Matérialisme numérique et trajectoires d’objets : les artefacts numériques en circulation
Résumé
Étudier les trajectoires numériques des biens culturels est un point d’entrée pour mieux connaître la vie sociale des données. Cet article propose d’adopter la position du matérialisme numérique pour étudier les conditions de circulation des artefacts numériques. Le cadre théorique, conceptuel et méthodologique proposé pointe vers le champ naissant des « digital artefact studies ».
Abstract
Studying the circulation of digital cultural goods is an entry point for better understanding the social life of data. This paper assumes the position of digital materialism to explore the conditions that shape the trajectories of movement of digital artifacts. The proposed theoretical, conceptual and methodological framework points to the emerging field of "digital artifact studies."
Table des matières
Texte intégral
Je remercie la Chaire Fernand Dumont pour la Culture ainsi que le Nenic Lab – Chaire de recherche du Canada sur les nouveaux environnements numériques et l’intermédiation culturelle de l’INRS pour leur soutien à l’écriture de cet article. Merci en particulier à Guy Bellavance et Jonathan Roberge pour leurs suggestions de lecture et commentaires.
Introduction
1Comment suivre la trajectoire d’une image sur Internet ? Retracer son cheminement dans les méandres de la toile, du blogue le plus obscur à sa multiplication virale sur les réseaux sociaux semble à première vue une gageure. Tout contenu publié sur le Web est une bouteille à la dérive dans l’océan de la communication globale, écrit Manuel Castells (2007 : 247). Chercher à suivre sa prolifération extensive relèverait d’une autre sorte de dérive, comparable aux parcours situationnistes : une errance aléatoire d’un site à l’autre, sur la trace inconstante et plurielle d’un artefact numérique.
2Et pourtant, étudier ces trajectoires nous permettrait de mieux connaître la « vie sociale des données » (Beer, Burrows, 2013), d’en apprendre davantage sur la vie publique des produits dérivés de la consommation culturelle sur Internet. George Ritzer et Nathan Jurgenson nomment prosumption les pratiques de production/consommation de la culture de masse dans les espaces publics numériques. Quel est le rôle des trajectoires de circulation des biens culturels dans cette réarticulation des rapports entre production et consommation culturelle sur Internet ? Je propose dans cet article d’adopter la position du matérialisme numérique pour étudier les conditions sociales, technologiques, économiques et culturelles des trajectoires de circulation des artefacts numériques. Cette proposition soulève un certain nombre de questions épistémologiques : quel cadre théorique déployer pour une telle analyse ? Comment conceptualiser la matérialité des artefacts numériques, leurs régimes de valeur et d’échange, leur rôle dans la constitution des champs et des mondes sociaux ? Quelle méthodologie utiliser pour une étude empirique de ces phénomènes ? Tirées d’un état des lieux de la littérature et d’observations empiriques, les propositions qui suivent suggèrent qu’orienter le regard vers les objets en circulation permet de saisir les dynamiques sociales, culturelles et économiques plus larges qui orientent et conditionnent la formation des mondes socio-numériques.
Du « material turn » au « circulatory turn » : vers un nouveau matérialisme ?
3Où trouver les ressources pour conceptualiser les trajectoires de circulation des artefacts numériques sur internet ? Trois principaux courants théoriques ont été retenus pour bâtir le cadre théorique de cette réflexion. Premièrement, le « tournant matériel » de l’anthropologie anglaise et américaine, qui a donné naissance à des analyses de la « vie sociale des choses ». Deuxièmement, la piste philosophique du « nouveau matérialisme », qui s’intéresse aux « ontologies orientées objet ». Et troisièmement, le « tournant circulatoire » qui étudie les « cultures de circulation » du point de vue de l’anthropologie économique. Bien que certains auteurs, dont Arjun Appadurai, aient une influence transversale à ces courants1, relativement peu de travaux à ce jour ont croisé ces trois approches dans un même cadre théorique adapté aux mondes numériques, ce que propose cette contribution.
Le tournant matériel en anthropologie et dans les sciences sociales
4Le « tournant matériel » a émergé au milieu des années 1980, ses racines plongeant dans la fondation du département d’anthropologie de la University College London après la Seconde guerre mondiale. Dans les années 70, une série de critiques se sont élevées contre « la forte orientation sociologique de nombreuses analyses des systèmes d’échange (un héritage de Mauss) » (traduction, Basu, 2013 : 377), ce que Miller désigne comme le « fétichisme de la sociabilité » (traduction, Miller, 1987 : 146), suscitant en réaction un appel à « retourner vers une approche plus centrée sur les objets » et leur physicalité (Basu, ibid.). L’influence croissante des travaux de Daniel Miller, Arjun Appadurai et Igor Kopytoff a conduit de nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales à porter une plus grande attention à la matérialité des objets dans les processus sociaux d’échange et de consommation2. Ces nouvelles perspectives ont donné naissance à un champ académique baptisé « material culture studies ». Dans le premier numéro de la revue Journal of Material Culture (1996), Daniel Miller et Christopher Tilley appelaient au développement d’un champ interdisciplinaire inclusif qui rassemblerait diverses orientations disciplinaires autour d’un intérêt commun pour la constitution matérielle des relations sociales. Au fil des ans, la revue a accueilli un large éventail d’auteurs issus de disciplines variées : anthropologues, géographes, historiens, archéologues, muséologues, sociologues, psychologues, historiens de l’art et designers (Basu, 2013).
