L’aphorisation dans la presse écrite au Brésil et en France
Résumé
Dans cet article, nous examinons la notion de détachement/aphorisation proposée par D. Maingueneau, en vue d’observer comment la presse écrite (magazines spécialisés brésiliens et français) utilise cet outil pour influencer le lecteur, notamment grâce aux altérations que subit ce type d’énoncé dans le processus de mise en évidence.
Abstract
In this article, we examine the notion of detachment/aphorization, as proposed by D. Maingueneau, with the purpose of observing its use in the press (specialized Brazilian and French magazines) as a resource to influence the reader, especially through the changes that this kind of utterance undergoes in the process of highlighting.
Table of content
Full text
Introduction1
1Compte tenu du rôle important joué par les médias dans la société, ils représentent de nos jours un terrain d’investigation fertile pour les études du discours portées sur l’actualité. Dans le contexte de l’analyse du discours de tradition française (ici prise au sens large), de nombreux auteurs se sont penchés sur cet « objet » pour saisir et comprendre son fonctionnement.
2Freire et Carvalho (2008 : 156), par exemple, considèrent qu’à l’heure actuelle les médias sont l’un des instruments sociaux les plus importants dans la production de schémas de signification et d’interprétation du monde. D’après les auteures, les médias nous disent non seulement quoi penser, quoi ressentir, comment agir, mais nous imposent aussi certains questionnements nous faisant croire que ce sont des sujets essentiels sur lesquels nous devons réfléchir et prendre position.
3Charaudeau (2005) affirme à son tour qu’indépendamment des critiques que l’on peut émettre concernant les médias, ces derniers remplissent un rôle fondamental dans le cadre de la démocratie : celui d’informer la population sur les faits et les événements qui ont lieu dans le monde en faisant circuler des explications sur ce qu’il faut penser de ces événements et en ouvrant un espace de débats. Par contre, si l’on considère que les citoyens entrent toujours en contact avec l’événement tel qu’il est filtré par les médias — puisqu’ils n’ont jamais accès à l’« événement brut » —, il ne faut pas perdre de vue que les médias choisissent ce qu’ils dévoilent (et — nous ajoutons — qu’ils déterminent la manière dont le « voile » est levé), ce qui conduit l’auteur à conclure que « les médias informent tout en déformant », même s’il n’y a pas toujours une réelle intention manipulatrice (Charaudeau, 2005 : 213).
4Prenons un exemple emprunté à la revue française L’Express (n° 3216 — du 20 au 26/02/2013) qui illustre l’« information déformée » dont nous parle Charaudeau (2005). Proche de la renonciation déjà annoncée de Benoît XVI, qui a eu lieu le 28 février 2013 et a entrainé l’élection d’un nouveau Pape, l’article de David Abiker « Quand les cathonautes voteront lors du conclave 2.0 » (p. 98) met en exergue, sous la forme d’un intertitre, l’énoncé suivant : « Pour 57 millions d’euros, la RAI retransmettra l’élection du Pape ».
5Pour celui qui sait que le conclave de l’élection d’un souverain pontife se déroule à huis clos, l’affirmation que l’événement sera transmis par la télévision italienne soulève pour le moins le doute. Cependant, si le lecteur se reporte au corps de l’article, il n’y trouvera qu’un récit fictionnel relatif à la succession de Jean-Paul III qui, d’après le texte, aura lieu en 2043. Certes, le titre anticipe cet aspect futuriste quand il mentionne les « cathonautes » et le « conclave 2.0 ». Mais le lecteur inattentif ou pressé — ce que nous sommes pour la plupart — peut être facilement trompé par une information prise hors de son contexte et réinterprétée.
6Comme on le voit, les médias disposent d’une large « marge de manœuvre » lorsqu’ils sélectionnent les informations qui seront transmises — au fond, choisir d’annoncer une nouvelle revient à la faire exister —, effectuent des « arrangements » (ils décident de ce qui sera exclu ou non, les « voix » qui seront entendues ou au contraire celles qui resteront silencieuses) et donnent une organisation spécifique aux événements, entre autres modifications possibles.
7Dans la même optique, Maingueneau (2012 : 20) considère que « la communication médiatique contemporaine est en général ostensiblement laxiste » lorsqu’elle détache certains énoncés d’un texte, de sorte à attirer l’attention des destinataires. Ces énoncés courts et sujets à des reprises et qui, détachés d’un texte, sont « érigés » à la condition de titres, intertitres ou légendes de photos, intègrent le phénomène d’aphorisation2, tel qu’il est défini par l’auteur dans ses recherches les plus récentes (voir Maingueneau, 2006 ; 2010 ; 2012).
