » (Schemeil, 2015).
Un modèle cyclique de prise du pouvoir
7À partir du moment où il est question de pouvoir, la principale question qui se pose est celle de sa réalité et de son étendue. C’est d’ailleurs ce qu’évoquait Hume, « le pouvoir n’est qu’une catégorie subjective ; non une donnée, mais une hypothèse qui doit être vérifiée » (Balandier, 2007).
8On peut alors emprunter cette large définition de G. Balandier, pour notre propos :
« Le pouvoir est toujours au service d’une structure sociale qui ne peut se maintenir par la seule intervention de la « coutume » ou de la loi, par une sorte de conformité automatique aux règles. (…) On définira le pouvoir comme résultant, pour toute société, de la nécessité de lutter contre l’entropie qui la menace de désordre – comme elle menace tout système. Mais il ne faut pas en conclure que cette défense ne recourt qu’à un seul moyen – la coercition – et ne peut être assurée que par un gouvernement bien différencié. Tous les mécanismes qui contribuent à maintenir ou à recréer la coopération interne sont eux aussi à mettre en cause et à considérer. » (Balandier, 2007)
9L’analyse khaldounienne concernant la question du pouvoir est, de ce point de vue, particulièrement pertinente et dominée par le réalisme. Pertinente, car elle rend bien compte de la subjectivité du pouvoir en qualifiant sa racine – la asabiyya - d’une illusion loin d’être concrète : amr wahmi lâ haqiqatu lah litt. « situation illusoire sans réalité véritable ». Et nous verrons comment ce concept –asabiyya- est particulièrement fécond sur la construction du pouvoir en Libye.
10Dominée par le réalismecar c’est en concevant les structures sociales comme des corps humains c’est-à-dire avec des cycles et une temporalité, qu’il va définir le système du pouvoir dans son contexte.
11Ibn Khaldoun prend comme point de départ l’état des structures sociales en proximité avec la nature (at-tabïa), qui correspond à ce que certains assimilent à la société agro-pastorale (al-badawa pouvant être nomade comme les bédouins ou sédentaires comme les montagnards) mais désignant davantage dans la conceptualisation d’Ibn Khaldoun, la périphérie voire la marge du pouvoir (al mulk). Tout ceci pour décrire une irrésistible évolution vers une forme de société urbaine complexe (al hadâra) pouvant même devenir dans certains cas, un empire (ad-dawla al-kullya).
12Comme le montre Abdesselam Cheddadi :
« Le destin du umrân (civilisation dans le sens large) est d'osciller, selon une loi implacable, entre ces deux stades. Mais, alors que la progression de la badâwa vers la hadâra réalise une courbe ascendante et positive, le mouvement inverse, à l'image du cycle naturel de la vie, dessine une courbe déclinante et négative. » (Cheddadi, 1980)
13Or, la configuration de la badâwa est, selon Ibn Khaldoun, définie par sa réalité périphérique au pouvoir mais aussi et surtout par la dépendance du pouvoir central vis-à-vis de sa violence. Ibn Khaldoun a forgé des concepts clés pour son analyse, lui permettant de construire une modélisation de la prise du pouvoir dans son Histoire universelle. Ce sont les concepts les plus importants, tels que mulk, asabiyya et jâh qui jalonnent l’ensemble de son analyse, que nous allons définir.
La modélisation khaldounienne et ses concepts
14Asabiyya, esprit de corps et réseau mobilisable
15Ce terme utilisé par Ibn Khaldoun a eu un usage nouveau par rapport à ses significations traditionnelles.
16Ce terme est usuellement utilisé pour parler de la solidarité clanique, pour bien souligner l’idée de réflexe tribal, dont le comble serait cette illustre maxime arabe : « Soutien ton frère, qu’il soit oppresseur ou opprimé ». En fait, son origine étymologique renvoie au corps physique, et en particulier au système nerveux (asab : litt. Nerf en arabe).
« Mais il est clair que chez Ibn Khaldoun la asabiyya désigne des groupes de solidarité dont la cohérence peut être tout aussi bien géographique ou idéelle, voire circonstancielle, c’est-à-dire constituée en vue de la conquête du pouvoir » (Picard, 2006).
17C’est à l’aide de ce concept, qu’Ibn Khaldoun déploie toute une modélisation de la prise du pouvoir à partir de ses différentes observations des naissances et chutes des dynasties de son temps. Il commence par cartographier le pouvoir en identifiant trois zones d’inégales densités démographiques : le centre (hadara), la périphérie(badawa) et le no man’s land (wahshiya). Pour lui le « centre », c’est la civilisation, la source de l’État : hadara qui implique à la fois l’idée de présence et de pérennité, toutes deux nécessaires au pouvoir. Dès lors, l’urbanité est son évidente caractéristique avec sa démographie importante et son économie florissante. Il y aurait alors une sorte de « cercle vertueux » du pouvoir : un État doit nécessairement avoir une importante population qui lui garantirait ainsi davantage de richesses. Et inversement, il faut du pouvoir pour gérer et protéger cette population ainsi que son économie.
18Quant à la périphérie, il la conçoit à partir de deux éléments : la nature et le mouvement. La badawa qui est la racine du terme bédouin, désigne une forme d’existence proche de la nature selon Ibn Khaldoun, avec une population représentant 1 à 2% du poids démographique du centre. Il la voit comme plus vertueuse car inévitablement plus fidèle aux lois de la nature. Certes la nature est parfois brutale mais jamais vicieuse. L’idée de mouvement qui est associée à cette périphérie correspond alors aux multiples adaptations qu’impliquent les contraintes de la nature.
19Pourtant, selon Ibn Khaldoun, le pouvoir du centre ne peut être pris voire réactivé qu’à partir d’une asabiyya mobilisant des acteurs de la périphérie. En effet, ce sont les seuls à posséder la force et la détermination, nécessaires à la guerre qui reste le mode politique standard d’alors. Bien sûr, la zone périphérique – la badawa – est une zone bien plus vaste que le centre « civilisé ».