5Dans un ouvrage marquant paru en 1987 sous le titre Material Culture and Mass Consumption, Miller précise qu’il n’est pas question d’analyser l’objet matériel en soi, ni les relations sociales en elles-mêmes, mais d’étudier l’articulation entre ces deux pôles, afin de repenser la culture de masse contemporaine en tant que « contexte dominant à travers lequel nous entrons en rapport avec les biens » (traduction, Miller, 1987 : 4). De manière générale, les travaux issus du « tournant matériel » cherchent à dépasser le point de vue fonctionnel sur les objets et leur rôle dans la vie sociale : il ne s’agit plus (seulement) de comprendre à quoi servent les objets, mais de déterminer comment les objets jouent un rôle actif dans les processus sociaux, voire comment ils prennent part à l’action humaine, comment ils possèdent eux-mêmes une agency, c’est-à-dire une capacité d’action (Hoskins, 2006). Cherchant à transcender le dualisme traditionnel entre sujet et objet, cette approche met de l’avant l’idée que les domaines du sujet et de l’objet ne sont pas séparés, mais co-constitutifs (Basu, 2013), un positionnement qui n’est pas sans rappeler celui de Bruno Latour et des sciences and technology studies.
La vie sociale des choses
6L’étude de la « vie sociale des objets » et de leur « biographie culturelle » constitue une des branches principales du courant des material culture studies. Elle s’attache tout particulièrement à repenser la théorie des échanges, et notamment la distinction canonique entre les catégories du don et de la marchandise. Cette branche s’est développée à partir d’un ouvrage collectif dirigé par Appadurai, devenu une référence classique pour de très nombreux travaux en sciences humaines et sociales. Dans l’introduction de ce livre intitulé The Social Life of Things : Commodities in Cultural Perspective (1986), Appadurai décrit comment les objets se transforment et revêtent différents régimes de valeur au fur et à mesure qu’ils se déplacent dans l’espace et dans le temps. Pour saisir les conditions d’échange et de marchandisation des objets, il suggère de « suivre les choses elles-mêmes », de retracer « leurs formes, leurs usages et leurs trajectoires » d’une main à l’autre, d’un contexte à l’autre (traduction, 1986 : 5). « D’un point de vue méthodologique », avance-t-il, « ce sont les choses en mouvement qui éclairent leur contexte humain et social » (ibid.).
7L’ouvrage contient un texte particulièrement éloquant de Igor Kopytoff, qui a forgé la métaphore de la « biographie culturelle des objets ». Kopytoff y propose d’examiner la trajectoire de vie des objets dans le but de révéler comment leur valeur économique et sociale varie au gré de leur passage à travers différentes sphères d’échange. Il insiste sur l’importance de prendre en compte l’ensemble des processus et cycles de production, d’échange et de consommation pour comprendre l’existence des objets en mouvement, comme un processus, et non dans un état figé à un moment donné de leur parcours. Cette volonté de dépasser la perspective marxienne, centrée sur le moment de la production, est un des traits caractéristiques du « material turn ». Elle s’inspire, en particulier chez Appadurai et Miller, d’une référence à Simmel, pour qui la valeur n’est pas une propriété inhérente aux objets, mais émerge plutôt des dynamiques de réciprocité et d’échange.
8Au-delà des frontières de l’anthropologie, l’approche de la vie sociale des objets a engendré un foisonnement de travaux empiriques et de développements théoriques. Les sociologues Fernando Dominguez Rubio et Elizabeth B. Silva (2013) ont par exemple croisé cette approche avec celle des champs sociaux de Bourdieu. Prenant pour modèle les concepts bourdieusiens de « trajectoire sociale » et de « position » des agents, ils proposent les termes de « trajectoires d’objets » (objet-trajectories) et de « positions d’objets » (object-positions) pour décrire les trajectoires spatiales et temporelles des œuvres d’art, en mettant en avant leur rôle dans les processus de formation du champ de l’art contemporain. Rubio Dominguez et Silva définissent les « trajectoires d’objets » comme « les emplacements socio-spatiaux concrets occupés par des artefacts physiques à l’intérieur d’un champ donné, depuis lesquels ils exécutent des fonctions et des rôles spécifiques, engendrent des articulations particulières de relations dans le champ, et définissent les frontières qui délimitent la relative autonomie d’un champ par rapport à d’autres » (traduction, 2013 : 163). « La trajectoire spatiale et temporelle des œuvres d’art », écrivent-ils, « suscite des processus de compétition, de collaboration et de repositionnement chez les acteurs impliqués dans l’acquisition, l’exposition et la conservation de ces œuvres d’art » (traduction, 2013 : 161).
Médiations, nouveau matérialisme et ontologie des objets culturels
9De nombreux points communs rapprochent cet article de Dominguez Rubio et Elizabeth B. Silva du propos que l’anthropologue Alfred Gell a développé dans son livre Art and Agency (1998). Gell y analyse les médiations sociales et matérielles dont l’objet culturel en circulation constitue l’assemblage. Selon Gell, la « carrière » temporelle et spatiale des œuvres construit des modes de distribution et d’objectification des relations sociales, elle génère des modes d’interprétation, de performance et de réception, et qui plus est, elle transforme l’apparence physique des objets en circulation. La sociologue Georgina Born souligne l’apport innovant de Gell, mais en pointe aussi les limites : difficulté à dépasser la dichotomie sujet/objet, tendance à valoriser les artefacts en faisant référence d’abord à leurs fonctions sociales externes, incapacité à s’engager avec les qualités esthétiques des objets culturels, déconnexion du cadre d’analyse par rapport à des processus socio-historiques plus larges, et manque de réflexion sur l’ontologie des objets dans sa pensée du rapport entre mondes occidentaux et non-occidentaux (2010 : 184). Elle plaide d’ailleurs pour une discussion critique plus élaborée de l’ontologie des objets culturels sous l’angle des médiations matérielles et sociales qui le constituent, en resituant cette question dans les dynamiques macros de l’histoire culturelle et des changements technologiques (Born, 2005).
