French Journal For Media Research

Aïssa Merah, Mohamed Bendahan et Nabila Aldjia Bouchaala

Entretien avec Alain Kiyindou sur le rapport entre les jeunes et les technologies appliquées à la culture numérique

Texte intégral

1Alain KIYINDOU est Professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’Université Bordeaux Montaigne. Il est directeur du laboratoire Médiation, information, communication et arts et titulaire de la chaire Unesco Pratiques émergentes des technologies et communication pour le développement. Il exercice aussi la fonction de Président d’honneur de la Société française des sciences de l’information.

2Il est l’auteur de plusieurs publications scientifiques, parmi lesquelles Les sciences de l’information et de la communication. Par-delà les frontières (L’Harmattan, Paris, 2016), Technologies de l’information et de la communication. Enjeux et usages pour le développement (Hermès Lavoisier, 2010), Les pays en développement face à la société de l’information (L’Harmattan, 2009). Alain KIYINDOU est co-fondateur, avec Gino Gramaccia et Christian Le Moёnne, de la Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication.


Quel est le rapport des jeunes aux technologies appliquées à la culture numérique ?

Les technologies numériques sont fortement ancrées dans la vie des 15-24 ans. A cet âge les jeunes explorent la vie et le numérique les y aident fortement en les faisant voyager, étendre leurs réseaux et en les divertissant. Ces outils dont certains sont devenus des "doudous numériques" les inscrivent fortement dans la catégorie des branchés, pour reprendre les termes de Francis Jaureguiberry. En effet, il existe une réelle différence entre les pratiques numériques des jeunes d'aujourd'hui et les générations précédentes. Le taux d’usage d’internet est plus élevé pour naviguer sur Internet, chatter sur Messenger, consulter les blogs, lire les mails, ou encore visionner des vidéos sur YouTube. Les nouvelles technologies jouent donc un rôle important dans les pratiques culturelles des jeunes, notamment dans l’accès aux produits culturels. Mais on voit émerger aussi une nouvelle forme culturelle adolescente liée au numérique. C'est à travers cette culture que se créent les nouvelles sociabilités.
Mais parler de jeunes de façon globale est quelque peu exagéré. Les jeunes ne se ressemblent pas tous dans la mesure où ils ne disposent pas des mêmes capacités financières, matérielles et culturelles. La diversité des appartenances sociales et des modes de socialisation dessine des parcours et des destins inégaux. Ceci nous amène donc à souligner les nombreux écarts qui peuvent exister entre les jeunes de Brazzaville et ceux de Madzia, les jeunes d’Alger et ceux de Jijel.

3Peut-on considérer l’évolution des pratiques et des consommations comme des déterminants des représentations ?

Les dispositifs numériques sont loin d'être des simples assemblages techniques. Le dispositif (et son corolaire l’appropriation du dispositif) est toujours lié aux conditions de possibilité (politique, économique, sociale, technique) propres à un contexte particulier. Ce qui est marquant dans ce domaine, c'est la vitesse à laquelle évoluent les pratiques de consommation. Les performances techniques y sont bien entendu pour quelque chose. On peut noter les impressionnants progrès réalisés dans le domaine de l’accessibilité. Rappelons qu’il y a à peine quelques années, il n'était pas possible d'accéder aussi rapidement à des documents vidéo et l’accès à une messagerie professionnelle nécessitait un investissement lourd notamment des serveurs, une salle dédiée et des ressources humaines importantes. Aujourd’hui, le cloud computing permet de minimiser ces investissements.
La voix sur IP a, quant à elle favorisé le développement des plateformes destinées à la communication interpersonnelle. Grâce à la VOIP, l’on peut appeler un correspondant habitant au niveau national ou à l’étranger en utilisant un accès Internet et les applications de VOIP. Les jeunes ne se lassent plus aujourd'hui de Viber, WhatsApp, Messenger, etc.
On peut évoquer aussi les gains en vitesse liés à la démocratisation de la large bande et la baisse des tarifs. Tous ces éléments permettent une navigation plus aisée et une régularité d'usage qui chez certains jeunes frisent l'addiction.
L'environnement numérique joue donc de plus en plus, un rôle majeur dans la construction sociale, culturelle, économique et politique des jeunes. Ils les aident à solutionner leurs problèmes, à conquérir le monde, à y vivre et à se le représenter.