8Pour l’auteur, il est impossible de déterminer si ces « petites phrases » sont telles parce que les locuteurs d’origine les ont voulues détachables, vouées à la reprise par les médias, ou si ce sont les journalistes qui les qualifient de la sorte pour légitimer leurs dires (Maingueneau, 2006, p 80). En d’autres termes, les professionnels des médias les fabriqueraient en fonction des réemplois qui vont en être faits, en vue du jeu d’anticipation des modalités de réception. Maingueneau (2006 : 86) constate encore que la comparaison entre les énoncés détachés et leur contrepartie (le texte dont ils sont extraits) montre que, dans la majorité des cas, l’énoncé subit une altération plus ou moins importante (Maingueneau, 2006 : 86).
9En accord avec les perspectives des auteurs cités, nous proposons d’envisager le phénomène d’aphorisation tel qu’il se manifeste dans la presse écrite et plus singulièrement dans des magazines brésiliens et français de grande diffusion. Pour cela, nous avons sélectionné des magazines de trois types : féminins, people et d’information, et nous avons tourné notre attention vers un ensemble de genres discursifs qui, de prime abord, se sont révélés plus porteurs pour interroger l’aphorisation, à savoir les interviews, les chroniques, les éditoriaux et certains reportages qui proposent les témoignages ou les opinions de spécialistes ou de personnes célèbres.
10Nous partons de l’hypothèse que l’utilisation de l’aphorisation dans la presse écrite (ici représentée par les magazines) est un outil pour influencer les lecteurs, dans la mesure où les « aphoriseurs-journalistes », lorsqu’ils montent les accroches, peuvent changer (supprimer, ajouter, substituer, etc.) ce qui a été effectivement dit. Cette ressource contribue donc à susciter la curiosité ou l’intérêt des lecteurs, en obéissant dans ce cas à une « logique de marché » où le succès d’une publication est mesuré par le nombre de ses ventes.
11Notre objectif est donc d’appréhender les différentes formes d’altération effectuées lors du processus de détachement (aphorisation) dans les magazines mentionnés afin de répondre aux questions suivantes : 1) à quelles stratégies la presse écrite recourt-elle pour rapporter un discours ? 2) existe-t-il des stratégies plus récurrentes que d’autre(s) ? 3) quels sont les nouveaux effets de sens qui résultent du passage à l’aphorisation ? Nous chercherons aussi, sans toutefois être exhaustifs (d’autant que cela dépasse l’objectif de cet article) de souligner quelques similitudes/différences, observées dans la recherche majeure (voir note 1), entre le Brésil et la France et entre les différents types de publication.
12La réflexion sur ces questions qui touchent à l’usage de l’aphorisation dans la presse écrite pourra, à notre avis, contribuer à dévoiler le paradoxe résumé par Charaudeau (1997 : 73) comme suit : « être le plus crédible possible tout en attirant le plus grand nombre possible de récepteurs ».
L’aphorisation sous la loupe3
13Ainsi que nous l’avons vu, l’aphorisation peut être définie comme une phrase sans texte, ce qui signifie « qu’elle n’est pas précédée ou suivie par d’autres phrases avec lesquelles elle est liée par des relations de cohésion, de façon à former une totalité textuelle relevant d’un certain genre de discours » (Maingueneau, 2012 : 25). Le fait de ne pas entrer dans la logique du texte et du genre de discours est donc ce qui caractérise l’aphorisation. Cela n’implique pas, en revanche, qu’elle soit isolée de tout contexte : lorsqu’il s’agit d’aphorisations détachées d’un texte4, elles sont prises dans deux contextes effectifs — un contexte source et un contexte de réception, la distance entre ces deux contextes étant en règle générale responsable des altérations auxquelles le contexte de réception soumet l’énoncé détaché, en activant d’ailleurs des potentialités sémantiques différentes de celles présentes dans le contexte d’origine : le contexte du texte source (Maingueneau, 2012 : 25-27).
