Le déjà-vu télévisuel. Esquisse d’une typologie de la répétition à la télévision à partir du cas grec
Résumé
Ce texte propose de penser la répétition à la télévision. Notre propos puise dans le paysage télévisuel grec; cependant, il revendique une étendue plus large qui dépasse les frontières de ce pays. La pratique des rediffusions est abordée comme outil de création d’une culture télévisuelle, intervenant dans la configuration d’une perception de la réalité et de la vie quotidienne du public.
Abstract
This paper examines the repetition practices in television. Taking as an example, the Greek television in the era of the economic crisis, our aim goes beyond the Greek frontiers. We argue that a number of different types of repetition regarding programmes and TV scheduling take part in the creation of a television culture, forming the perception of reality and everyday life of the public.
Table of content
Full text
1“... la vie est répétition ”
2Søren Kierkegaard, La Répétition
3Dans un contexte communicationnel qui évolue vers l’instauration d’une culture transmédiatique portée par des évolutions sociotechniques et qui connaît, aussi, des bouleversements importants en raison de la crise économique de ces dernières années, ce texte propose de penser la répétition à la télévision. La pratique de la répétition est étudiée en tant que mécanisme et cadre conceptuel et non seulement en tant que nécessité économique ou possibilité technique. Notre propos puise dans le paysage télévisuel grec ; cependant, il revendique une étendue plus large qui dépasse les frontières de ce pays. En ce sens, nous n’allons pas étudier un programme précis ou un genre, car la télévision est plus qu’un rassemblement de programmes ; elle fonctionne comme un système créateur de sens (cf. Ellis, 2006). Par conséquent, nous nous pencherons sur une logique de programmation des chaînes télévisuelles qui s’appuie sur la rediffusion des programmes et la minimisation des nouvelles productions. Dans ce contexte, la pratique des rediffusions est abordée non seulement comme conséquence d’une pénurie économique mais aussi comme outil de création d’une culture médiatique et, en particulier, télévisuelle. Bien qu’il ne s’agisse d’un phénomène ni nouveau ni exclusivement grec, la pratique des rediffusions intervient dans la configuration d’une perception de la réalité et la vie quotidienne du public. Par ailleurs, elle ne se limite pas aux programmes de fiction (par exemple, les séries télévisées), mais concerne des genres du divertissement et aussi l’information.
Prémisses théoriques préliminaires
4Notre approche met l’accent sur la programmation de la télévision parce qu’elle est fondée sur la prémisse que les programmes télévisuels sont des signes dont les interprétants (au sens peircien) changent en fonction du contexte. La notion du signe selon Peirce est fondamentalement triadique : le signe est « quelque chose qui représente quelque chose pour quelqu’un » (Recanati, 2008 : 138). Si l’on ignore la réception ou les usages éventuels nous ne pouvons pas parler de la fonction de signes, puisque « la notion de représentation est fondamentalement relationnelle » (op.cit. : 149). Là réside la dimension pragmatique des phénomènes et processus communicationnels car les conclusions tirées par le spectateur seront différentes selon le savoir qu’il aura sur les images, selon l’univers cognitif partagé avec le producteur des messages et, aussi, selon leur contexte énonciatif (Jost, 2011 : 145-146). Par ailleurs, nous rapprochons la répétition télévisuelle de l’idée de l’itérabilité du signe introduit par Derrida ; le signe, étant détachable de son contexte, de-contextualisé et re-contextualisé selon des logiques différentes, peut acquérir des sens nouveaux. Ainsi, à travers la répétition d’images, discours et programmes, la télévision s’inscrirait dans une « citationnalité généralisée » (Derrida, 1990).