10Pour Jussi Parrika (2012), il existe une forte convergence entre les approches de l’histoire des médias et celles du « nouveau matérialisme », en particulier dans le débat sur l’ontologie des objets numériques. Depuis la fin des années 1990, diverses voix se sont élevées pour plaider en faveur d’un renouveau des perspectives matérialistes (DeLanda, 1996 ; Braidotti, 2002 ; Coole et Frost, 2010 ; Dolphijn et van der Tuin, 2012). Il ne s’agit pas d’un retour au matérialisme dialectique de Hegel, ni au matérialisme historique marxien, mais plutôt d’une réaction au versant textualiste du « tournant culturel » des sciences sociales, critiqué pour les excès de son constructivisme linguistique et discursif. Inspiré par les différentes traditions matérialistes depuis l’antiquité, le nouveau matérialisme, ou plutôt, les nouveaux matérialismes, adoptent une position post-cartésienne et posthumaniste, consistant à dépasser la dualité sujet-objet pour réévaluer l’agency de la matière. Ceci dit, comment adapter aux mondes numériques ces perspectives qui suggèrent de repenser le rapport entre l’environnement matériel quotidien et les dynamiques globales des politiques socio-économiques contemporaines ? L’école allemande de la théorie médiatique, emmenée par Friedrich Kittler, peut fournir des pistes pour penser l’écologie du numérique comme un entrelacement de bandes magnétiques, de codes informatiques, de réseaux câblés et d’abstractions algorithmiques, inscrits dans le contexte plus large d’une dynamique globale d’échanges économiques, de mobilité de la main-d’œuvre, de communication d’information et de circulation des formes culturelles (Parrika, 2012 : 98).
Les cultures de la circulation
11Cet appel à un matérialisme numérique suggère de réévaluer l’articulation entre les systèmes de production et de circulation. Les dynamiques de circulation seraient-elles le nouveau moteur des systèmes d’échange culturels et économiques contemporains ? C’est la position défendue par Lee et Lipuma (2002) dans un article marquant sur les « cultures de la circulation » (cultures of circulation). L’idée que la culture est un processus et non un ensemble d’objets stables n’est pas nouvelle, pas plus que le propos sur la culture comme performance de médiations matérielles et sociales, ou le rejet des approches « interprétatives » et sémiotiques de la culture, trop centrées sur la signification. L’originalité du propos de Lee et Lipuma est de faire de la circulation le concept pivot d’une théorie sociale contemporaine. Croisant l’étude de la globalisation des flux financiers et les phénomènes de transculturalité (Appadurai, 1996), Lee et Lipuma concluent que la circulation est aujourd’hui la nouvelle dynamique centrale du capital, et que toute réflexion sur la culture se doit de prendre en compte cette donnée.
12Le concept de performativité, sur lequel insistent les deux auteurs, s’applique avant tout aux imaginaires collectif de la totalité sociale (Anderson, 1983 ; Taylor, 2002) qui s’auto-produisent récursivement par la circulation des formes culturelles qui le composent : tant le roman que l’imaginaire du marché, ou la forme monétisée des produits financiers dérivés. La trajectoire des artefacts culturels, leur « vie sociale » ou leur « carrière » s’inscrit donc dans cette dynamique économique plus large des « cultures de la circulation ». Rapidement popularisée en sociologie, dans les études sur les médias, en géographie et en économie, ce texte de Lee et Lipuma a influencé de nombreux travaux sur les « cultures matérielles de la circulation », sur les institutions de pouvoir en jeu dans les « technologies des formes publiques » (Gaonkar et Povinelli, 2003), sur la « performance du code » (MacKenzie, 2005), le « circulatory turn » (Straw, 2010) et la sociologie de la culture (Aronczyk et Craig, 2012).
Contributions à un chantier d’étude : régimes matériels et régimes de valeur des artefacts numériques
13Point de départ à l’analyse des trajectoires de circulation des artefacts numériques, les pistes théoriques esquissées ci-dessus doivent néanmoins être adaptées aux spécificités des mondes numériques. À cet effet, je soumets trois propositions touchant à la matérialité numérique, aux régimes de valeur et d’échange des artefacts numériques, et à l’espace social des environnements numériques. Ces propositions sont tirées d’observations et de travaux personnels au sujet des images fixes et des « reproductions » numériques d’objets culturels (photographies et scans d’œuvres d’art, de documents archivistiques ou ethnographiques), toutefois un certain nombre de ces remarques peut être élargi à l’ensemble des artefacts numériques.
Les images numériques sont des artefacts matériels
14Un préalable essentiel est de reconnaître que les images numériques sont des artefacts matériels : d’une part, elles impliquent l’inscription d’un code sur un support électromagnétique, et d’autre part, elles ont des propriétés physiques et formelles qui caractérisent leur manifestation en tant que phénomène sensible.
15Étymologiquement, un artefact (du latin ars, art, et facere, faire) est le produit d’une activité humaine, d’un art de faire ou d’une industrie. S’il est aisé d’admettre qu’une image numérique puisse être un artefact, l’idée de matérialité numérique, par contre, semble nettement plus paradoxale. L’imaginaire du numérique a en effet été bâti sur le terme, encore aujourd’hui largement répandu, de dématéralisation. Ce terme possède un double inconvénient : premièrement, il insinue que les artefacts numériques sont immatériels, et deuxièmement, il vient en place d’un autre terme, celui de numérisation, qui signale un processus crucial : l’encodage3. L’image numérique est en effet un code-image : sous sa forme codée, elle est stockée sur un support d’enregistrement, et sous sa forme d’image, elle fait apparition sur un écran sans s’y inscrire.
16Il est bien important de comprendre que l’inscription du code sur un support électromagnétique est fondamentalement physique et matérielle. La métaphore du « nuage » de données, qui mobilise la rhétorique de la transparence, de l’évanescence, de l’insaisissable de l’immatériel, camoufle en réalité la profonde matérialité de l’industrie des données et des réseaux de télécommunication, avec ses « fermes de serveurs » énergivores, ses kilomètres de câbles sous-marins et ses déchets d’appareils électroniques dont l’obsolescence est savamment programmée. Par ailleurs, la capacité des supports numériques (CDs, disques durs) à se dégrader, ainsi que l’obsolescence rapide des logiciels, témoignent de la nécessité de prendre en compte l’enjeu de la matérialité de ces artefacts, de leur archivage et de leur conservation à long terme.