20C’est pourquoi les asabiyya ne peuvent se former qu’à proximité du centre car attirées par les prestiges du pouvoir civilisé fastueux autrement dit le « jâh » dans l’œuvre d’Ibn Khaldoun. Et plus on s’éloigne, plus on s’enfonce dans les profondeurs de la nature jusqu’à atteindre ses espaces exclusivement brutaux, la sauvagerie que certains avaient pu traduire par barbarie mais qui correspond davantage à des déserts de pouvoirs.
21En effet, il peut y avoir des individus voire une collectivité mais l’absence de poids démographique, l’éloignement du centre et l’importance des contraintes naturelles, rendent toute civilisation impossible selon Ibn Khaldoun.
22Ainsi, Ibn Khaldoun voit-il dans l’idée de asabiyya une modélisation générale de la dynamique du pouvoir. Cette idée semble féconde car, partant du réalisme des changements dynastiques auxquels il assistait voire qu’il subissait, on peut sans craindre d’importantes extrapolations l’utiliser pour analyser la prise de pouvoir dans le cas de la Libye contemporaine. C’est en effet, à travers ses attendus les plus simples : centre/pouvoir, périphérie/solidarité et interdépendance pouvoir/violence, que l’on peut analyser le pouvoir selon la modélisation khaldounienne.
23Dès lors, pour Ibn Khaldoun, il ne peut y avoir de asabiyya sans qu’il y ait volonté de prendre le pouvoir. Mais cette volonté n’apparaît pas ex nihilo ou n’est pas le résultat de la seule ambition d’un chef charismatique. Pour lui, cette volonté se cristallise lorsque précisément le pouvoir est à conquérir c’est-à-dire lorsque le centre agonise. Or pour développer un centre civilisé, le pouvoir a nécessairement dû cantonner à sa périphérie toutes formes de violence menaçant sa stabilité.
24C’est cette marginalisation de la violence, nous explique Gabriel Martinez-Gros analysant Ibn Khaldoun, qui affaiblit inéluctablement le centre et renforce la périphérie (Martinez-Gros, 2014). Par conséquent, ce n’est pas une succession d’accidents qui va déterminer l’apparition du nouveau pouvoir mais plutôt un phénomène social essentiel et logique : la asabiyya. Il peut y avoir de nombreux prétendants au remplacement des détenteurs du pouvoir moribond mais seuls ceux qui réuniront la plus forte et importante asabiyya, parviendront au trône. En effet, il accorde dans son étude, une importance capitale à la cohérence de la solidarité mobilisée. Il n’a d’ailleurs pas caché son scepticisme quant à la seule force d’une solidarité religieuse. Cet impératif de cohérence semble souvent lié à une certaine homogénéité socio-culturelle des acteurs impliqués dans la asabiyya. C’est ce qui expliquerait les prises de pouvoir de minorités sociales comme les soldats esclaves Mamelouks ou confessionnelles comme les chiites Fatimides d’Égypte.
25C’est donc un équilibre entre une certaine maîtrise de la violence, une convergence situationnelle et un réseau de mobilisation réactif, qui serait la définition factuelle de la asabiyya. Elle serait cette génétique du pouvoir qui se définirait par « la force nécessaire à la construction de la dissidence et son ancrage dans la durée » (Bozarslan, 2011).
26Pour autant, il ne pourrait y avoir de tendance au rassemblement solidaire qu’on appelle asabiyya, sans qu’il n’existe un gain, un intérêt. Ce gain est effectivement le pouvoir, qu’Ibn Khaldoun appelait le mulk et c’est un concept qu’il a réemployé de manière scientifique pour décrire les phénomènes qu’il analyse.
27Mulk, le pouvoir et ses réalités
28Comme disait Ibn Khaldoun dans sa Muqaddima – Prolégomènes :
« Le mulk, position noble et recherchée de tous, qui réunit tous les biens de ce monde, les plaisirs du corps et les joies de l’âme », c’est-à-dire selon A. Cheddadi, « la réalité d’un pouvoir suprême sur un groupement humain le plus étendu possible » car « toute asabiyya a pour objectif ultime l’accaparement du mulk, désigné comme pouvoir hégémonique et absolu » (Ibn Khaldoun in Cheddadi, 1980)
29En effet, Ibn Khaldoun utilise un terme signifiant traditionnellement la « royauté » pour désigner le « pouvoir » de manière générale. Son étymologie renvoie à l’idée de patrimoine, de possession et donc de domination objective.
30Partant de l’idée que l’homme cherche toujours à posséder davantage, les groupements humains ne font pas exception à cette règle. Ainsi voit-il le pouvoir comme un cumul de possessions et de dominations. C’est la raison pour laquelle, il emploie ce concept pour parler du pouvoir et, montrer les attractions et entropie de celui-ci.
« Le mulk est une fin naturelle de la asabiyya, qui ne se produit pas selon une volonté subjective (ikhtiyâr) mais selon la nécessité et l’ordre de l’être. (…) Le mulk en se constituant, crée les conditions de transformation de la société qui lui a donné naissance et annonce une société nouvelle, celle de la « hadara » i.e. la civilisation par excellence. » (Cheddadi, 1980)
31On perçoit alors dans cette vision du mulk selon Ibn Khaldoun, une approche positiviste qui oblitère clairement les approches idéalistes ou religieuses des auteurs théologiens de son temps. Il y a effectivement un certain « matérialisme politique » qui fonde l’analyse d’Ibn Khaldoun sur le pouvoir et c’est ce qui permet à cette analyse de rester féconde même des siècles après sa première formulation.
32Pour autant, il convient de signaler qu’Ibn Khaldoun utilise ce terme selon deux nuances distinctes : un mulk de finalité et un mulk de moyen. D’abord, il l’emploie dans la situation de pouvoir politique comme décrit précédemment, où le pouvoir est clairement absolu, comme ce fut très largement le cas à son époque.