5Dans un registre proche des approches psychanalytiques, Annette Hill nous rappelle que les spectateurs apportent avec eux des doses importantes de connaissances préalables, comme les expériences télévisuelles antérieures, la lecture des journaux et des magazines, l’écoute de la radio, le « surfage » sur Internet, etc. Ces connaissances et pratiques précédentes sont mélangées avec chaque expérience de visionnage en cours et se transforment en quelque chose d’autre (Hill, 2007 : 84). Ainsi, la répétition et la variation se trouvent au centre, non seulement de la diffusion télévisuelle, mais aussi et de la perception et de l’expérience télévisuelles (op.cit. : 92). Si l’on considère que les téléspectateurs transforment les genres et les programmes en quelque chose d’autre que leurs éléments initiaux – de documents audiovisuels en des expériences sociales et culturelles (op.cit., 2007 : 84), la programmation itérative des chaînes de télévision prend des dimensions interprétatives qui s’étendent au-delà des nécessités économiques conjoncturelles. En ce sens, il serait utile de penser en quoi la répétition est intrinsèque à la communication télévisuelle. Le schéma freudien psychanalytique de « compulsion de répétition » des mêmes expériences1 par les individus est un outil de liaison du mécanisme de répétition avec le plaisir du suivi et du re-visionnage des mêmes programmes à la télévision ou de leur recherche à travers des plateformes de communication diverses. Pour poser la question autrement, il serait intéressant pour le chercheur de quêter en quoi la répétition des programmes, formats et genres à la télévision peut être source de plaisir pour le téléspectateur. Le cas de certaines séries télévisées, par exemple, qui manifestent plus d’audience lors de leurs rediffusions appellent à considérer le paramètre de la programmation itérative des chaînes de télévision dans les analyses des programmes et les études de réception.
Vers une cartographie de la répétition
6 La notion de répétition est polymorphe et se manifeste dans la programmation des chaînes en fonction des stratégies diverses. Dans une tentative d’appréhender le phénomène de la répétition à la télévision, nous allons tenter une première ébauche de typologie :
Répétition thématique
7Une première version concerne l’itération des mêmes informations et faits à des heures différentes de la journée sur une ou plusieurs chaînes. Par exemple, les journaux télévisés à des plages horaires différentes, les mêmes informations à des émissions matinales et/ou magazines qui succèdent l’une l’autre. Comme le note Ellis (Ellis, 2000 : 15) parlant d’une ère d’abondance2 et de disponibilité de contenus télévisuels « on ne peut pas dire que nous ne savions pas ». Ainsi, des questions telles que les réductions de salaires et des pensions, le taux de chômage, les déclarations des dirigeants politiques ou d’autres catastrophes, etc. sont répétées en boucle et recyclées pendant plusieurs jours et à des heures différentes de la journée, tenant compte aussi des auditoires disponibles à chaque fois. Ces récits en boucle envahissent notre quotidien.
8L’on distingue deux modes :
9a) La simple répétition thématique. Par exemple, le sujet « chômage » ou « crise économique » qui donne lieu à des « textes » audiovisuels différents, c’est-à-dire à des reportages, à des débats divers, etc., sur des émissions et des chaînes différentes. Le caractère réflexif des pratiques de l’information journalistique (Pleios, 2011 : 196-210) nous amène à penser, par exemple, l’idée de la crise formée par le public par cette itération de l’information.
10b) Le second, aussi répandu, concerne la rediffusion des mêmes extraits audiovisuels (par exemple, les mêmes reportages) dans des journaux télévisés différents et dans des émissions d’information, ou encore dans d’autres programmes ; ceci augmente et intensifie les indices de répétition (sujet, image, commentaire journalistique, habillage audiovisuel).
Les rediffusions
11Nous rencontrons ici deux niveaux :
12 -Les rediffusions des programmes récents, produits pendant la saison courante à des jours et heures différentes. Les exemples sont nombreux -en particulier après 2011- pour cette catégorie et concernent la réutilisation des programmes immédiatement après leur production et première diffusion. Cette pratique tend à s’étendre à presque tous les genres télévisuels, de la fiction et le divertissement jusqu’aux genres informationnels. A titre d’exemple, l’on note la rediffusion durant la journée des épisodes des séries télévisuelles diffusées le soir précédent ; aussi, les rediffusions de l’épisode de la semaine dernière des séries alors que le téléspectateur s’attendait à un nouvel épisode3. Ou, encore, la rediffusion pendant la matinée des émissions de divertissement programmée l’après-midi de la veille (voir, par exemple, l’émission Deste tous sur la chaîne privée Alpha ou l’émission Fotis et Maria live sur la chaîne Star) pour combler l’absence de programmation pendant la zone matinale de certaines chaînes. Autre cas de figure : la rediffusion des programmes d’information, d’émissions de reportage ou de recherche journalistique à des jours ou des semaines différentes (voir par exemple, l’émission 27 de l’Europe sur la télévision publique -désormais d’antan- NEΤ4). La liste des usages des programmes télévisuels dans une logique de stock semble être inépuisable, y compris pour l’organisme transitoire NERIT (Radio, Internet, Télévision nouveaux Grecs) mis en place en août 2013 et sa chaîne de télévision DT (Télévision Publique).