17Par extension, la matérialité numérique se caractérise aussi par des propriétés structurelles, formelles et esthétiques de l’image : le système de grille de pixels qui crée différentes qualités de résolution, les standards algorithmiques de gestion des couleurs (codes RVB), les textures et les formats d’encodage (.jpeg, .tiff, .png). La matérialité de l’image numérique n’est peut-être jamais aussi bien révélée que lorsque la performance du code faillit, lorsque le travail d’encodage/décodage devient perceptible par l’anomalie, résultat d’une perturbation du traitement du signal, de la conversion ou de la compression des données. Hasard qui n’est pas un, ces anomalies et autres effets de distorsion sont désignées en anglais par le terme « digital artifact » ou « visual artifact ».
Les artefacts numériques ont leurs propres régimes de matérialité, d’usage, de valeur et d’échange
18Lorsqu’on analyse des « reproductions » numériques d’œuvres d’art, de collections ethnographiques ou bien des scans d’archives, il faut bien garder en tête que ces documents ne sont pas des répliques des objets qu’ils représentent, mais des artefacts différents, qui possèdent leur propre singularité, tout en fonctionnant comme des extensions de l’artefact original. Ils en sont des produits dérivés ou seconds, caractérisés par leur reproductibilité et leur multiplication, tandis que l’objet original est fortement singularisé. Bien que l’on parle couramment de « reproductions » photographiques, leur rapport à l’objet original est davantage de l’ordre de la représentation et de la documentation. Les documents numériques ont leur propre régime de matérialité, et donc leurs propres régimes d’usage, de valeur et d’échange. Toutefois, ces régimes d’usage, de valeur et d’échange ne sont pas indépendants de ceux des objets originaux : ils sont indexés sur les régimes de l’objet original (Casemajor, 2013a). La principale valeur d’usage de ces artefacts dérivés est ainsi de documenter l’existence des artefacts originaux, mais ils peuvent revêtir des qualités esthétiques pour eux-mêmes, en particulier dans le cas des photographies (choix du cadrage, travail de la lumière). Par ailleurs, les régimes de valeur des objets originaux sont aussi influencés par la circulation et la visibilité médiatique des documents qui les représentent (Benjamin, 1996 [1931] ; Heinich, 2012).
19Par exemple, la photographie d’un objet considéré comme sacré par une communauté autochtone peut conserver une partie de l’aura et du pouvoir magique de l’objet original. Lorsqu’un musée décide de mettre en ligne des documents numériques représentant des objets rituels, la communauté d’origine peut exiger que l’accès à certaines images via internet soit réservé aux initiés membres de la communauté source (Kristen, 2011). Pourtant, l’image numérique est un artefact produit par les employés du musée, il ne fait pas partie de la culture matérielle de la communauté source. C’est que la frontière entre le sacré et le profane est poreuse : le caractère sacré d’une chose ne découle pas des propriétés intrinsèques de la chose, il lui est conféré (Durkheim, 2008 [1912]). Une partie de la force et du pouvoir de l’objet original est donc transmis à l’artefact numérique, qui entre lui-même dans le domaine du sacré, parce que le groupe social d’où provient cet objet lui en a donné la qualité. Inversement, le fait qu’un musée veuille présenter publiquement un objet rituel sous la forme d’une photographie diffusée sur Internet peut déclencher à rebours la sacralisation de l’objet original4, qualité qu’il n’avait pas auparavant, et qui permet à la communauté source de s’opposer à sa mise en accès publique (Derlon et Mauzé, 2003).
20Comment penser alors les formes d’échange et de circulation des artefacts numériques ? Une conclusion centrale des travaux sur la culture matérielle et la « vie sociale des objets » est que les régimes de valeur et d’échange peuvent être fluctuants et pluriels pour une même chose donnée. Kopytoff souligne à juste titre qu’une chose peut être considérée tantôt comme une marchandise, tantôt comme extérieure à la sphère marchande. Voire, elle peut être considérée en même temps comme une marchandise par une personne, et comme un objet sacré par une autre (1986 : 64). Ces différents statuts sont conditionnés par des critères culturels, moraux, légaux, économiques, politiques, esthétiques et historiques. Ainsi, au cours de sa « vie sociale », une chose peut entrer et sortir des catégories marchandes et des catégories de la singularisation (1986 : 90).
21La plupart des images en circulation sur le Web sont des marchandises (elles ont une valeur d’échange monétarisée, fondée sur le droit d’auteur). Celles, rares, qui relèvent légalement domaine public, se situent en dehors de la sphère marchande. Mais certaines images marchandises circulent en court-circuitant l’échange marchand : elles relèvent soit de ce que les industriels nomment la « piraterie », soit l’obligation de rétribution financière est « suspendue » par des dispositions spéciales de la loi (droit de citation pour les médias et le commentaire critique), soit la copie et la republication gratuite sont tolérées ou formellement admises en échange d’une forme de visibilité qui participe à bâtir la réputation de l’objet original. Ainsi, la même photographie numérique d’une peinture ancienne peut être commercialisée sur le site internet d’un musée, mise à disposition sur la plateforme « libre » Wikimedia Commons sous un statut « domaine public », et republiée à titre gratuit dans un blogue (Casemajor, 2013b).
Le Web n’est pas un espace social homogène
22Le Web est un espace social hétérogène dans lequel s’organisent des rapports sociaux différentiels entre acteurs individuels, institutionnels et collectifs, entre professionnels et amateurs, entre fournisseurs de services, usagers et clients. Poser la question des trajectoires des artefacts numériques, c’est aussi s’interroger sur les relations entre l’organisation des rapports sociaux et les conditions de production, de mise en accès et de circulation des artefacts numériques. D’un côté, ces conditions de circulation sont structurées par les rapports sociaux existants. Et de l’autre, la circulation des artefacts numériques vient activer et transformer des relations de pouvoir et de coopération entre les acteurs existants, tout en faisant émerger de nouveaux acteurs.