33Il s’agit donc d’un mulk en soi et pour soi, c’est-à-dire la finalité de toute mobilisation d’une asabiyya permettant d’ériger un état ou selon les termes d’Ibn Khaldoun, une dawla. Mais il fait aussi un usage de ce concept selon une logique de moyen. Le mulk serait alors l’un des moyens nécessaires pour conquérir le pouvoir. Il serait alors question de mulk en tant que puissance suffisante pouvant être déployée par la asabiyya conquérante : armes, or, hommes, etc. De plus, Ibn Khaldoun ne se contente pas de présenter les réalités du pouvoir et de sa conquête uniquement à travers sa stricte matérialité, simplement à partir des rapports de force. Il tient à ce que soit bien prise en compte l’immatérialité du pouvoir, c’est-à-dire sa mise en scène mais aussi son capital symbolique, que l’on peut retrouver dans deux concepts clés : jâh et dawa.
34Jâh et Dawa, la face et la voix du pouvoir
35On peut noter dans les analyses d’Ibn Khaldoun une tendance à l’enfermer dans son terrain c’est-à-dire à l’enfermer dans les rouages infernaux des violences tribales. Et c’est souvent à partir de là que l’on peut voir postuler l’incapacité des thèses d’Ibn Khaldoun d’être opérantes en dehors d’un tel contexte. On aurait ainsi l’impression qu’Ibn Khaldoun n’a pas réellement pensé le politique mais a davantage pensé la violence qui faisait alors le politique, or il semble en être tout autrement.
36Pour aborder cette « notion méconnue » (Cheddadi, 1980), on peut recourir à un exemple tiré de l’interactionnisme symbolique, à travers l’œuvre de Goffman. Ce dernier utilise en effet une notion qui correspond littéralement à ce qu’Ibn Khaldoun semblait vouloir désigner concernant le pouvoir par jâh, il s’agit de la face dans les Rites d’interaction qu’il définit ainsi : « comme étant la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » (Goffman, 1974).
37En fait si Ibn Khaldoun utilise le mot jâh, c’est d’abord par référence à son champ lexical qui est celui du « visage, de la face, de l’honneur » mais il en fait un usage très particulier lorsqu’il s’agit du pouvoir car il en fait « la condition sociale d’exercice de la contrainte, laquelle est posée comme une nécessité de la vie en société » (Cheddadi, 1980) :
« Le jâh est la capacité (al-qudra) qui permet aux hommes d'exercer leur volonté sur ceux qui leur sont soumis, en leur imposant des ordres et des interdictions, en les contraignant par la force et la répression ; ceci, afin de leur faire éviter ce qui leur est nuisible et réaliser ce qui leur est utile par une juste application de la loi religieuse et des lois politiques. Par ailleurs, le jâh permet à ses détenteurs de réaliser leurs fins personnelles. » (Ibn Khaldoun in Cheddadi, 1980).
38Autant Goffman qualifie la face comme étant une valeur sociale positive revendiquée, autant on pourrait voir dans l’usage du concept de jâh chez Ibn Khaldoun, l’idée d’une valeur politique positive d’attraction et de contrainte. Elle agit par attraction dans la mesure où selon Ibn Khaldoun, nul ne souhaiterait s’aventurer dans la conquête du pouvoir, et se confronter à autant de dangers sans qu’il existe un réel attrait à exercer le pouvoir sur les gens. Cet attrait se caractérise par la fascination qu’éprouvent les gens face au pouvoir.
39On est censé y voir la gloire d’une personne souveraine comme la « ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier », ce contact étant alors celui de gouvernant / gouverné.
40Il correspond ainsi à l’idée du « symbolique coercitif » développée par Pierre Bourdieu :
« C’est, en premier lieu, que le symbolique « coercitif » produit ses effets sur les populations gouvernées en suscitant comme naturellement leur confiance et en retraduisant celle-ci en « croyance » (ce que Bourdieu résume en formules saisissantes lorsqu’il énonce que les institutions émanant de l’État sont « du fiduciaire organisé » ou lorsqu’il expose que la structure étatique engendre, tout en étant soutenue par elle, une adhésion bien réelle à une vaste fiction traduite par la convention des institutions et des rites). » (Dubois, Durand & Winkin, 2013)
41Il est vrai que ce « pouvoir symbolique » reste une violence selon l’analyse de Bourdieu, mais l’intérêt de voir ce concept de jâh utilisé par Ibn Khaldoun consiste dans le fait de le voir analyser la « violence symbolique » que représente le pouvoir dans sa forme « douce et larvée que prend la violence lorsque la violence ouverte est impossible » (Bourdieu, 1980).
42Et justement, Bourdieu disait lui-même l’importance de l’énonciation d’un pouvoir symbolique :
« Le pouvoir symbolique, pouvoir de constituer le donné en l’énonçant, d’agir sur le monde en agissant sur la représentation du monde, ne réside pas dans les « systèmes symboliques » sous la forme d’une « force illocutionnaire ». Il s’accomplit dans et par une relation définie qui crée la croyance dans la légitimité des mots et des personnes qui les prononcent et il n’opère que dans la mesure où ceux qui le subissent reconnaissent ceux qui l’exerce ».(Bourdieu, 1992)
43C’est alors qu’intervient le concept de dawa qui est sûrement le concept khaldounien le plus connoté pour notre époque tant il est utilisé et revendiqué dans la sphère théologique musulmane contemporaine et plus particulièrement dans la rhétorique islamiste toute tendance confondue.
44Pour Ibn Khaldoun, cette notion de dawa représente sans doute le principe de l’énonciation du pouvoir, du mulk, et très tôt tiendra-t-il à le sortir de la rhétorique religieuse en faisant même une section de sa Muqaddima consacrée à l’insuffisance ontologique de la dawa religieuse. Ceci montrant bien qu’il y a d’autres dawa que religieuses et disant ainsi que le religieux n’est pas à la source du pouvoir. Il est intéressant de voir dans cette posture, un regard pionnier dans l’analyse des faits sociaux.
45Mais en réalité, il semblerait qu’Ibn Khaldoun ait voulu exploiter la connotation religieuse du terme pour en faire un outil d’analyse pour les diverses entreprises de légitimation du pouvoir qu’emploient les aspirants au mulk. La notion même de dawa renvoie littéralement à ce qu’on utilise encore dans nos démocraties, à savoir la profession de foi.