13-L’utilisation des archives des chaînes dans une logique de stock. Compte tenu de la crise économique et l’absence de productions nouvelles, les chaînes de télévision intègrent les anciens programmes dans une stratégie d’image (branding) et d’« identité » de la chaîne. Ces productions anciennes sont baptisées « classiques », « vintage » ou de qualité, en fonction de l’emplacement particulier du discours de la chaîne. Les exemples sont à nouveaux abondants : des programmes de fiction réutilisés, des documentaires et reportages, aux émissions pour enfants, la liste des refontes de programmes anciens dans les grilles est inépuisable.
L’itération intertextuelle – la réflexivité du discours audiovisuel
14Les subdivisions de cette catégorie témoignent d’une intertextualité généralisée du discours télévisuel, combinés, en plus, à d’autres types de répétition (voir la répétition thématique).
15-La répétition des extraits de programmes de saison dans d’autres programmes de la même saison. L’exemple des talk-shows et des magazines life-style sont les plus indicatifs mais pas les seuls. Les journaux télévisés qui utilisent des extraits des débats et des émissions politiques (d’habitude de la même chaîne) est également caractéristique. Au-delà de l’intertextualité du discours télévisé qui utilise dans les programmes des extraits d’autres émissions (d’autres « textes »), l’on remarque aussi une réflexivité diffuse de la télévision qui prend parfois la forme de promotion ou publicité pour les programmes d’une chaîne, les acteurs, les comédiens, les journalistes, etc. (ill. n° 1)
Illustration n° 1 :Le magazine matinal Proino mou sur la chaîne MEGAoù l’on accueille la présentatrice de l’émission « Master Chef », diffusée sur la même chaîne, en rediffusant des extraits du programme
16-L’utilisation d’archives et de programmes anciens pour créer des émissions nouvelles, quel que soit le genre du programme (encore une fois, journaux télévisés, magazines, talk show, etc.). A titre d’exemple, nous citons l’émission Laugh attack sur ANT1, où les deux présentateurs sont dans un studio aménagé comme une salle de séjour et regardent assis sur leur canapé des extraits d’émissions comiques anciennes auxquels la production de la chaîne attribue une valeur ludique particulière. (ill. n° 2)
Illustration n° 2 : Recyclage d’images d’archives pour faire des nouvelles émissions
Laugh Attack, ANT1, 13.01.2012
17-La répétition via l’intervention sur l’image et le son, par travestissement du document audiovisuel, du contexte d’énonciation ou du cadre de référence. Les émissions de divertissement et, en particulier, les émissions satiriques sont parmi les utilisateurs privilégiés d’images d’archives et d’extraits audiovisuels (voir, par exemple les émissions Radio-Arvyla, Ola 12, toutes deux diffusées sur la chaîne privée ANT1, ou Al tsantiri news, diffusée sur la chaîne privée Alpha). Ce type d’émission utilise des extraits télévisuels d’autres programmes en modifiant le « texte » initial (par exemple, en modifiant les dialogues ou via le doublage des propos des hommes politiques ou, encore, le photomontage, etc.) créant des hypertextes (au sens de Genette5)et en utilisant la parodie et/ou le pastiche (Genette, 1982 : 39-47). La parodie est caractérisée par une transformation du texte (audiovisuel en l’occurrence). Dans les exemples cités, il s’agirait, par exemple, de changer les dialogues des personnages d’un film, d’une chanson ou d’un extrait du journal télévisé. Ou encore, utiliser le photomontage pour introduire les visages des hommes politiques dans un environnement factice ou dans d’autres textes audiovisuels (ill. n° 3). Le pastiche (satirique ou non) est une imitation de style. Nous avons là un grand nombre de textes (films, chansons, émissions télévisuelles, etc.) qui imitent le style d’autres textes. En l’occurrence, pour les émissions citées (Al tsantiri news et Radio Arvyla) nous pouvons parler d’une imitation du style et de la pratique journalistique en termes, par exemple, d’un suivi de l’agenda journalistique, de commentaire politique, etc.… Enfin, rien n’empêche les pratiques mixtes puisque nous pouvons travestir et imiter le même « texte ».