Quel changement peut-on constater pour les fonctions symboliques des objets culturels pour les jeunes générations ?

Si au 19e siècle, la culture des jeunes se construisait principalement sur la base d'une focalisation sur la classe d'âge et à travers des rituels d'initiation, le développement des médias a, petit à petit, bouleversé la donne. À partir du XXe siècle, les jeunes trouvent dans les médias, un moyen d'échapper ou de mettre fin à leurs angoisses, une compagnie répondant à leur besoin de développement et de construction culturelle. Les objets culturels perdent petit à petit leur symbolisme quand ils ne sont pas numérisés, perdant ainsi l'essentiel de leur âme. Certains se les approprient d'ailleurs sans en comprendre le véritable sens. Le numérique fait aujourd'hui partie de l’identité des jeunes. Il est en quelque sorte devenu un code social et culturel qui impacte la vie culturelle des jeunes. Les objets numériques (téléphones, tablettes, ordinateurs) tendent à remplacer les objets culturels classiques. Ils participent au processus d’autonomisation des jeunes et ont par conséquent une forte valeur symbolique. Avec le développement des industries créatives, la culture prend un nouvel essor. Le jeu vidéo est au cœur de cet énorme marché. Mais si les serious games ouvrent des perspectives culturelles importantes, on s'interroge sur la capacité des jeunes à ne pas laisser leur représentation du réel se construire sur la base du virtuel. Il se pose ici la question de la socialisation qui est d'ailleurs liée à celle de la construction du sens. Le développement des Fake App n'arrange pas les choses d'où la nécessité de donner une nouvelle dynamique à l'éducation aux médias.


Comment les dispositifs numériques ont-ils induit la socialisation et par quel effet ?

La socialisation se définit le plus souvent comme l’apprentissage d’une conduite sociale, du vivre ensemble. Le numérique, à travers ses dispositifs participe au processus par lequel les jeunes s’approprient et intériorisent les normes, valeurs et rôles qui régissent le fonctionnement de la vie en société. Il permet de développer des relations sociales.
Très souvent la socialisation est pensée en termes d’inculcation et de soumission des jeunes aux impératifs sociaux. Mais, il convient, avec l’interactionnisme symbolique, de tenir compte du rôle actif des jeunes dans le processus de leur socialisation. La socialisation est donc à approcher comme un processus plus interactif or l'interactivité est justement la caractéristique principale des dispositifs numériques. C’est le contact et la référence aux autres qui permet à l’individu de se construire et là encore les réseaux sociaux sont une plateforme de confrontation à l'autre jusque-là inégalée.
Les réseaux sociaux proposent des modèles de comportements que le jeune peut imiter ou auxquels il peut s’identifier.
Il est à constater une vague de mouvement solidaire prenant appui sur internet avec notamment les dispositifs de crowd founding dont les fonds sont destinés à une cause humanitaire, sociale ou environnementale. Cet élan de solidarité est à mettre en lien avec une nouvelle forme de citoyenneté qui dépasse les frontières nationales pour devenir tout simplement mondiale.
Les jeunes sont de plus en plus des « cyber citoyens » actifs, éclairés et responsables. En Afrique comme ailleurs, le numérique semble devenir la matrice qui permet de penser et d’organiser les actions pour une meilleure condition humaine.
Mais des questions se posent notamment sur l'influence du numérique qui, tout en contribuant à la socialisation des jeunes, peut devenir aussi un facteur de désocialisation. Il n'est pas simplement question d'évoquer ces nombreux jeunes de par le monde qui ne s'y retrouvent pas soit par ce que les contenus ne leurs sont pas adaptés, soit parce que les moyens financiers et matériels ne favorisent pas leur inclusion. Il est aussi judicieux de questionner le fameux lien social qui a souvent été associé au numérique. En effet, les dernières années ont vu l’émergence de plateformes numériques qui se positionnent sur le lien social en ce sens qu'elles ont pour but de favoriser les sociabilités de proximité, de renforcer la convivialité et de développer des formes de solidarité et d’entraide. Cependant, le numérique s’est également distingué par sa capacité à reproduire ou à renforcer les fragmentations et exclusions sociales. On constate l’enfermement des individus de profils similaires dans des cercles affinitaires ainsi qu'une apparente fragilisation de la socialisation familiale. Le temps familial n'est plus strictement collectif. Le cyber harcèlement est un autre phénomène qui touche largement les jeunes et s'ajoutent à toute autre forme de comportements criminels liés au numérique.