46En fait l’aspirant au mulk, ne peut se contenter de rassembler des armes et des hommes puis d’attendre le moment opportun pour déferler sur le pouvoir central moribond. Si la asabiyya a permis de mettre en branle un corps organisé et solidaire avec des moyens matériels à disposition, pouvant ainsi employer sa force à travers une violence physique tournée vers l’extérieur, il y a selon Ibn Khaldoun, une violence tournée vers l’intérieur qui est sûrement aussi importante que celle des guerres de conquête.
47C’est ce que résume bien Hamit Bozarslan lorsqu’il décrit le fait, pour Ibn Khaldoun, que nul :
« Ne peut se lancer à la conquête du pouvoir muni uniquement de sa cohésion interne et de ses ressources primitives de mobilisation ; il a également besoin d’une légitimité qui dépasse son propre groupe, d’une cause « universelle » qui l’érige en acteur sacrificiel d’une mission historique ou divine ». (Bozarslan, 2016)
48Même si l’aspect missionnaire de cette cause est spécifique car liée au champ de représentation d’une population donnée dans un contexte donnée, l’idée de dawa pour Ibn Khaldoun correspond davantage à l’idée de communication de l’illusion qui définit réellement le pouvoir.
49Dès lors nous verrons comment ce concept de dawa associé au jâh n’est pas tant lié à un contenu qu’il soit religieux ou simplement idéologique mais correspondrait bien plutôt à une démarche qui serait le développement d’un monopole de la coercition symbolique légitime.
50Ainsi une dawa aurait toute son efficacité si elle réunissait à la fois la pertinence socio-culturelle pour les gouvernés et également une forme d’innovation c’est-à-dire garder une résonnance avec ce qui est fidèle à l’univers symbolique des gouvernés tout en leur proposant une projection utopique inédite. La violence symbolique d’un pouvoir conquérant repose sur l’illusion qu’il est la seule et unique solution concrète au statu quo que la population ne se lasse pas de critiquer.
51C’est donc à travers l’étude du cas libyen, en prenant deux moments forts dans la construction et la déconstruction du pouvoir, que nous souhaitons éprouver la modélisation khaldounienne pour en mesurer la pertinence et l’opérabilité. Ces deux moments sont respectivement la naissance de la Libye moderne et celle de la Libye de Qadhafi.
L’ordre Sanoussi ou la naissance de la Libye moderne
52La naissance de la Libye que nous connaissons aujourd’hui s’est faite à travers un long processus qui connaît ses racines à la fin du 18ème siècle, et qui après avoir traversé les guerres mondiales et la colonisation, a abouti au Royaume Uni de Libye sous dynastie Sanoussi avant la Jamahiriya de Qadhafi. C’est pourquoi il importe de voir comment s’est construite la Libye moderne et de voir à quel point cette construction a suivi le schéma khaldounien.
53Fondée en 1837 par Muhammad ibn Ali as-Sanoussi (1787-1859), originaire de Mostaganem en Algérie actuelle, la confrérie musulmane soufie de la Senoussiya s'implanta d'abord en Cyrénaïque, pour étendre ensuite son influence jusqu'en Afrique centrale. C’est bel et bien l’itinéraire et l’œuvre de Sanoussi qui a joué un rôle majeur dans la construction de la Libye contemporaine. Ce rôle a d’ailleurs été à la fois moral et politique.
54Partant du concept de décadence du monde musulman, c’est contre deux données que ce mouvement s’est établi : l’occupation étrangère et la corruption, ainsi que l’émiettement de l’empire musulman (le califat) dirigé alors par la dynastie ottomane.
55Cette ligne religieuse s’est donc développée avec une importante autonomie théologique par rapport aux différentes institutions étatiques (la Sublime Porte) ou savantes (Al-Azhar ou La Mecque). Tout cela a ainsi posé les bases de l’islam libyen : absence d’autorités politiques centrales et absence d’institutions universitaires historiques (a contrario des Qarawiyyin à Fès, Zeitouna à Kairouan ou Azhar au Caire). En effet, Sanoussi a été capable de procéder à une refonte de l’islam libyen en parvenant à rallier l’ensemble des tribus à sa cause mais aussi en développant une spiritualité très active et résistante (Ouannes, 2009).
56Il est intéressant de noter qu’un sentiment national libyen ait eu pour leader un algérien de Mostaganem.
57Comme l’évoquait Michel Seurat dans son étude sur le régime syrien contemporain, Syrie, L’État de barbarie :
« Ibn Khaldoun […] montre comment, à un endroit historique donné, une communauté (asabiyya), soudée par des liens du sang ou simplement une similitude de destin, use d’une prédication (dawa) religieuse/politique – en islam, les deux sont indissolublement liés – comme d’un tremplin pour accéder au pouvoir total (mulk). » (Seurat, 1988)
58Cette grille de lecture nous permet de constater que la configuration Sanoussi suivait effectivement la « triade khaldounienne ». Il y a d’abord la asabiyya définie par la confrérie Sanoussi ainsi que les alliances tribales fidèles à Sanoussi. Puis il y a la dawa, socle doctrinal ou idéologique mobilisé, avec la pensée réformiste définissant la prédication Sanoussi. Et enfin, le mulk qui était clairement selon Ibn Khaldoun, la combinaison de l’économique et du politique : « Ibn Khaldoun nomme ‘État’, l’entité qui se donne le droit, et la force, de lever l’impôt. » (Martinez-Gros, 2014).
59L’autonomie économique du système Sanoussi révélait l’existence d’un mulk faisant même de ce système un potentiel « État » (dawla) selon Ibn Khaldoun qui « emploie mulk pour désigner le pouvoir, l’État en puissance, et dawla pour la dynastie, l’État en acte, qui naît et qui meurt » (Martinez-Gros, 2014).