Illustration n° 3 : Travestissement du film comique grec Pour qui la cloche sonne datant de 1968
Al Tsantiri News, 14.05.2013
18 Ces pratiques ne nous intéressent pas uniquement en ce qui concerne la diagnose de la « poétique » des pratiques audiovisuelles mais essentiellement pour penser le mode selon lequel elles s’inscrivent dans une sphère pragmatique d’enjeux sociaux, voire politiques. Etant donné que le changement de cadre énonciatif ne laisse pas intact le sens des messages, la même scène n’est pas perçue de la même manière dans un journal télévisé et une émission satirique ou de divertissement, puisque les promesses6 des programmes ne sont pas les mêmes, ni l ’« horizon d’attente » (voir Jauss, 1978) du spectateur. La promesse d’un programme peut être le rire, l’information, l’explication, l’éducation, telle qu’elle est donnée via la communication de la chaîne émettrice. Comme il a été amplement expliqué par François Jost (Jost, 2011 : 143-144), la spécificité du discours télévisuel est qu’il est de l’ordre de la persuasion. L’acte promissif dépend de la confiance que nous avons en celui qui promet. Or, les programmes télévisuels ne font pas toujours ce qu’ils promettent, provoquant, souvent, une ambiguïté quant au contenu effectif du programme ou à son enjeu. En l’occurrence, les émissions satiriques comme « Al Tsantiri news » peuvent être classées sous l’étiquette « divertissement » mais pourraient aussi être vues comme des émissions politiques ou comme des filtres alternatifs d’information utilisés par une partie du public pour être informé de l’actualité et, surtout, pour former une opinion politique. La formation d’une culture télévisuelle de répétition et sa portée méta-sémiotique ne laissent pas intacte la promesse des genres et des programmes télévisuels.
La répétition comme variation
19Il s’agit ici de la dimension répétitive de l’offre de programmes, genres et formats par les chaînes. Une observation de cette offre nous amène à la conclusion que le spectateur choisit parmi une série de variations ou parmi des produits similaires (encore une fois, journaux télévisés, émissions d’information, magazine de ‘gossip’, émissions culinaires, séries turques - abondantes sur les chaînes grecques ces dernières années de la crise économique à cause de leur coût d’achat faible). La déclinaison d’un concept de format télévisuel fait partie d’une économie mondialisée et s’explique aussi en termes de crise ; toutefois, elle formate et homogénéise l’expérience quotidienne qui consiste à regarder la télévision.
Répétition de style ou répétition esthétique
20Le recyclage des genres et des formats, ainsi que le mélange des genres n’est pas l’unique mode de répétition télévisuelle. Les similitudes de ton ou de style, partagées par plusieurs programmes télévisuels indépendamment du genre dans lequel ils appartiennent, marque, également, un air de déjà-vu dans l’offre télévisuelle.
21Ceci est observé à des niveaux multiples :
22-Dans les normes des récits de l’information qui ressemblent à celles des fictions, introduisant, à titre d’exemple, l’élément du pathos ou reproduisant des stéréotypes.
23-Dans la pratique du témoignage ou celle de la confession en tant que mode par excellence de véhiculer l’expérience vécue que l’on peut discerner (dans des schémas expressifs différents) dans les émissions d’information, les magazines de divertissement, la télé-réalité et même les séries télévisées. Elle est souvent associée avec le plaisir de la compassion dont parle Boltanski (Boltanski , 2007 : 53).
24-Dans l’appel à l’authenticité des situations, des sentiments et des expériences des gens ordinaires, des journalistes, mêmes des hommes politiques, revendiquée par tous les programmes télévisuels, allant du journal télévisé aux séries et en passant par les jeux et la télé-réalité.
25-Dans l’esthétique de la composition visuelle et sonore des messages télévisuels ; à titre d’exemple, nous mentionnons la similitude des décors des émissions de plateau. Autre cas de figure, les plans de la ville intégrés dans les séries télévisées, une pratique d’ancrage dans un lieu immédiatement identifiable comme réel, devenu depuis quelques années un élément constitutif de l’univers diégétique des fictions télévisuelles.