23Parmi la multiplicité des sites internet existants, certaines plates-formes jouent un rôle crucial dans la mise en circulation et la republication des images numériques. On peut tenter de les classer selon deux polarités principales : d’un côté les points de distribution, et de l’autre les agoras. On peut aussi les qualifier respectivement de lieux de publicisation et d’espaces publics, sachant que ces catégories se présentent bien souvent sous une forme hybride, et que l’analyse de différents degrés et configurations d’hybridité est plus éclairante que la recherche de formes « pures ».
24Certains sites internet fonctionnent comme des points de distribution des artefacts. Leur fonction principale est de mettre à disposition de vastes catalogues de documents organisés et d’offrir des ressources pour la recherche spécialisée. C’est le cas de sites d’institutions culturelles et publiques (bibliothèques, archives, musées, portails de données ouvertes), de sites communautaires (encyclopédies et archives collaboratives,certaines plates-formes de peer2peer), de sites à vocation commerciale (Google Images, banques d’images du type Getty ou Corbis) ou de sites personnels à vocation professionnelle (portfolio d’un photographe ou d’un artiste par exemple). Un grand nombre de ces services donnent accès à une production originale qui est le fruit du travail de leurs auteurs, contributeurs et employés, tandis que d’autres sites redistribuent des contenus existants collectés ailleurs sur le Web. C’est notamment le cas de Google Images, qui est essentiellement un agrégateur de contenus. De manière générale, ce type de sites ne donne que peu ou pas d’espace au débat et à l’expression des utilisateurs, leur fonction première étant de mettre à disposition un répertoire de ressources organisées5.
25De l’autre côté, sans que la ligne de démarcation ne puisse être clairement tracée, on retrouve les sites de type agora qui accordent une place centrale à l’expression de voix diverses, au commentaire, au débat ouvert et à la critique. On y trouve les sites des médias professionnels (journaux, magazines, audiovisuel), qui sollicitent souvent les commentaires du public, mais aussi, dans un tout autre registre, les réseaux sociaux, qui font la part belle à la socialisation, au partage et à la republication de contenus (Facebook, Twitter), voire à la publication d’albums d’images (Flickr et Instagram en particulier). Les blogues relèvent également de cette catégorie « expressive », tout comme, peut-être, les imageboards, bien que ce dernier type de plateforme soit largement inclassable.
26Chacun de ces espaces de publication possède des caractéristiques propres qui doivent être élucidées pour comprendre les dynamiques de circulation des artefacts numériques. Ces caractéristiques comprennent : une infrastructure matérielle et technique, des normes professionnelles, des codes culturels,des protocoles éditoriaux, un cadre légal, un public ou une « communauté d’utilisateurs », une distribution des rôles (droit à la parole, hiérarchie des expertises, pouvoir de modération et de régulation), des degrés de légitimation et d’institutionnalisation, des stratégies commerciales et des modes de financement. Pour saisir les dynamiques de publication et de circulation des artefacts, il convient d’analyser ces caractéristiques en détail, mais aussi de comprendre les relations de conflit et de coopération entre acteurs. Par exemple, parmi les principaux opérateurs de visibilité et de dissémination des contenus, Google est un acteur incontournable, qui entretient des relations de coopération avec un autre point de distribution incontournable : Wikipédia et ses sites affiliés.
27Utilisateur massif des contenus des projets Wikimédia dans ses services (en particulier dans son knowledge graph), Google redirige une partie importante de son trafic vers les sites de cette organisation, et sait se révéler un généreux donateur au moment des campagnes de levée de fonds de la Fondation Wikimédia (Google lui a versé 2 millions de dollars pour la seule année 2010). À l’inverse, certains regroupements d’organisations professionnelles se plaignent du faible volume de trafic redirigé vers leurs sites, et du rôle de Google dans la dissémination d’images « pirates ». Ainsi, en novembre 2013, le Centre of the Picture Industry a reproché à Google Images de proposer un accès direct en pleine résolution aux images extraites des sites internet tiers, ce qui prive ces sites du trafic des utilisateurs à la recherche d’images. L’organisation se plaint en outre que, selon les chiffres fournis par ses membres, « 85 % des images trouvées en ligne par l’intermédiaire d’un système de recherche visuel sont des copies illégales, et 80 % de ces images illégales ont été distribuées par des moteurs de recherche comme Google Image »6. Les auteurs de cette plainte ajoutent que « en présentant les images hors du contexte de leur page source, sans information sur l’auteur, et avec une mention du copyright quasi invisible, Google Images augmente significativement ce problème ». Dans les conflits entre acteurs au sujet de la circulation des images numériques, les questions du droit d’auteur et du volume de trafic sont souvent au centre du jeu.
Quelles méthodes pour cartographier la trajectoire des artefacts numériques ?
28Les remarques et hypothèses soulevées tracent les contours d’un cadre théorique et conceptuel pour analyser les trajectoires circulation des artefacts numériques. Mais reste à démêler l’épineuse question de la méthodologie. La perspective de la « vie sociale » des objets n’est pas nouvelle, et de nombreuses études empiriques ont été consacrées à cette question, mais leur application aux environnements numériques est plus récente, et plus délicate si l’on considère la volatilité des contenus numériques et leur rapidité de dissémination massive. Je propose de passer revue une sélection d’études empiriques pour en tirer quelques leçons et nouvelles conjectures.