60On a souvent pensé que le modèle proposé par Ibn Khaldoun, fonctionnait principalement lorsque le pouvoir était en prise avec les réalités tribales, que ce soit dans le monde arabe (qui peut difficilement être réduit en une entité homogène sociologiquement) ou en Europe. Mais il semblait difficile de recourir à ce modèle lorsque le pouvoir se situait dans l’urbanité moderne. Or, la Libye a été complètement bouleversée par la découverte de l’or noir à l’aube des années 1950. Cette découverte a transformé non seulement l’économie mais aussi et surtout la société et le pouvoir libyen. La Libye est alors passée d’une société essentiellement bédouine, nomade représentant 60% de sa population durant les années 1950, pour achever un « exode bédouin » massif en atteignant en 1980, un taux d’urbanisation de la population de près de 80%.
61Dès lors, comme l’avait tenté dans les années 1980, Michel Seurat avec le Liban et la Syrie, en employant pour la première fois la modélisation khaldounienne sur un contexte totalement urbanisé et contemporain [Seurat, 1988], nous allons tenter de montrer dans quelle mesure les analyses d’Ibn Khaldoun conservent leur actualité et leur pertinence lorsqu’on les utilise sur un cas contemporain et déjà bien urbanisé.
Coup d’état de 1969 : modernisation ou militarisation
62Le coup d’état de septembre 1969 fut une conséquence typiquement khaldounienne de l’effondrement de la dawla sanoussia (i.e. État Sanoussi). Ibn Khaldoun décrivait la vie politique de son temps selon une théorie cyclique analogue à la vie humaine : jeunesse et vigueur, puis maturité et immobilisme, et enfin déclin jusqu’à la mort. C’est donc toujours la périphérie qui se trouve au chevet du pouvoir déclinant, qui cherche à s’en emparer par la suite. Ainsi depuis le début des années 1960, la monarchie était sérieusement en crise [Burgat & Laronde, 2003] et, dans l’histoire libyenne, c’est la badawa qui reprend ses droits dans pareilles circonstances.
63Il y a certes des évènements extérieurs qui ont été marquant pour le Royaume de Libye. En effet, les Officiers Libres d’Égypte, dirigés par le lieutenant-colonel Gamal Abdel-Nasser, ont réalisé la première « révolution républicaine arabe » depuis la colonisation. Les enjeux de cette « révolution » étaient très clairs : abolir la monarchie dépassée par la modernisation du monde et rompre définitivement avec les ingérences occidentales. Cette « révolution » avait su tirer profit de l’immense frustration arabe causée par la guerre israélo-arabe de 1948, ce qui expliqua l’insistance de sa propagande autour de l’arabité et de l’unité. Or, les mêmes ingrédients semblaient réunis pour la Libye de la fin des années 1960 : une monarchie incapable de mener des réformes, inféodée aux puissances étrangères et jugée particulièrement passive durant la guerre des Six-Jours de 1967.
64Ce fut ce contexte qui participa à la formation clandestine des « Jeunes Officiers Unionistes Libres » entre 1964 et 1969. Et ce qui réalisa le schéma khaldounien, c’était le fait que ces officiers étaient pratiquement tous issus de la badawa (cf. tableau).
Origines Nombre d’officiers |
Bédouine badawa |
Rurale badawa |
Urbaine Semi-urbaine |
% |
112 |
20% |
75% |
5% |
100% |
Source : Ouannes, 2009
65Ibn Khaldoun définissait la badawa par la vie proche de la nature – tabïa, c’était cette vie proche de la nature, qui donnait aux bédouins la force et la détermination pour conquérir le pouvoir. Ainsi, les officiers qui avaient préparé le coup d’état, étaient pratiquement tous issu de la classe moyenne voire populaire, vivant dans la campagne libyenne et subissant violemment les mutations économiques et sociales du pays après le pétrole.
66Et l’ironie a fait que l’armée, elle-même, s’était retrouvée dans cette précarité :
« Marginalisée politiquement et socialement par le roi, l’armée libyenne ne pouvait que se lancer à la conquête du pouvoir, et ce, dans le but de transformer la société. » (Ouannes, 2009).
67Ces officiers ont alors patiemment préparé leur coup d’état, à tel point que des rumeurs mais aussi de réelles informations finissaient par se diffuser. Beaucoup étaient au courant, sauf le roi.
« Les conjurés sont au nombre de 12. Leurs noms ne seront connus que près de quatre mois plus tard. Ils se présentent comme les membres d’un Conseil du Commandement Révolutionnaire (C.C.R), instance dont le fonctionnement régulier ne sera toutefois jamais établi » (Burgat & Laronde, 2003).
68Il est à noter que les Etats-Unis ne semblaient pas particulièrement indisposés par ce coup d’état dans la mesure où la religiosité assumée par ses protagonistes, au premier rang desquels Qadhafi, constituaient pour eux une garantie anti-communiste fiable.
69Le royaume Sanoussi était tellement affaibli qu’il n’y eut eu quasiment aucune violence (quelques maigres résistances sans victimes dans quelques commissariats). On pourrait pratiquement arguer le fait qu’en réalité le 1er septembre est davantage une déposition du pouvoir monarchique libyen, qu’un authentique coup d’état militaire comme ce fut le cas en Syrie en 1970 par exemple.
70Ceci d’autant plus que les tribus les plus traditionnellement fidèles au régime Sanoussi, mais déçues par sa gouvernance, se sont tout simplement hâtées de rejoindre les conjurés. C’est pourquoi, à ce stade, il conviendrait de parler d’un transfert de pouvoir plutôt que d’une conquête du pouvoir. En fait, si on s’en tient à l’analyse khaldounienne, on peut constater une anomalie dans la triade de conquête du pouvoir.
71On a effectivement observé une asabiyya à travers les militaires conjurés pratiquement tous issus de la campagne libyenne. On retrouve également le mulk à travers les moyens militaires dont disposaient les conjurés et surtout le maillage familial et militaire des conjurés [Ouannes, 2009]. Mais une fragilité résidait dans la dawa, c’est-à-dire le « capital symbolique » du mouvement. Lorsque la dawa des Officiers Libres égyptiens était clairement le nationalisme arabe avec ses nombreux défenseurs intellectuels et religieux pour l’Égypte, celle des conjurés de septembre se réduisait autour d’un simple projet de modernisation du pays. En définitive, la dawa proprement dite n’était pas encore clairement définie.