14Cette situation pourrait conduire à un désaccord entre le locuteur d’origine, responsable pour ce qui est dit, et ce même locuteur pris comme aphoriseur d’un énoncé qui a été détaché par des tiers (dans notre cas, par l’instance médiatique). C’est ainsi que nombreux locuteurs deviennent aphoriseurs malgré eux. Comme l’affirme l’auteur, il s’agit d’aphoriseurs produits par le travail de citation même (qui ne coïncident donc pas avec les locuteurs du texte d’origine). C’est un phénomène récurrent dans la presse écrite contemporaine, en France comme au Brésil. C’est ce que nous cherchons à montrer dans la prochaine section.
15Toutefois, avant d’aller plus loin dans les analyses, il convient de souligner deux aspects importants. D’abord, nous ne pouvons perdre de vue que, comme toute aphorisation est une énonciation seconde et relève d’une logique de discours rapporté en style direct, nous touchons la problématique plus vaste du dialogisme ou de l’hétérogénéité discursive (voir Authier-Revuz, 1982). Ensuite, il faut distinguer deux types d’aphorisation (secondaire) : celle qui a lieu par détachement fort et celle qui implique un détachement faible. Dans la première, les énoncés détachés rompent avec le texte d’origine (un texte qui n’existe pas du point de vue du consommateur de médias), tandis que, dans la seconde, les énoncés détachés sont contigus au texte d’origine, ce qui permet de vérifier immédiatement la fidélité à ce qui a été effectivement rapporté dans le corps du texte (Maingueneau, 2012 : 15).
16Dans cet article, nous centrons notre attention sur les aphorisations (secondaires) par détachement faible. Puisque notre objectif est de vérifier les altérations que subissent les énoncés dans leur processus de détachement (aphorisation), la proximité du texte source facilite énormément le travail interprétatif, contrairement à ce que l’on pourrait espérer de l’aphorisation par détachement fort, compte tenu de l’absence du texte d’origine. En outre, nous cherchons à établir un dialogue entre l’analyse du discours française et la pragmatique, car nous considérons que le passage d’un fragment de texte à l’aphorisation modifie profondément son statut pragmatique et donc son interprétation, en activant d’ailleurs des potentialités sémantiques inattendues.
17Il reste à souligner que notre recherche privilégie l’aspect qualitatif, dans la mesure où, pour l’analyse du discours, le plus important ne réside pas dans les chiffres (même si l’on peut y recourir), mais dans l’interprétation des données recueillies (des faits linguistico-discursifs, dans le cas présent) en cherchant l’appréhension et la compréhension d’un phénomène déterminé (dans notre cas, l’aphorisation secondaire par détachement faible), ce qu’implique une recherche de type empirico-déductif. En outre, comme les données des magazines sélectionnés ont été recueillies pendant huit mois (comme expliqué ci-dessous), nous avons un corpus très volumineux, ce qui rend impraticable une approche quantitative dans l’espace (limité) d’un article. Nous croyons, cependant, que les exemples présentés dans la section suivante donneront au lecteur un aperçu de l’ensemble des aphorisations que nous avons travaillé dans la recherche majeure.
L’aphorisation « en revue » : quelques exemples
18Comme le titre l’indique, cette section est consacrée à l’analyse de quelques cas d’aphorisation recueillis dans des magazines brésiliens et français de notre corpus de recherche, afin de cerner, grâce à la comparaison entre l’énoncé d’origine et l’énoncé détaché, les modifications réalisées par l’instance médiatique et les nouveaux effets de sens résultant de ces altérations.