Performance et « cultures de circulation » des fichiers mp3
29Dans une perspective inspirée par les travaux de Lee et Lipuma sur les « cultures de la circulation » et la « performance » des objets en circulation, Eric Harvey (2012) s’est intéressé à la « vie sociale » de fichiers mp3 suite à la « fuite » sur internet d’un album du groupe Animal Collective, peu de temps avant sa sortie officielle. Ancrée dans les sciences de la communication, sa méthodologie repose sur l’analyse ethnographique de douzaines de fils de discussion postés sur des forums internet, de publications dans des blogues, d’articles de presse et d’entrevues publiées dans les médias, ainsi que sur la conduite d’entrevues avec des fans du groupe. Harvey retrace la trajectoire d’un album mis en ligne sur un forum par un membre qui, ayant reçu un vinyle promotionnel, a transféré les morceaux sur support mp3 en y joignant des métadonnées (étiquetage, mots-clés, visuel de couverture de l’album), brouillant ainsi la distinction entre la copie officielle et la copie « maison ». La dissémination de ces fichiers a été fulgurante. Elle s’est répandue via une série de plates-formes d’hébergement de fichiers (Sendspace, Zshare, Mediafire) et de liens publiés sur d’autres forums. Observant ces trajectoires de republication, Harvey examine la transformation des pratiques de consommation de la musique sur internet, et conclue que les formes de circulation « non autorisée » transforment les rapports à la valeur et à l’authenticité de ces « objets technologiques » que sont les formats mp3 (Sterne, 2012). En effet, l’activité d’une firme de sécurité (Web Sheriff), engagée par la maison de disques pour faire retirer les versions « pirates » des forums et blogues, a contribué à bâtir la « légende » de cet album en tentant de le protéger et de le garder secret. Harvey décrit un mélange des genres entre les catégories de la promotion, de la piraterie et du contrôle, produisant des effets de « marketing viral ». Du point de vue méthodologique, soulignons que c’est le contexte particulier de la « fuite » d’un album avant sa sortie qui a permis à Harvey d’isoler cette copie « pirate » et de suivre ses republications à partir d’une source unique. Il est éminemment plus difficile de repérer des trajectoires lorsqu’on est face à ce que Himmer (2004) décrit comme « un nombre infini et dynamique de points d’entrée » dans le réseau (traduction, cité dans Holmes, 2012 : 275).
La « biographie culturelle » des artefacts numériques
30Dans un registre plus éloigné des industries culturelles, deux autres articles proposent une démarche anthropologique intéressante qui lie plus étroitement l’approche des « cultures de la circulation » avec celle de la « biographie culturelle » des artefacts numériques.
31Ken Maclean s’est intéressé à la circulation sur Internet de trois cartes géographiques représentant le « kilomètre zéro », un point de passage contesté à la frontière entre le Vietnam et la Chine. Alors qu’il cherche à comprendre « comment les objets numériques […] sont affectés par les espaces à travers lesquels ils se déplacent », Maclean s’étonne du manque de recherches traitant de « la façon dont les objets numériques voyagent entre des collections numériques, ou [du] problème posé par l’existence de multiples copies du même ‘original’ légèrement différentes les unes des autres lorsqu’on cherche à déterminer la provenance d’un objet numérique particulier » (traduction, 2008 : 866). Des travaux de Lee et Lipuma, il déduit que la circulation des objets numériques est une forme de production culturelle, que l’on peut observer et analyser en comparant différents objets en circulation, leurs interactions, la direction des flux de dissémination, et les corpus de commentaires qui s’accumulent autour de ces objets. Son approche consiste à retracer le moment et le contexte de la mise en ligne originale des cartes (par qui, sur quelles plates-formes, dans quel but), les différents sites de leur republication au Vietnam et à l’étranger, les modifications apportées aux documents, les commentaires qui les accompagnent, et les manœuvres du gouvernement pour limiter leur accès. À partir d’un examen visuel des cartes numérisées, Maclean tente de comprendre leur origine et leurs conditions de production. Une véritable enquête. Il détaille minutieusement les indices suggérant qu’un document original a été scanné depuis une archive papier, repère le tampon indiquant la provenance officielle, ou devine la trace d’indications gommées pour brouiller le sens de la carte. Son analyse attentive des stratégies de republication l’amène à conclure que face à la censure, des « chemins alternatifs » existent toujours. Par l’entremise de sites miroirs, de serveurs étrangers, et de failles des pare-feux, les cartes controversées empruntent des passages clandestins. La richesse de l’analyse de Maclean tient à sa grande connaissance du contexte historique, social et politique qui a accompagné le débat public autour de l’existence de ces cartes. Car c’est la compréhension des stratégies de censure et des tactiques de contournement qui donne sens aux trajectoires de circulation qu’il décrit.
32Tori Holmes a repris le cadre d’analyse de MacLean pour étudier les trajectoires de circulation et de dissémination numérique d’un texte publié par un résident d’une favela de Rio. Dans un article intitulé « The Travelling Texts of Local Content : Following Content Creation, Communication and Dissemination via Internet Platforms in a Brazilian Favela » (2012), elle a analysé la façon dont ce texte, mis en ligne sur un blogue, « a voyagé au-delà de son contexte original via son partage et sa republication sur d’autres blogues et d’autres sites par l’auteur et par d’autres internautes » (traduction, 264). Holmes a suivi la republication de ce texte sur une dizaine d’autres blogues ou sites internet, dans des courriels, sur Twitter, dans deux fanzines imprimés et dans un livre. C’est en partie grâce à une entrevue avec l’auteur qu’elle a pu avoir accès aux informations qui lui ont permis de retracer la trajectoire de dissémination du texte. En s’appuyant sur les travaux d’Adriana Braga, elle porte une attention particulière aux « circuits de blogues », et plus largement, aux « circuits de communication », qui ne se limitent pas aux trajectoires dans l’espace d’Internet, mais incluent également les plates-formes de partage d’information, les salons de discussion en ligne, les listes de diffusion privées, les occurrences dans les médias télévisuels et imprimés, les appels téléphoniques, ainsi que les rencontres et conversations en-dehors des environnements numériques. Cherchant à mettre en lumière comment les pratiques de création et de dissémination des contenus sur Internet participent aux formes de la culture numérique, elle conclut que les processus de décontextualisation/recontextualisation produisent des transformations du sens et de la forme du texte, qui se révèle un objet instable, en transformation constante au fil de sa circulation.