La diversification en modalités et en acteurs de prescription a-t-elle eu un rôle dans la configuration des rapports des jeunes à la culture ?

Le numérique a engendré la multiplication de plateformes destinées à la culture des jeunes. Parallèlement sont apparus de nouveaux prescripteurs qui sans parfois être qualifiés expertisent et conseillent sur les choix culturels. C'est justement ce statut d'amateur qui séduit les jeunes, mais aussi les modalités de prescription qui sortent des cadres classiques reconnus par leur rigidité. Si les prescripteurs culturels ont autant de succès, c’est aussi en raison de la nature même des biens culturels marqués par la réputation de leur créateur, mais dégageant une certaine puissance émotionnelle difficile à mesurer de façon objective. Le culturel s'inscrit lors dans le registre de la subjectivité, de la construction de sens, de l'émotion, champs sur lesquels les jeunes sont facilement influençables.
Avec l'intelligence artificielle se développent des systèmes de recommandation algorithmique, sorte de prescripteurs virtuels qui après analyse des profils proposent des produits adaptés au gout et aux besoins des jeunes. Mais malgré leur sophistication, ces applications n'arrivent pas à concurrencer les prescripteurs amateurs qui sur YouTube, fascinent de nombreux jeunes. Si certains sont spécialisés dans un domaine précis, la plupart d'entre eux abordent des sujets variés et disparates et donnent non pas une expertise, mais un avis parfois déguisé en expertise et que les jeunes suivent, trop souvent sans distance critique. Ces nouveaux critiques touchent de vastes audiences au point que certaines industries culturelles sont obligées de composer avec eux, les transformant ainsi en support marketing.
Il est toutefois difficile de saisir l'impact réel de ces prescripteurs en termes de rapport à la culture, puisque, comme nous le savons tous, le jeune est capable de résistance.


Comment les TICs reconfigurent-elles les rapports des jeunes à la culture dans les pays des Suds ?

Les technologies de l'information, par leur ouverture au monde, ont permis aux jeunes Africains de sortir de l'isolement culturel lié au manque de structures dédiées. Dans leurs pays, les bibliothèques sont peu nombreuses et peu fournies. Les salles de cinéma sont dans les petites villes quasi inexistantes, etc. Les technologies de l'information et de la communication notamment par le biais du smartphone leur ouvrent l'accès à des bibliothèques internationales et à des banques de données diverses. Toutefois, cette ouverture accentue la concurrence entre la culture occidentale et la culture locale rappelant ainsi le risque de globalisation culturelle.

Pour citer ce document

Aïssa Merah, Mohamed Bendahan et Nabila Aldjia Bouchaala, «Entretien avec Alain Kiyindou sur le rapport entre les jeunes et les technologies appliquées à la culture numérique», French Journal For Media Research [en ligne], Browse this journal/Dans cette revue, 12/2019 Rapport (s) des jeunes à la culture à l’ère du numérique aux Suds, mis à jour le : 12/11/2019, URL : http://frenchjournalformediaresearch.com/lodel-1.0/main/index.php?id=1883.

 

 

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