19De ce corpus, nous avons examiné pendant quatre mois (de septembre à décembre 2012, au Brésil, et de février à mai 2014, en France) quatre magazines féminins (deux brésiliens — Claudia et Nova — et deux français — Femme Actuelle et Version Féminine),quatre magazines d’information (les brésiliens Veja et Carta Capital et les français Le Nouvel Observateur et L’Express) ainsi que quatre magazines people (Caras et Conta Mais, au Brésil, et France Dimanche et Voici, en France), comme on peut le voir dans le tableau 15 :
Tableau 1
Magazine |
Catégorie |
Pays |
Éditeur |
Version Fémina |
MF |
France |
Hachette |
Femme Actuelle |
MF |
France |
Prisma |
France Dimanche |
MP |
France |
Hachette |
Voici |
MP |
France |
Prisma |
L’Express |
MI |
France |
Express-Roularta |
Le Nouvel Observateur |
MI |
France |
Perdriel |
Claudia |
MF |
Brésil |
Abril |
Nova |
MF |
Brésil |
Abril |
Caras |
MP |
Brésil |
Abril |
Conta Mais |
MP |
Brésil |
Escala |
Veja |
MI |
Brésil |
Abril |
Carta Capital |
MI |
Brésil |
Confiança |
20MF = magazines féminins ; MP = magazines people ; MI = magazines d’information
21Quoique la presse écrite féminine, française comme brésilienne, semble pauvre en aphorisation, notre premier exemple est issu du magazine brésilien Claudia. Le reportage « De retour au travail » [« De volta ao trabalho »] (n° 10, année 51, oct. 2012, p. 226-227) propose le témoignage de la PDG, Patrícia Franzini, d’où a été tiré l’énoncé suivant, détaché comme intertitre : « “La leçon que je ne veux pas oublier : être PDG n’est qu’un emploi.” » [« “A lição que não quero esquecer: ser executiva é apenas um cargo”. »]. Or dans le texte source, l’énoncé n’apparait pas tout à fait sous la même forme. Ainsi est-il rapporté : « “Une autre leçon que je ne veux pas oublier : être PDG n’est qu’un emploi.” » [« “Mais uma lição que não quero esquecer: ser executiva é apenas um cargo.” »]. Cette « petite » modification, apparemment anodine (la substitution d’« une autre » leçon par « la » leçon), ôte toutefois un élément important : l’expression « une autre » qui fonctionne en tant que marqueur d’une présupposition indiquant que la leçon en mention n’est pas unique — ce que laisse accroire l’énoncé détaché par le biais de l’article défini.
22En d’autres termes, le contenu implicite (présupposé) qui veut qu’il y ait d’autres leçons que la PDG ne veut pas oublier est systématiquement mis de côté. Même si elle est altérée, l’aphorisation est mise entre guillemets simulant un discours rapporté en style direct. Comment ne pas remarquer la dissonance pointée par Maingueneau (2012) entre le locuteur d’origine, responsable de ce qui est dit, et ce même locuteur pris en tant qu’aphoriseur d’un énoncé détaché — et, nous ajoutons, d’un énoncé transformé — par des tiers (dans notre cas, ainsi que tout semble l’indiquer, par l’instance médiatique).
23Le magazine français Femme Actuelle (n° 1482 — du 18 au 24/02/2013, p. 62-63), orienté vers un public féminin, a publié une interview avec l’acteur et producteur Michaël Youn au sujet du film Vive la France. L’aphorisation qui apparait sous la forme d’un titre est la suivante : « “Je suis avant tout un saltimbanque.” ». Or la réponse de l’acteur/producteur à la question de l’intervieweur est celle-ci : « “J’ai voulu rappeler que je ne suis qu’un saltimbanque”. ». Outre la disparition du premier segment de la phrase (« j’ai voulu rappeler que ») qui, du point de vue syntaxique, fonctionne comme une proposition principale qui ancre ce qui la suit dans un contexte spécifique (celui du film au sujet duquel l’interview est menée)6, on voit clairement que la construction négative (« je ne suis que ») devient affirmative (« je suis »), une assertivité confirmée par l’ajout du « avant tout », absent de l’énoncé original. Rappelons que l’emploi du « ne… que », typique de la langue française, indique que l’élément phrastique qui suit directement le « que » constitue l’unique exception à la négation. Dans le cas présent (être) un saltimbanque — autrement dit, un artiste populaire — est l’unique possibilité qui n’est pas en dissonance avec l’être du locuteur (excluant bien entendu d’autres possibilités).
24Cependant, si toute cette reformulation obéit à une « visée synthétique » propre au titre (qui, en général, doit être court), on ne doit pas perdre de vue l’effet de sens doublement assertif que les modifications réalisées impriment à l’énoncé. La séquence apparait quand même entre guillemets pour simuler la fidélité au texte source. En dernière analyse, il s’agit d’un aphoriseur produit par le travail de citation. Une citation qui ne coïncide pas avec le locuteur d’origine, exactement comme dans l’aphorisation analysée précédemment (extrait du magazine brésilien Claudia).