72On ne voyait pas alors qui était le véritable moteur du changement : le développement économique et le cercle vertueux qu’il implique, ou les révolutionnaires avec leur projet. Cette ambigüité a été vite levée par ce qui fut le véritable coup d’état, la vraie conquête.
De Qadhafi au « qadhafisme » : la construction d’un régime personnel
73Contrairement à ce que pourrait laisser entendre la propagande postérieure au putsch de 1969, il n’est pas forcément sûr que Qadhafi eût été aussi important au tout début de l’aventure des Officiers libyens. Mais il semblerait que ce soit une série de petites conquêtes qui ont permis l’ascension d’un colonel vers l’aboutissement : « Roi des rois africains ».
74Le putsch de 1969 n’a pas provoqué une crise politique en Libye, il en était plutôt la conséquence logique. En somme, le pouvoir Sanoussi s’était effondré créant un vide que les Officiers conjurés ont cherché à combler, mais le plus dur restait à faire : définir le nouveau pouvoir libyen. Doit-il être question d’un État fort et moderne comme antithèse de la monarchie libyenne ? Il semblerait vraiment que ce fut l’objectif premier des conjurés mais pas forcément l’objectif de Qadhafi.
75Nous avons vu comment, selon le schéma khaldounien, la déposition d’un pouvoir moribond ne présumait en rien d’une véritable conquête du pouvoir. Et nous avons pu constater qu’une problématique se posait quant à la dawa i.e. le pouvoir symbolique cimentant les forces de conquête du pouvoir tout en légitimant sa domination sur la population selon Ibn Khaldoun. En effet, selon l’un des membres les plus importants du CCR, Omar El Meheichi :
« Le nationalisme arabe n’était plus suffisant, car les officiers de l’armée n’étaient pas prêts à nous suivre sur ce terrain. Il nous fallait donc mettre l’accent sur le sentiment nationaliste libyen très vivement ressenti et partagé parmi les officiers » (Bianco, 1973).
76Ainsi dans la formulation et la composition d’une doctrine nouvelle pouvant supplanter les idéologies concurrentes telles que le nationalisme, le socialisme ou l’islamisme, le rôle de Qadhafi avait commencé à gagner en importance.
« Très tôt, Qadhafi s’est placé dans la position du leader, de celui qui a des ambitions politiques précises en fonction de sa perception des relations sociales. Son appartenance bédouine-tribale est l’élément initial de sa formation politique et la matrice de sa prise de conscience ». (Djaziri, 1996)
77De ce point de vue, on pourrait effectivement dire que le personnage de Qadhafi serait typiquement khaldounien. En effet, il n’a cessé de chercher un support doctrinal à la nouvelle entité politique qu’il cherchait à bâtir : tantôt islamique, tantôt panarabe, tantôt socialiste. C’est cette démarche d’innovation politique pour ne pas dire de bricolage politique qui a constitué le pouvoir symbolique de Qadhafi dont il récoltera les fruits par la suite. D’ailleurs, c’est la lente élaboration de son manifeste politique, le Livre vert (1975), dont la référence à l’œuvre de Mao était à peine masquée, qui prouve que sa doctrine n’était pas sa préoccupation première mais bien le pouvoir symbolique qu’il voulait générer.
78C’est pourquoi, avant d’investir la question de la dawa, il s’agissait pour Qadhafi de créer une nouvelle instabilité politique justifiant une recomposition ou une consolidation de la asabiyya.
79C’est ce service que rendît le supposé complot du 11 décembre 1969 : supposé, car jusque dans les années 1990, les différentes versions officielles grossièrement élaborées véhiculaient de trop nombreuses incohérences, voire des éléments grotesques tel que l’accusation selon laquelle il a été organisé un repas pour empoisonner tous les grands officiers de l’armée.
« Le complot du 11 décembre 1969 aggrave les dissensions entre la bourgeoisie nationaliste et Qadhafi, et révèle l’existence de conflits idéologiques profonds entre les membres du CCR » (Djaziri, 1996).
80En réalité, le conflit était certes profond, mais pas trop étendu dans la mesure où seulement deux conjurés furent accusés et arrêtés pour ce complot : Ahmed Moussa et Adam Hawaz. Et ce n’était pas un hasard si tous deux représentaient clairement les 5% urbains que nous avons montré dans le tableau des recrus du CCR. En fait, ces deux hommes étaient des officiers supérieurs issus de la bourgeoisie tripolitaine nationaliste. Ils occupaient respectivement des très hautes fonctions régaliennes : ministre de l’Intérieur et de la Défense. Ils avaient eu le tort de souhaiter un État fort et surtout non militarisé.
81Cette dramaturgie qu’a exploitée Qadhafi, n’est pas sans rappeler la très spectaculaire et théâtrale tentative d’assassinat du 26 octobre 1954 contre Nasser, que ce dernier a su exploiter pour supprimer ses rivaux politiques et symboliques. Cette construction que semblait suivre Qadhafi pour le pouvoir montrait sa volonté de tailler un régime politique personnel. D’ailleurs, immédiatement après l’arrestation des présumés putschistes, Qadhafi prit la présidence du CCR, devint commandant en chef des forces armées et dirigea de facto les ministères vacants. C’est à ce moment-là que se construisait doucement la mise en scène du pouvoir naissant de Qadhafi, son jâh était en train de croître.
82Cette accumulation des pouvoirs de Qadhafi l’a conduit vers une personnalisation du pouvoir plus intense entre 1970 et 1973. Durant cette période, ce fut clairement la dawa que Qadhafi cherchait à affiner dans la mesure où sa asabiyya s’était considérablement renforcée par le complot de décembre 1969 : le réseau de sa tribu, les Qadhadhfa, commençaient à s’épaissir et à être plus visibles (Ouannes, 2009).
83De plus, le mulk de l’époque qu’était le pétrole, semblait prendre de plus en plus le chemin de la captation par le nouveau président du CCR (Djaziri, 1996). Dès lors, la construction du régime personnel de Qadhafi attendait le point de basculement khaldounien pour que la Libye devienne, l’État qadhafien, la Jamahiriya.