Obstacles méthodologiques
33Ces approches ethnographiques apportent des contributions notables à l’analyse des trajectoires des artefacts numériques. Premièrement, elles font ressortir l’articulation étroite entre les systèmes d’échange et de circulation en ligne et hors ligne, révélant la nécessité de ne pas limiter l’analyse aux trajectoires numériques, mais d’observer plutôt les points de transition, de passage et de corrélation entre la circulation des artefacts sous leur forme numérique et non numérique. Deuxièmement, une grande attention est portée aux conditions de production des artefacts numériques et à l’acte de la première mise en ligne du fichier. Il s’agit en effet de l’acte de naissance du réseau de propagation en ligne, même si cet évènement fondateur de la trajectoire numérique doit être pensé en articulation avec les trajectoires et les modes d’existence des artefacts hors ligne. Par ailleurs, il peut exister plusieurs points d’entrée d’un artefact sur le Web, plusieurs actes de publication de copies (pas toujours similaires) du même produit. Troisièmement, des communautés d’interprétation se forment dans et par les pratiques de republication des contenus : à partir d’une même carte ou d’un même texte republié et commenté dans différents contextes, des significations divergentes émergent, créant un « réseau de représentations » hétérogènes.
34Les limites méthodologiques de ces approches tiennent essentiellement à la partialité des trajectoires observées. Maclean souligne que la reconstitution des trajectoires des cartes qu’il a opérée est partielle (2008 : 874). Holmes fait valoir de son côté que la difficulté à suivre les trajectoires d’un texte est d’autant plus grande que le nom de l’auteur et le titre du texte tendent à être amputés au fur et à mesure de sa republication. Dans le cas de Maclean, les obstacles posés par la censure et l’impossibilité d’accéder aux documents originaux ont ajouté à la complexité de l’entreprise. Tandis que Maclean décrit l’Internet comme un rhizome, « multiple, dynamique, consistant en un nombre infini de points d’entrée et de sortie interconnectés » (Deleuze et Guattari, cité dans Maclean, traduction : 874), Holmes évoque des trajectoires « infinies, imprévisibles et incontrôlables » (traduction, Holmes : 284). Les résultats de son exploration du Web témoignent avant tout de sa propre trajectoire de consultation, de nombreux points de circulation lui restant invisibles (2012 : 267). Les efforts pour retracer un artefact dépendent in fine de la performance des moteurs de recherche, dont on connaît le caractère partiel (un nombre restreint de résultats sont affichés au regard de l’ensemble des contenus existants sur le Web) et la tendance à créer des « bulles de filtrage » qui affichent une sélection de résultats en fonction de l’historique de recherche de chaque utilisateur.
Approches quantitatives
35Comment compléter les méthodologies décrites ci-dessus ? Les approches fondées sur l’ethnographie numérique et l’analyse approfondie des contextes de republication gagneraient à être associées à des méthodes quantitatives reposant sur la collecte automatique de pages web et l’analyse statistique des flux de données. Les approches de la sociologie des réseaux sociaux (Social Network Analysis ou SNA) et des cultural analytics peuvent apporter des outils complémentaires pour étudier les trajectoires d’artefacts numériques sur le Web.
36Lev Manovich (2007), à l’origine de l’expression cultural analytics, a développé des outils d’analyse statistique permettant de visualiser de grands ensembles de données collectées automatiquement sur internet. Plus d’un million de pages extraites du Web via des systèmes de webcrawling et de datamining sont restituées sous forme d’installations visuelles interactives. Ces outils ont servi à étudier les formes de variation dans les remix vidéo (Navas, 2012) ou à observer des « communautés imaginaires » en analysant la mise en ligne massive de photographies sur les réseaux sociaux lors de journées commémoratives d’évènements historiques (Manovich et Hochman, 2013). S’ils permettent d’analyser les trajectoires spatio-temporelles de grandes quantités de données, certains travaux issus des cultural analytics manquent toutefois d’assises dans la théorisation sociale et critique des phénomènes en jeu et tendent à verser dans « l’esthétisme » des données.
37La perspective des cultural analystics puise une partie de ses outils dans le courant de la Social Network Analysis, née aux États-Unis dans les années 1950. Au croisement de la sociologie, de la statistique et de l’informatique, cette approche dérivée de la sociométrie des réseaux sociaux décrit les relations entre agents sociaux sous la forme de sociogrammes. En traçant des réseaux constitués de nœuds, de liens forts et faibles et de points de distribution, elle vise à révéler des motifs de connexion et des structures relationnelles. Cette perspective sociométrique a été appliquée à l’analyse quantitative de la diffusion des contenus numériques pour saisir des effets d’agrégation, de contagion et de cascade dans la dissémination des contenus. On trouve par exemple des études sur la propagation des mèmes (Weng et. al., 2012) et sur la dissémination des hashtags parmi les utilisateurs de Twitter (McKelvey et. al., 2012). Les limites ces approches tiennent à une certaine confusion entre la métaphore du réseau de liens sociaux et celle du réseau technologique de communication. Certains travaux mettent également l’accent sur l’abstraction quantitative de la théorie des graphes et sur la technicalité formelle des outils, au détriment d’un questionnement plus théorique sur les fondements structuralistes de ces méthodes et d’une réflexion critique sur le motif du réseau comme métaphore de description du social.
38Malgré les divergences existantes entre les approches ethnographiques et celles de la SNA, Knox, Savage et Harvey (2006) suggèrent que de nouveaux points de rencontre fertiles se dessinent entre ces méthodes, notamment via la branche de la « nouvelle sociologie culturelle des réseaux » issue de la SNA (Mische et White, 1998). Ces nouveaux développements ouvrent la voie à un questionnement des métaphores du réseau, du circuit et de la « carrière » qui sous-tendent l’analyse des systèmes d’échange, des liens socio-numériques et de la trajectoire des objets culturels.