26La liste est longue et ne prétend pas à l’exhaustivité des situations ; elle est indicative, pourtant, d’un large éventail d’éléments constituant la communication télévisuelle, issus du recyclage, de la répétition et de la variation.
La programmation itérative
27Une chaîne de télévision programmera son offre tous les jours de la semaine (programmation horizontale). Chaque jour il y aura répétition d’une série de programmes (JT, émissions, feuilletons…). Aussi, des jours précis de la semaine il y aura certaines émissions programmées. D’un autre côté, durant une seule journée (programmation verticale), il y aura des zones différentes et des programmes qui s’enchaînent dans une routine, ce qui, d’une part, construit l’identité de chaque chaîne ; de l’autre, la programmation semble accompagner le quotidien du téléspectateur. En quelque sorte, la programmation (« palimpseste » pour les italiens) explique encore et encore la façon dont la chaîne « fait sens », en divisant le jour en parties avec des attentes et significations différentes (Ellis, 2006). Par la même occasion, elle fait entrevoir la façon dont la chaîne construit constamment une idée du public qui la regarde, ce public idéal qu’elle délimite (Dayan, 2005 : 68) et auquel elle s’adresse (Esquenazi, 1995).
28Cette forme de répétition de la communication télévisuelle devient de plus en plus éloquente ces dernières années à cause du changement de certaines conventions ou habitudes, dû à une « économie » -ou pénurie- de programmes. Par exemple, la programmation d’une série différente pour chaque soir de la semaine, laisse progressivement sa place à la programmation de la même série chaque soir de la semaine. Dans certains cas, ces stratégies de « crise économique » utilisent une rhétorique identitaire de la chaîne (par exemple, le lancement de ce que la chaîne privée Mega a nommé les « daily fix »), transformant une nécessité économique à un positionnement stratégique. Par ailleurs, l’on note le rétrécissement, voire la disparition de ce qu’on nomme « saison »7. Les difficultés financières des médias et des chaînes pour ce qui est des productions nationales et de l’achat de programmes étrangers se font clairement sentir.
29Au sujet de la dimension itérative de la programmation télévisuelle, Ellis (2000 : 82) note que, le rôle de la programmation à la télévision est important car elle est considérée comme un « espace sécurisant » au sein duquel le sentiment d’incertitude semble s’atténuer, puisque l’on retrouve une répétition familière et prévisible dans l’ordre des programmes. Ellis poursuit, donc, en affirmant que la diffusion hertzienne « traditionnelle », même en cette époque ou les paramètres technologiques modifient structurellement la production, la diffusion et l’usage des médias, a un rôle important à jouer, celui de la « cohésion sociale ». En somme, elle fonctionnerait comme un point symbolique de contact (« être ensemble tout en étant ailleurs l’un de l’autre ») (Ellis, op.cit, p. 176).
L’écran en différé
30La télévision, comme tout média, n’agit pas seule. La conjoncture de la crise économique mise à part, ces évolutions s’inscrivent dans un contexte socio-historique récent au sein duquel les influences d’une culture web se font sentir. Par ailleurs, elles se déroulent dans un contexte culturel dans lequel la notion de l’héritage culturel et celle de la gestion et valorisation des archives (écrites, audiovisuelles, digitales) sont élargies et embrassent des productions culturelles qui n’étaient pas considérées comme « légitimes » ou de qualité. Des plateformes européennes d’archives télévisuelles (voir euscreen.eu), jusqu’à la plateforme en ligne des archives de la télévision grecque8, en passant par youtube et les sites internet des chaînes de télévision, une partie de la production télévisuelle se trouve accessible au public via le web. Cette accessibilitélibre, à la carte, modifie la relation du public avec les images d’archive, la notion même d’« archive », mais aussi la perception que l’on a de la télévision. Le fait que sa perception et son usage évoluent constamment est à prendre en compte afin d’étudier et comprendre la relation entre l’évolution du média, en l’occurrence en temps de crise, et l’idée ou « utopie »9 que l’on se fait de la télévision et de ses missions.