Qadhafi ou la mise en scène du pouvoir selon Ibn Khaldoun
84Outre les multiples tâtonnements idéologiques, entre un bricolage crypto islamiste et panarabe, Qadhafi tentait de trouver la dawa qui lui permettrait de capter toute la dawla, tout l’État libyen et son peuple, ce qui voulait dire l’affirmation pleine et entière du jâh qadhafien. En effet, il essayait de construire une sorte de projet unitaire que Sivan a résumé ainsi : « on peut considérer le projet unitaire qadhafien comme un mythe politique arabe, comme l’est l’islamisme. » (Sivan, 1996). Un ensemble de mesures hautement symboliques se sont alors enchaînées : adoption du calendrier hégirien islamique, institution officielle et étatique de la zakât (3ème pilier de l’islam), fondation de « l’Association pour la propagation de l’islam dans le monde » (toujours en place actuellement) (Djaziri, 1996). Cette démarche ne visait pas tellement à faire de la Libye un État davantage religieux mais elle consistait surtout en une stratégie d’atrophie des canaux symboliques de revendications de l’islamisme. On voit bien effectivement cette logique d’innovation que l’on a évoquée plus haut qui conduirait vers une destruction créatrice pour reprendre la terminologie de Schumpeter.
85Mais un événement qui fut marquant dans la vie politique et personnel de Qadhafi, a clairement servi de point de rupture dans la conquête du pouvoir mais aussi et surtout dans la définition du jâh qadhafien. Le 5 mars 1973, Qadhafi alla à la rencontre d’étudiants à Benghazi sans imaginer ce qui allait se produire. En effet, le coup d’état de 1969, que les conjurés ont fait accepter comme une révolution, ne souffrait pas encore de critiques venant du peuple. Il y avait une forme de consensus autour du changement. Mais la surprise fut grande pour Qadhafi lorsque celui-ci fut assailli par les trop nombreuses critiques des étudiants de Benghazi.
« Ils demandent à Qadhafi de défendre la liberté d’expression et exigent de lui des explications sur le renvoi de certains professeurs soupçonnés d’opposition. À cette occasion, ces étudiants expriment des réserves sur la politique unioniste arabe et se demandent s’il ne serait pas plus réaliste de procéder par étape plutôt que de rechercher les fusions et les unions immédiates. À cette occasion, les étudiants dénoncent les méthodes policières exercées par ceux qui menacent gravement la liberté d’expression, en particulier l’association des étudiants libyens, proche de l’Union socialiste arabe, elle-même contrôlée par les qadhafistes. » (Djaziri, 1996).
86Il est alors intéressant de noter le fait que ces étudiants ont pris la liberté d’interpeller directement Qadhafi sur ces questions. Ceci semble indiquer que les contours de la nature du régime n’étaient pas encore clairement déterminés : autoritarisme ou démocratie. Mais ce que l’on peut retenir de cette confrontation avec les étudiants, c’est le fait que cette situation a montré une profonde crise du jâh de Qadhafi. Il s’était retrouvé dans le cas évoqué par Goffman lorsque l’on perd la face, que l’on fait « piètre figure » :
« On peut dire d’une personne qu’elle fait piètre figure lorsqu’elle prend part à une rencontre sans disposer d’une ligne d’action telle qu’on l’attendrait dans une situation de cette sorte » (Goffman, 1974)
87Cet événement fut à l’origine de la « révolution populaire de 1973 » mais pas dans le sens que l’on pourrait croire. En fait, ce front de critique des étudiants n’a pas donné lieu à une traduction politique de leurs aspirations mais bien plutôt le contraire. Sans aucune ambigüité, lors du discours de Zouara, ville côtière fortement marquée par l’urbanisation conséquente au pétrole, le 15 avril 1973, Qadhafi rentra pleinement dans le modèle khaldounien de mobilisation de la violence. C’est alors qu’il :
« (…) présente un programme en cinq points : suspension des lois en vigueur, épuration des ‘malades’, terme qui désigne les opposants qui doivent se plier à la volonté de la majorité. Pour la première fois, des menaces sont formulées à l’encontre des communistes, des marxistes et des Frères musulmans » (Djaziri, 1996).
88On voit alors comment Qadhafi souhaitait éradiquer toutes les dawa concurrentes et surtout « garder la face », c’est-à-dire :
« (…) lorsque la ligne d’action qu’il suit manifeste une image de lui-même consistante, c’est-à-dire appuyée par les jugements et les indications venus des autres participants, et confirmée par ce que révèlent les éléments impersonnels de la situation » (Goffman, 1974)
89Et le lancement de cette « révolution populaire » a été l’expression explicite de mobilisation de sa asabiyya :
« Ce sont les ‘masses’ qui désormais constituent la catégorie sociale sur laquelle Qadhafi veut s’appuyer politiquement et qu’il oppose à la bureaucratie d’État, jugé hostile aux réformes » (Djaziri, 1996).
90Les « masses » ou « jamahir » en arabe désignaient pour Qadhafi davantage l’antithèse de la bourgeoisie urbaine, c’est-à-dire précisément les populations qui ont toujours vécu à la périphérie de cette bourgeoisie, physiquement ou symboliquement. Qadhafi posait alors les bases de sa asabiyya en définissant ses contours, ses frontières : « Celui qui s’oppose à l’unité arabe, au socialisme, à la liberté du peuple, sera écrasé » (Djaziri, 1996), le message de Qadhafi fut alors très clair.