25 Contrairement aux publications féminines, les magazines people comme le brésilien Caras et le français France Dimanche comptent une profusion d’exemples d’aphorisation dans le but probable de faire entrer les lecteurs dans l’« univers des stars ». Caras en abuse d’ailleurs : pratiquement tous les articles présentent un ou plusieurs énoncés détachés qui exposent généralement les opinions des célébrités sur les sujets les plus variés, ce qui crée un effet de sens d’intimité entre le public et la célébrité en question : un acteur ou une actrice, une personnalité du monde politique, un chef ou une cheffe d’entreprise à succès, parmi d’autres catégories. Nous avons puisé notre troisième exemple dans cette revue. Il est issu d’un reportage intitulé « Les VIP’s cherchent des nouveautés pour le Salon de l’Habitat » [« VIPs buscam novidades para o Lar em Mostra »] (Caras, Ed. 994, année 19, n° 47, du 23/11/1012, s/p). L’opinion d’une série de personnages célèbres est dévoilée concernant le quatrième Salon Artefact Beach & Country, un événement réalisé à São Paulo qui réunit un grand nombre de décorateurs renommés.
26Un des commentaires en accroche donné sous la forme d’un intertitre (aphorisation) est le suivant : « “J’aime la décoration. Si je n’étais pas actrice, je serais architecte”. » [« “Amo decoração. Se não fosse atriz, seria arquiteta”. »] (Deborah Secco). Or si l’on cherche le même énoncé dans le texte attenant, on ne trouvera que : « “Si je n’étais pas actrice, je serais architecte. J’adore transformer la maison, la réformer. Je suis le genre de femme que son mari veut tuer”, plaisante Deborah. » [ « “Se não fosse atriz, seria arquiteta. Adoro mudar a casa, fazer obra. Sou aquele tipo que os maridos querem matar’, ri Deborah. »].
27On pourra objecter que les retranchements, surtout ceux de la dernière partie du discours de l’actrice, ont été effectués pour « affiner » l’énoncé compte tenu des limitations d’espace du magazine. On conviendra toutefois qu’« aimer la décoration » et « adorer transformer la maison, la réformer » ne se valent que dans ces « jongleries » médiatiques où la construction du sens importe moins que le fait de souligner l’opinion d’une célébrité. Intentionnelle ou non, il s’agit d’une autre « information déformée » (Charaudeau, 2005).
28Dans ce même numéro du magazine Caras figure le reportage sur le chanteur Caetano Veloso : « Caetano reçoit le Grammy latino et un baiser de Sonia Braga » [« Caetano ganha Grammy Latino e beijo de Sonia Braga »] (s/p). L’énoncé détaché, donné sous la forme d’un intertitre, « “Je suis apparu timide et humble à cette fête.” » [« “Eu me apresentei tímida e modestamente nesta festa.” »] (Caetano Veloso) n’apparait pas dans le texte source, ce qui fait que nous sommes d’accord avec Maingueneau (2012) lorsqu’il constate le caractère « ostensiblement laxiste » de la communication médiatique contemporaine, qui construit certains énoncés et les place tout de même entre guillemets comme s’ils avaient été effectivement prononcés dans le texte. Bien que, dans ce cas, on puisse songer à l’aphorisation par détachement fort (le chanteur, Caetano Veloso, aurait dit ce qu’il a « dit » dans un autre texte ou contexte), la politique de fabrication des accroches de la revue Caras laisse accroire que l’énoncé en question a été repris du texte attenant, ce qui n’est pas le cas.
29Un exemple curieux qui a attiré notre attention est celui de la substitution entre termes que l’on peut observer dans le reportage « Il veut sauver la ferme Montsouris », qui se réfère à l’acteur Loránt Deutsch qui veut empêcher la démolition de ladite ferme, érigée au XIXe siècle (France Dimanche, n° 3475 — du 05 au 11/04/2013, p. 24). L’énoncé donné comme intertitre « “Pendant l’Occupation, on y trouvait encore du lait”, proteste-t-il » est pratiquement identique à son correspondant dans le texte source, à l’exception d’une modification légère en apparence (peut-être effectuée par souci de gagner de l’espace) : la substitution de « la dernière guerre », qui figure dans l’énoncé original, par « l’Occupation ».
30Or, du point de vue de la mémoire cognitivo-discursive française, le terme « Occupation » est beaucoup plus éloquent que l’expression moins marquée« la dernière guerre », parce qu’il rappelle les crimes barbares commis par les nazis quand ils ont envahi et occupé la France au cours de la Seconde Guerre Mondiale ; il rappelle aussi l’indigence générale dans laquelle se trouvait la population, ce qui renforce l’importance de la ferme dans ce contexte et justifie d’autant plus sa préservation (surtout du point de vue historique).