31Après la mort (annoncée) de la télévision, cette « nouvelle »10 télévision peut être perçue comme un énorme stock d’images, une immense archive de programmes recyclés, ajustés, reprogrammés, décontextualisés. Ce virement, en rupture avec une promesse constitutive du média depuis ses débuts, celle de la transmission en direct, modifie la définition du média « télévision » et sa relation avec le public. Dans le contexte d’un déjà vu postmoderne sur un écran holistique (combinant des plateformes technologiques diverses11)l’on pourrait, par exemple, penser une « culture médiatique » dont la répétition et les diverses modifications du même seraient la pierre angulaire. Egalement, l’on pourrait parler d’une culture de l’archive différente de celle qui était en vigueur institutionnellement et dans la conscience collective. Ces questionnements nous amènent à penser l’itérativité du discours télévisuel et la répétition ample d’images, sons et programmes sur les ondes, en tant qu’expressions –non simplement du passé, de celui qui a précédé le présent- mais plus encore, comme mettant en cause, engageant un rapport avec l’avenir.
32En ce sens, si on risquait un prolongement du principe de répétition, l’on pourrait penser que l’image télévisuelle n’est plus à considérer comme futile ou périssable. Au contraire, elle pourrait être pensée comme ayant une valeur forte de réutilisation immédiate (indépendamment du contexte initial d’énonciation et de son genre) ; plus encore, cette valeur de réutilisation se voit intégrée dès le départ dans sa constitution. Cette idée de l’image télévisuelle comme archive et, plus encore, en tant que citation en permanence (tel un jeu méta-sémiotique entre le même et le différent), lui confère une forte valeur culturelle d’usage et l’inscrit aussi dans une dynamique transmédiatique, allant au-delà des possibilités technologiques de production et de diffusion.
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Notes
1 La « contrainte de répétition » dont parle Freud dans son ouvrage Au-delà du principe du plaisir (2010) se manifeste comme la répétition impulsive par l’individu afin de revivre les mêmes expériences.
2 En particulier Ellis dans son ouvrage Seeing Things: Television in the Age of Uncertainty (2000) distingue trois grandes époques dans l'évolution de la télévision: l'ère de pénurie, lorsque la plupart des systèmes de télévision comprenaient une ou deux chaînes, celle de disponibilité, caractérisée par de nombreuses chaînes et programmes et l’ère de l'abondance, promettant plus à tous les niveaux, dû aussi aux avancées technologiques.
3 Cette pratique, en particulier, a affaire avec la pratique de contre-programmation des chaînes qui consiste à suivre en permanence la programmation des chaînes concurrentes. Ainsi, quand, par exemple, il y a un match de football sur une chaîne qui est attendu de prévaloir sur les préférences d’une partie significative du public, on préfère sauvegarder la valeur (publicitaire) du produit télévisuel de cette concurrence.
4 La radiotélévision grecque ERT a fermé par Acte Législatif le 11 juin 2013.
5 « J’appelle donc hypertexte tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple […] ou par transformation indirecte : nous dirons : imitation ». Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Editions du Seuil, 1982, p. 16.
6 Voir, parmi d’autres œuvres de l’auteur, François Jost, « Le genre télévisuel. Du contrat à la promesse », Degrés 94, Paris, La Lecture, 1998, et « La sémiotique, entre autres », Revue Signata 2,Annales des sémiotiques/Annals of semiotics, Presses Universitaires de Liège, Sciences humaines, 2011.
7 Ceci n’étant pas une caractéristique du marché télévisuel grec. Les limites floues des saisons se manifestent, par exemple, dans le cas français, lorsqu'une nouvelle production commence sa transmission durant l’été.
8 Le fonctionnement de cette plateforme est suspendu après la fermeture de la radiotélévision publique, dans le cadre de restructuration de l’administration en Grèce à cause de la crise économique en juin 2013.
9 Voir le concept d’« utopie pragmatique » chez Jean Baudrillard, Mots de passe, Paris, Pauvert, 2000.
10 Nos propos ici n’engagent pas le débat entre « paléo » et « néo-télévision » introduite durant les années 80 par Umberto Eco (1983).
11 Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, dans leur ouvrage L’écran global. Du cinéma au smartphone, Paris, Editions du Seuil, 2007, parlent d’un écran-réseau (p. 329).
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