91Le point paroxystique de la définition du régime personnel de Qadhafi fut alors atteint avec la proclamation de la Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste :
« Elle se nourrit de la conviction qu’aucun des systèmes institutionnels existants ne permet aux aspirations unitaires des masses arabes de s’exprimer. Seule la démocratie directe instaurée sur les ruines de ces régimes est donc de nature à libérer le potentiel unitaire confisqué jusqu’alors par les partis, parlements et autres modes de représentation, considérés comme autant de « perversions de la démocratie ».(Burgat & Laronde, 2003)
92Ce fut-là la situation paradoxale où la pleine installation du pouvoir qadhafien, l’a rendu le plus vulnérable. C’est ce schéma qu’évoque Gabriel Martinez-Gros : « Le fonctionnement de la société sédentaire et la volonté politique du souverain convergent donc pour abolir la asabiyya, la force solidaire de la tribu » (Martinez-Gros, 2014). À l’image des empires qui déclarent systématiquement comme barbare ce qui se trouve à sa périphérie, Qadhafi voyait ceux qui n’adhéraient pas à la Jamahiriya comme des « malades » qui peuvent être éliminés. Cependant même si le régime personnel de Qadhafi entra dans une longue phase répressive à la suite de cette prise effective et symbolique du pouvoir, force est de constater à quel point le jâh et la dawa qui représentent la paire génétique du pouvoir symbolique selon Ibn Khaldoun, restent intrinsèquement liés à toutes conquête du pouvoir.
93L’approche d’Ibn Khaldoun est de ce point de vue, édifiante car elle démontre clairement que la force brutale n’est pas une condition suffisante à la prise du pouvoir. Tandis que « le jâh renvoie au mulk, qui en est à la fois la source et la plus haute manifestation. » (Cheddadi, 1980).
94Cette période a lourdement affecté le poids de l’armée qui fut complètement rentrée en disgrâce pour le régime jusqu’en 2011. Ce qui a d’ailleurs augmenté le poids de la tribu de Qadhafi dans les arcanes du régime car jugée seule fidèle à la Jamahiriya. Cet isolement intérieur a aussi eu une suite à l’étranger dans la mesure où Qadhafi ne bénéficie plus de soutien direct ou indirect des puissances étrangères surtout occidentales. C’est ce qui expliquerait les possibles implications de services occidentaux dans certaines des tentatives de coup d’état.
Conclusion
95Nous avons présenté dans cet article quelques-unes des applications du modèle khaldounien de la prise du pouvoir sur le cas de la Libye contemporaine. Il semblait ainsi nécessaire de définir, voire quelque fois de redéfinir les concepts-clés de l’analyse d’Ibn Khaldoun sur le pouvoir. Il était en effet question de deux axes majeurs dans son analyse. D’abord la logique de civilisation avec son entropie qui se dessine par un centre civilisé (hadara) fatalement urbain, fortement peuplé et florissant donc attrayant, puis une périphérie large et étendue (badawa) dans laquelle on retrouve des populations clairsemées plus ou moins structurées qui peuvent être nomades ou sédentaires, solidaires ou en conflits, proches ou éloignées de l’opulence du centre.
96Puis il y a la logique du pouvoir et les ingrédients de sa conquête. Le centre représente le cœur du pouvoir, du mulk en soi c’est-à-dire la concentration de l’ensemble des capitaux convoités par les humains. Et ce mulk se traduit par un jâh assisté d’une dawa, c’est-à-dire un pouvoir symbolique dans le sens bourdieusien qui créé et mobilise une illusion structurante du rapport de domination. Or, pour accéder à ce pouvoir, il faut d’abord être à la marge de celui-ci car son effondrement, qui est un préalable nécessaire à toute entreprise de conquête, entraîne la chute de tous ses bénéficiaires.
97La mise en scène du pouvoir selon Ibn Khaldoun se joue alors grâce au jâh et à la dawa et c’est bien ce qui est caractéristique dans l’analyse d’Ibn Khaldoun, car ces notions nous permettent d’employer son modèle dans différentes situations où il est question de pouvoir. Elles pourraient d’ailleurs nous aider à identifier les positions effectives du pouvoir.
98Afin d’appréhender l’opérabilité des concepts khaldouniens, nous avons donc utilisé sa modélisation sur le cas d’abord de la naissance de la Libye moderne, puis plus profondément sur le cas du putsch en deux temps de Qadhafi. Nous avons montré que si les deux cas semblaient bien suivre le schéma de la modélisation khaldounienne, les définitions d’une logique symbolique inhérente au pouvoir permettent de rendre compte avec beaucoup de précisions des étapes concrètes de construction et de déconstruction d’un pouvoir.
99Si Ibn Khaldoun montre bien les conditions objectives de la prise de pouvoir par une asabiyya issue de la marge et déterminée, nous avons pu voir l’importance que représentait pour lui la condition subjective de ce pouvoir. C’est ce qui se nouait autour du concept de jâh, qui ne consiste pas seulement en une externalité positive du pouvoir mais représente bien la croyance intériorisée par les sujets dominés. Et c’est la dawa, cette énonciation de l’illusion voulue par le pouvoir qui se fonde à la fois sur l’imaginaire des dominés et sur la projection d’une utopie que seul le souverain peut réaliser.
100Nous avons pu ainsi constater comment le cas de la prise du pouvoir en deux temps de Qadhafi offrait un terrain très suggestif aux analyses d’Ibn Khaldoun. Le fait qu’un pouvoir du centre, de la hadara, s’effondre ne signifie pas immédiatement qu’un nouveau pouvoir est défini. Ibn Khaldoun nous permet de voir avec beaucoup de précision, les raisons qui peuvent expliquer une certaine forme de vacance du pouvoir réel même s’il y a des gouvernants. En employant autant de notions liées au symbolique telle que dawa et jâh, il montre que le pouvoir est autant la loi du plus fort symboliquement que celle du plus fort physiquement.
101Même s’il peut y avoir une certaine frilosité méthodologique à utiliser Ibn Khaldoun pour le monde d’aujourd’hui, on peut malgré tout concevoir la pertinence d’utiliser et d’éprouver sa modélisation au travers d’une socioanthropologie du monde contemporain, notamment à l’aide de ses analyses sur les aspects symboliques du pouvoir. Il serait particulièrement intéressant d’envisager cette modélisation sur d’autres types de champ, tels que l’économique et le financier. D’ailleurs, Ibn Khaldoun a abondamment écrit sur la chose économique avec des analyses et l’emploi de concepts toujours aussi fertiles, qui permettraient aisément de comprendre le monde contemporain.
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