31En ce sens, nous admettons avec Moirand (2007) qu’Occupation est un « mot-événement » qui fonctionne comme une espèce de « déclencheur de souvenir ». L’auteure soutient que les catégorisations réalisées par les médias dans les actes de nomination des événements ou des acteurs de ces événements « relèvent bien d’opérations cognitivo-langagières qui reposent à la fois sur des expériences et des connaissances ainsi que sur les discours qui les organisent et les formulent » (Moirand, 2007 : 5). Il s’agit donc d’une mémoire cognitivo-discursive, comme postulé au paragraphe précédent.
32Dans la mesure où les altérations relevées jusqu’à présent considéraient des aphorisations détachés de magazines féminins et people, on pourrait être amené à penser que les magazines d’information et d’actualité (le journalisme informatif de référence) sont plus fidèles au texte source, compte tenu de leur objectif principal qui est de renseigner la population sur ce qui se passe dans le monde qui l’entoure. Cette idée est vite ébranlée lorsqu’on considère ce type de publication, même superficiellement. Si l’on observe des aphorisations identiques aux énoncés d’origine (ce que l’on observe aussi dans les magazines féminins et people), les cas où les énoncés sont altérés dans leur passage à l’aphorisation sont plus fréquents.
33Pour ce qui concerne les magazines d’information, on constate que le magazine brésilien Carta Capital (considéré comme une publication de gauche assez critique) et le français L’Express (reçu comme une publication tendanciellement de droite et plutôt objective)7 sont les plus replètes d’aphorisations. Cela soulève une question importante : la relation que l’on pourrait établir entre l’objectivité et la criticité, d’un côté, et l’aphorisation, de l’autre, n’est pas la même au Brésil qu’en France. Les aphorisations que nous analysons dans les prochains paragraphes proviennent de ces deux derniers magazines.
34De la chronique, intitulé « La vie et l’histoire » [« A vida e a história»], écrite par Fernando Lira et publiée dans Carta Capital (Année XVIII, n° 724, du 21/11/2012, p. 38), nous avons tiré l’exemple d’énoncé détaché suivant, servant de légende à une caricature du visage de l’auteur : « Ce qui fait un personnage historique, c’est la vertu combinée aux circonstances. La coïncidence alliée au dialogue. » [« O que torna um personagem histórico é a virtude combinada às circunstâncias. A coincidência aliada à conversa. »]. L’énoncé original est toutefois bien différent : « Ce qui rend important un personnage historique, c’est la combinaison de ses qualités avec les défis que la politique et la vie mettent sur son chemin. C’est la vertu articulée aux circonstances, ainsi que l’affirmait Machiavel au XVe siècle. C’est la coïncidence alliée au dialogue. » [« O que torna grande um personagem histórico é a combinação das suas qualidades com os desafios que a política e a vida colocam em seu caminho. É a virtude articulada às circunstâncias, como afirmava o polêmico Maquiavel no século XV. É a coincidência aliada à conversa. »].
35Il est évident qu’un énoncé aussi long nécessite quelques coupes lorsqu’il est promu à la condition d’aphorisation, qui est, en principe, une « petite phrase » – même si, selon Maingueneau (2012 : 49), la « petite phrase » n’est pas nécessairement « une phrase de petite taille ». Ce qui, toutefois, attire l’attention, c’est la manière dont ont été réalisés ces coupes et ces « collages ». Premièrement, ce qu’explique l’auteur du texte n’est pas ce qui fait d’un personnage un personnage historique, mais bien ce qui fait d’un personnage déjà historique, un grand personnage (l’existence de personnages historiques « mineurs » étant implicite). Ensuite, il y a la coupe et la couture, ou le « collage », avec la phrase suivante dont la « paternité » historique attribuée à Machiavel dans le corps du texte, a disparu de l’aphorisation, ce qui laisse entendre qu’elle est de la responsabilité de l’auteur de l’article. On constate que ces coupes et coutures modifient profondément le statut pragmatique de l’énoncé en accroche et affecte son interprétation.