Conclusion : la dérive numérique des artefacts dérivés
39Jetant les bases d’un cadre théorique, conceptuel et méthodologique pour analyser les trajectoires de circulation des artefacts numériques, ma proposition consiste à adopter une nouvelle perspective matérialiste sur les environnements numériques, de façon à repenser le rapport entre production et circulation dans le contexte des pratiques culturelles contemporaines.
40Le « tournant matériel » dans les sciences sociales offre une perspective renouvelée sur la matérialité des objets et sur leur rôle dans les processus sociaux d’échange et de consommation. Il met l’accent sur le dépassement de la dichotomie sujet/objet en suggérant d’analyser comment les objets jouent un rôle actif dans la constitution matérielle des relations sociales. Étudier la « vie sociale » des artefacts numériques et leur « biographie culturelle » nécessite de prendre en compte l’ensemble des processus de production, d’échange et de consommation qui conditionnent la circulation des biens culturels sur le Web. Cependant, l’adaptation du « tournant matériel » des années 1980 aux environnements numériques ne peut se faire sans reconnaître que les images numériques sont des artefacts matériels, et qu’il faut systématiquement questionner l’imaginaire de la dématérialisation sur lequel une certaine rhétorique du numérique s’est développée. Au-delà, c’est l’ontologie même des objets culturels numériques qui mérite d’être repensée, comme y invitent les perspectives du « nouveau matérialisme » et des « ontologies orientées objet ». Cette réflexion sur la nature des formes culturelles contemporaines gagnerait aussi à prendre en compte la centralité des dynamiques circulatoires et leur rôle performatif dans la constitution des imaginaires sociaux et des systèmes capitalistes contemporains.
41Possédant leur propre régime de matérialité, les artefacts numériques s’inscrivent dans des régimes d’usage, de valeur et d’échange distincts, qui tendent toutefois à la co-dépendance vis-à-vis d’autres régimes auxquels ils sont indexés. On pourra par exemple analyser comment ces rapports d’indexation varient selon que l’image numérique qui circule sur le Web représente une œuvre d’art contemporaine ou un objet patrimonial (tableau ancien, document d’archive). L’analyse des « trajectoires d’objets » implique à la fois d’observer comment les artefacts ont été produits, à quels régimes ils sont indexés, quels sont leurs points d’entrée sur le réseau et leurs points de sortie vers d’autres espaces d’usage et de publicisation, comment ils changent de régimes de valeur et d’usage durant leur parcours, comment ils sont rendus visibles et débattus dans des points de distribution et des agoras, la façon dont ils s’inscrivent dans des communautés d’interprétation, et enfin, comment ils se transforment au fur et à mesure de leur déplacement dans l’espace et dans le temps.
42Par ailleurs, la « carrière » numérique des artefacts construit des modes de distribution et d’objectification des relations sociales. Les conditions de production, de mise en accès et de circulation des artefacts numériques sont étroitement articulées à une organisation des rapports sociaux, qui est elle-même activée et transformée par les phénomènes de circulation des objets. Ainsi les trajectoires des artefacts peuvent être analysées selon la position que ces objets occupent dans un champ d’actants, et selon leurs capacités d’activation des relations de conflit et de coopération entre acteurs. Les positions qu’ils acquièrent dépendent également des caractéristiques des plates-formes où ils sont publiés : degrés de légitimation et d’institutionnalisation, modes de financement, organisation de l’expression publique, normes professionnelles, éditoriales, légales et techniques.
43Enfin, d’un point de vue méthodologique, les approches ethnographiques permettent une analyse approfondie des contextes de production et de republication des artefacts, mais pour saisir la dissémination de contenus à grande échelle, elles gagnent à être associées à des outils quantitatifs tels ceux développés par la SNA et les cultural analytics. En définitive, le plein déploiement du cadre théorique, conceptuel et méthodologique présenté dans cet article suggère une ouverture interdisciplinaire, dans laquelle la perspective des sciences sociales est associée au développement d’outils logiciels et infographiques, et qui s’apparenterait au domaine naissant des « digital artefact studies ».
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Notes
1 L’influence d’Appadurai est surtout notable dans le « tournant matériel » et le « tournant circulatoire ».
2 Pour une perspective détaillée sur les travaux contemporains dans le champ des « material culture studies », le lecteur pourra consulter l’anthologie Objects and Materials (Harvey et al., 2013) qui fait le bilan des principaux développements de cette approche en anthropologie, en sociologie et en archéologie.
3 Pour une perspective matérialiste de l’encodage, voir Jean-François Blanchette, 2011, « A Material History of Bits », Journal of the American Society for Information Science and Technology, vol. 62, n. 6, pp. 1042–1057.
4 Pour certaines communautés de la Colombie-Britannique comme les Kwakwaka’wakm, la signification sacrée d’un masque réside moins dans l’objet lui-même que dans la performance et la mise en acte de l’objet lorsqu’il est présenté en public. C’est à ce moment seulement qu’il est investi d’un pouvoir sacré (Gosden et Marshall, 1999 : 175).
5 C’est moins vrai pour les sites communautaires, notamment Wikimedia Commons qui est à la fois un point de distribution et un forum d’échange pour les utilisateurs via les « pages de discussion ». Par ailleurs l’organisation des ressources peut aussi être fondée sur un système de classement qui résulte d’avis de consommateurs.
6 Centre of the Picture Industry, « CEPIC submits EU antitrust complaint against Google Images », 13 novembre 2013. En ligne : http://www.cepic.org/news/cepic_news/2013/11cepic_submits_eu_antitrust_complaint_against_google_images Consulté le 25 novembre 2013.
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