36Un point important rapproche les magazines d’information des deux pays analysés et les distingue des autres types de publication. Il s’agit de la façon de détacher les énoncés, car si dans les magazines féminins et people, l’aphorisation prend en général le relai des propos tenus par une célébrité ou un expert spécialisé dans un domaine quelconque (souvent entre guillemets, même si ces derniers ne sont pas les garants d’une fidélité inconditionnelle, comme nous avons pu le voir précédemment), dans les reportages, les éditoriaux, les chroniques des magazines d’information, nous observons au contraire deux types d’aphorisations : d’une part, celles qui reprennent les paroles d’un locuteur-autre (célébrité, spécialiste, témoin, etc.) et qui apparait en ce cas entre guillemets ; d’autre part, celles qui reproduisent les paroles du locuteur-journaliste (celui qui signe l’article) et qui sont détachées d’une autre manière — par la taille et/ou par la couleur de la police, entre autres.
37Cela suggère deux types d’aphorisation : les hétéro-aphorisations, qui reprennent la parole d’autrui comme dans les cinq premiers exemples analysés dans cette section, et les auto-aphorisations, telle celle du dernier exemple (emprunté au magazine brésilien Carta Capital) et de l’exemple suivant, emprunté au magazine français L’Express. Il faut dire que dans l’auto-aphorisation, le locuteur-journaliste se citant lui-même présente la citation comme une parole mémorable, comme un énoncé voué à être repris, à la manière des aphorisations attribuées à des individus célèbres (hétéro-aphorisations). Dans les deux cas, donner à quelqu’un le statut d’aphoriseur le détache de la foule et fait de son discours un discours d’autorité, même fugace.
38Nous avons puisé notre dernier exemple dans la chronique « Le CAC ne fait pas plus la France qu’une hirondelle ne fait le printemps », signé par Christiane Kerdellant (n° 3227, du 8 au 14/05_2013, p. 68). L’énoncé « La France ne peut fonder sa politique industrielle sur les intérêts de Danone ou de Total. », détaché sous la forme d’un intertitre, ne présente aucun guillemet, mais apparait dans une taille supérieure au reste du texte et en gras, ce qui indique qu’il s’agit du « discours » de la journaliste responsable de l’article — et non de celui de quelqu’un d’autre (une célébrité, un expert, etc.) —, un phénomène que nous baptisons « auto-aphorisation ». L’absence de guillemet semble indiquer explicitement que la revue ne s’engage pas à reproduire fidèlement l’énoncé original, à la différence de ce que la présence de guillemets suggèrerait (bien qu’il n’y ait aucune garantie allant en ce sens, comme nous l’avons déjà souligné).
39De fait, l’énoncé repris hors du corps du texte est le suivant : « On ne fonde pas une politique industrielle — et encore moins une politique de l’emploi — sur les intérêts de Danone ou de Total. ». On voit que le « on » générique est singularisé dans l’aphorisation : il devient « la France ». En outre, le fragment entre tirets est simplement éliminé, laissant accroire que la proposition ne porte que sur la politique industrielle, alors qu’elle implique également la politique de l’emploi. Bien entendu, l’énoncé original a été modifié, même si le locuteur (le magazine ou le journaliste) peut alléguer qu’il n’a pas placé l’aphorisation entre guillemets de sorte à indiquer sa non-fidélité au texte source.
Considérations finales
40Afin de répondre aux questions que nous formulions dans l’introduction de cet article, nous pourrions dire que le type le plus fréquent d’altération par lequel passe un énoncé dans son processus de détachement (aphorisation) est le retranchement qui est souvent justifié par les contraintes d’espace de la publication et dont l’extension varie selon que l’aphorisation prend la forme d’un titre, d’un intertitre ou d’une légende de photo. Dans ce cadre, les titres tendent à subir des retranchements plus profonds et à s’approcher beaucoup plus des aphorisations prototypiques (constituées d’une seule unité phrastique), à la différence des intertitres pour qui l’exigence de synthèse est moindre, certains d’entre eux pouvant être constitués de deux, trois, voire quatre périodes. Dans ce dernier cas, ils s’assimilent plutôt à des résumés de segments du texte et peuvent tout au plus être considérés comme des aphorisations « périphériques ».
41Ce constat s’approche du point de vue de Maingueneau (2012 : 49) selon lequel « rien ne sert de déterminer à priori quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’une séquence joue un rôle d’aphorisation ». Autrement dit, l’aphorisation pure n’existe pas, ce qui « nous oblige à raisonner en termes d’aphorisations plus ou moins prototypiques ».
42Outre les retranchements (dont l’extension varie), il y a les ajouts et les substitutions qui, comme nous l’avons observé, interfèrent profondément dans l’interprétation que l’on peut effectuer de l’énoncé détaché par rapport à son correspondant dans le texte d’origine. D’une façon ou d’une autre, dans les exemples analysés, les changements semblent obéir à une logique : celle de rendre l’énoncé détaché plus « frappant » afin d’accrocher l’attention du lecteur.
43Remarquons encore que, si de nombreux éléments rapprochent les publications brésiliennes et françaises (comme la présence plus discrète des aphorisations dans les magazines féminins), d’autres éléments tendent à les distinguer (comme la relation objectivité/criticité/aphorisation plus typique des publications informatives). Ce qu’il importe de souligner, c’est que les exemples présentés et discutés dans la section antérieure parlent d’eux-mêmes et montrent que les malentendus, les glissements et les déformations de sens sont des phénomènes récurrents dans la presse écrite contemporaine, indépendamment du pays ou du type de publication — et même si, dans le cas du magazine, il s’agit d’une publication reposant sur un rythme plus lent par rapport au rythme plus rapide d’autres médias (comme le journal ou le Web). Ces constatations viennent prouver notre hypothèse selon laquelle l’aphorisation est, en effet, un outil pour agir sur le lecteur en affectant son interprétation des faits.
Bibliographie
Authier-Revuz, J. (1982). Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l’autre dans le discours. DRLAV, Paris, 26 : 91-151
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Charaudeau, P. (2005). Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours. Bruxelle : De Boeck.
Charon, J-M. (2008). La presse magazine. Paris : La Découverte.
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Maingueneau, D. (2010). Doze conceitos em análise do discurso. São Paulo : Parábola.
Maingueneau, D. (2012). Les phrases sans texte. Paris : Armand Collin.
Moirand, S. (2007). Discours, mémoires et contextes : à propos du fonctionnement de l’allusion dans la presse. CORELA, Cognition, Représentation, Langage, revue en ligne : http://edel.univ-poitiers.fr/corela/document.php?id=1636.
Notes
1 Cet article est tiré de notre recherche de post-doctorat intitulée Surassertion et aphorisation dans les médias brésiliens et français : une étude comparative à la lumière de l’analyse du discours, menée entre aout 2012 et juillet 2013, au Brésil et en France. Durant notre séjour en France, supervisé par D. Maingueneau, nous avons bénéficié d’une bourse de Stage Sénior de la CAPES (Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior).
2 Afin d’expliciter la naissance de ce terme , Maingueneau (2012) admet s’être inspiré de l’usage contemporain, pour lequel aphorisme renvoie à une phrase sentencieuse qui résume une vérité fondamentale, avec la réserve suivante, que l’aphorisation, telle qu’il l’entend, dépasse les énoncés sentencieux et s’applique à l’ensemble des phrases sans texte.
3 Sachant que la notion d’aphorisation, centrale dans le présent article, a été proposée et développée par D. Maingueneau, nous nous limiterons à cet auteur pour aborder la question, en laissant de côté d’autres contributions sur la « petite phrase » — comme c’est le cas de A. Krieg-Planque (2003) avec ses « formules discursives » — qui, bien qu’importantes, vont dans une autre direction.
4 Dans ce cas, il s’agit de ce que Maingueneau (2012, p. 23) appelle « aphorisation secondaire », par opposition à l’« aphorisation primaire », c’est-à-dire une aphorisation dépourvue de texte source, comme c’est le cas des proverbes, des maximes et des adages, dont nous ne nous occupons pas ici.
5 Nous avons basé nos critères de sélection de ces magazines sur les considérations de Charon (2008).
6 Question : Elle [l’actrice Isabelle Funaro] incarne une journaliste. Une façon de vous réconcilier avec les gens du métier ?
7 Sur le site de la revue (http://www.cartacapital.com.br/), on peut lire que Carta Capital est « un magazine qui ne cultive pas le scandale et ne se cache pas derrière une prétendue impartialité », en exposant « clairement ses opinions sur tous les sujets ». Il assume donc un biais critique et engagé (ce qui le distinguerait, par exemple, de Veja, plutôt traditionnel). En France, le Nouvel Observateur est, selon Maingueneau (2008), le magazine dont le point de vue est le plus ancré à gauche lorsqu’on le compare à d’autres publications informatives comme, par exemple, L’Express.
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